Le Diable au XIXe siècle/IX

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 141-155).

CHAPITRE IX

Un sabbat palladique indien.




Il nous restait encore trois temples à visiter : le Temple du Pélican, celui de l’Avenir, et celui du Feu. Après quoi, on irait « sauver des âmes » dans la plaine de Dappah, conformément au programme de toute grande solennité palladique indienne ; un véritable sabbat, dont les horreurs dépassent celles de la sorcellerie du moyen-âge, est en effet la clôture obligatoire de ces soirées infernales.

Les cinquième et sixième temples ne méritent aucune description spéciale ; ils sont décorés à la mode des locaux maçonniques ordinaires, sauf que, dans le premier de ces deux sanctuaires, il y a, à l’orient, un autel dont l’idole est un pélican blanc, le pélican classique, qui, d’un coup de bec, se déchire la poitrine pour nourrir de son sang ses petits ; ceux-ci, en maçonnerie, sont toujours au nombre de sept, pour rappeler les sept lettres dont le nom de Lucifer est composé. Ce pélican est adossé à une croix portant à l’intersection de ses bras l’inévitable rose rouge épanouie. En outre, ici, derrière la croix, se trouve un compas ouvert, dont les deux pointes reposent sur un quart de cercle, où sont incrustées onze grosses pierres précieuses ; on n’a pas oublié que onze est le nombre cabalistique luciférien.

La station au Temple du Pélican fut assez courte. Nous eûmes à subir un discours d’un officier anglais sur la charité maçonnique, discours qui comporte bon nombre d’allusions passablement immorales et dont les dévadasis présentes ne sourcillèrent point. La harangue terminée, les chevaliers éléémosinaires circulèrent dans la salle, l’adjetaka à la main ; on nomme ainsi, en tenue palladique, le tronc qui sert à faire la quête, appelé « tronc de la veuve » dans les loges de la plupart des autres rites. Le produit de la collecte est censément affecté à soulager les infortunes des adeptes malheureux ; en réalité, il sert, comme les cotisations, à payer les frais de culte et de propagande.

Le Temple de l’Avenir est ainsi nommé, parce qu’il est exclusivement réservé aux séances de magie divinatoire. Une jeune dévadase, la sœur Indra, s’assit sur un trépied en fer ; le frère Walder la magnétisa. On enfonça de longues épingles dans les bras nus de la prophétesse, sans que le sang coulât, sans que les muscles eussent la moindre contraction, sans que son visage trahît la moindre souffrance. Puis, à la ronde, on lui posa des questions.

Il est inutile que je reproduise les nombreuses demandes et réponses de cette soirée. Chacun avait le droit d’interroger la dévadase magnétisée. C’étaient surtout les Indiens qui la questionnaient, et leurs demandes avaient trait à des renseignements particuliers, intimes même, qui n’avaient d’intérêt que pour eux.

Je m’approchai à mon tour de la sœur Indra, et, lui faisant toucher mon cordon du rite de Memphis, à moi délivré par le grand hiérophante de Naples, je lui posai la question suivante :

— Quelle est la profession de la personne de qui je tiens cet objet ?

La dévadase me répondit sans aucune hésitation :

— Cette personne est un frère, qui, dans le monde profane, exerce la profession de maître d’armes.

Pessina, en effet, donne des leçons d’escrime ; c’est, après la maçonnerie, la principale corde qu’il a à son arc.

— Voyez, continuai-je, voyez ce frère hier ; trouvez où il était à quatre heures de l’après-midi, et dites ce qu’il faisait.

Indra se recueillit quelques instants. Après une minute environ de silence, elle dit :

— J’ai franchi les mers. Je suis dans une ville italienne, au pied d’un volcan. Je vois l’homme dans sa chambre ; il écrit. Il porte une large chemise flottante, rouge. Il cachète sa lettre ; il met l’adresse sur l’enveloppe. Il se lève. Il est bien quatre heures de l’après-midi à la pendule qui est sur la cheminée de la chambre.

— Lisez, fit Walder, ce qui est écrit sur l’enveloppe de la lettre.

La dévadase se pencha, comme si elle était réellement dans la chambre de Pessina, auprès de la table où il écrivait la veille. Elle dit ensuite, ayant l’air de lire :

Cavaliere Vincenzo Ingoglia, Castelvetrano, Sicilia.

Plus que tous les autres, j’étais frappé de la précision de la réponse de la sœur Indra. Il est parfaitement exact que Pessina, ancien officier garibaldien, porte toujours, et surtout chez lui, la fameuse chemise rouge. En outre, j’ai su, depuis, que le grand hiérophante italien du rite de Memphis compte parmi ses meilleurs amis le chevalier Ingoglia, professeur de sciences naturelles, à Castelvetrano, et l’un des membres actuels de son état-major maçonnique.

Le frère Walder me demanda si j’avais d’autres questions à poser.

— Non, répondis-je, je suis satisfait.

Un assistant, un des Anglais, voulut interroger la dévadase.

— Puisque vous êtes en Italie, fit-il, transportez-vous à Rome.

— M’y voici, dit Indra, après quelques secondes.

— Voyez ce que faisait hier, toujours à quatre heures, le pape de la superstition ; pénétrez dans le Vatican.

Indra eut un tressaillement par tout le corps ; puis, elle porta les deux mains à son front ; ensuite, elle les agita en avant, comme si elle essayait de se débarrasser d’un obstacle, de traverser quelque chose qui s’opposait à elle.

— Je ne puis pas ! je ne puis pas ! cria-t-elle.

Les assistants se regardérent, décontenancés.

— Malédiction ! fit Walder avec colère. Les prêtres d’Adonaï sont toujours protégés contre nous. Il est inutile d’insister ; j’ai fait cent fois, mais vainement, cette expérience.

Et il proféra un épouvantable blasphème.

Cet incident, qui avait jeté un froid, mit fin aux interrogatoires. Walder réveilla la dévadase, et nous nous rendîmes au Temple du Feu.

Ce sanctuaire, qui a, comme les six autres, la forme d’un parallélogramme, se distingue d’eux extérieurement par un cône tronqué qui traverse la toiture et remplit l’office d’une immense cheminée, d’où sortent de hautes flammes, ainsi que d’un cratère, les nuits de tenue palladique. Intérieurement, les murs de la salle sont sans aucun ornement, peints en rouge sang-de-bœuf ; le centre du local est occupé par l’énorme four conique dont une partie du sommet s’aperçoit au dehors ; ce four, en pierres dures et massives, n’a pas moins de cinq mètres de diamètre, et comporte sur un seul côté une ouverture large de deux mètres, permettant de voir une monstrueuse statue de Baphomet en granit, qui est au milieu, toute noire et comme calcinée. Ce qui particularise encore ce sanctuaire, où l’on a accès par un couloir souterrain venant du Temple de l’Avenir et débouchant à quelque distance du four, c’est que, par quelques portes[illisible], donnant sur le plateau, ou peut aller et venir en plein air ; mais seuls les lucifériens et leurs visiteurs privilégiés ont la possibilité d’effectuer des promenades sur le plateau, attendu que le rocher servant de base aux sept temples est taillé à pic et ne saurait être escaladé ; il faut, de toute nécessité, pénétrer par le premier souterrain gardé par les sicks, dont j’ai parlé plus haut. Toutefois, si nul être humain n’a la faculté de promener en ces parages, sans la permission des initiés, en revanche, les bêtes sauvages et les reptiles y circulent librement, du moins jusqu’à ce Temple du Feu où ils n’ont qu’à entrer, mais sans aller au delà ; car l’orifice du couloir qui met le sixième et le septième sanctuaires en communication, est solidement fermé par une lourde trappe toute recouverte de fer. À côté de l’édifice, se trouvent deux vastes magasins où sont entassées les provisions de bois et de combustibles nécessaires pour le feu sacré des nuits rituelles.

Lorsque nous arrivâmes par l’escalier du couloir souterrain, les servants avaient déjà allumé le feu, qui flambait formidable, avec rage, entourant le Baphomet de pierre ; sur le bois qui pétillait, craquait, dans les flammes qui hurlaient en un bruit sinistre, on jetait, pour les raviver encore, des essences, et c’était un crépitement infernal, une échappée de gaz qui brûlaient en se tordant comme des serpents de feu, et de ce foyer s’élevaient vers le ciel, par l’ouverture supérieure du cône, des gerbes d’étincelles et des torrents de fumée, coupés, par intervalles, de reflets sanglants, de zigzags rouges à travers l’espace sombre, dans les ténèbres nocturnes.

Bientôt, les murailles de pierre du four devinrent rouges elles-mêmes, ainsi que le Baphomet du centre qui était incandescent et semblait un colossal démon au milieu de son élément naturel, ricanant au sein de cette fournaise fantastique. Les assistants s’éloignaient autant que possible du foyer, suffoqués, à demi-cuits, se tenant auprès des portes ouvertes qui donnaient sur la campagne.

À un signal du grand-maître, tous se mirent à pousser des cris stridents, incohérents, des clameurs de véritables aliénés, tandis que les maîtres des cérémonies frappaient à tour de bras, et d’une façon désordonnée, sur des gongs suspendus entre des poutres, à l’extérieur du temple. Tout cela faisait un vacarme insensé, et les flammes, qui atteignaient maintenant une hauteur considérable à leur sortie de la fournaise, répandaient une immense lueur d’incendie, qui devait s’apercevoir de très loin.

Cette pratique n’existe que dans le palladisme indien ; je ne l’ai retrouvée nulle part. Elle a pour but, disent les lucifériens de ces contrées, d’attirer les âmes qui vagabondent à travers la campagne, les lumières de ce brasier devant les guider, les conduire autour du sanctuaire, les pousser à s’en rapprocher, en un mot, comme la lueur d’un phare attire les oiseaux. Au contact de ce feu qui symbolise Brahma-Lucif, toutes ces âmes refroidies par la mort et flottantes dans l’atmosphère devaient se réchauffer, revenir à elles-mêmes, et se verser invisibles dans le sein du dieu suprême, esprit et roi du feu.

Cependant, le foyer d’ignition continuait à être entretenu au plus haut degré par les huiles aromatiques, les bois, les charbons, la résine et les essences que les servants y versaient toujours sans se lasser, et c’était réellement une admirable horreur que nous avions sous les yeux ; c’était un étonnant spectacle que celui de ce gigantesque phare de l’enfer, étincelant dans l’obscurité, soleil étrange de l’esprit des ténèbres.

Et, tandis que nous étouffions de chaleur auprès de la fournaise, malgré l’air du dehors qui entrait par les ouvertures du temple, au loin des animaux sauvages accouraient : bandes de chacals, qui, étonnés et attirés en même temps, s’arrêtaient et se tenaient prudemment à distance, dans une coulée de lumière rouge qui leur lustrait le poil, et qui aboyaient, hurlant furieusement, eux aussi, comme s’ils cherchaient à se mettre à l’unisson avec les clameurs du feu et de l’assistance en proie à un accès de frénésie ; chauves-souris et vampires, qui tournoyaient au-dessus, haut d’abord, et puis, qui, aveuglés peu à peu par la lumière ou suffoqués par la fumée âcre, rétrécissaient leur cercle de vol devenu plus mou et plus incertain, jusqu’à tomber enfin, en poussant un cri plaintif, aigu, déchirant, par gros paquets, dans le four où ils se consumaient en un instant, avec un bruit de grésil et un relent nauséabond ; sans compter les insectes et les bestioles de toute espèce, par myriades, gros phalènes, papillons de nuit de tout ordre, dont les légions tourbillonnaient en bruissant autour du feu, montant et descendant en spirales immenses, dans un continuel va-et-vient, reflétant dans l’épaisseur du nuage qu’ils formaient les lueurs du brasier.

Sans lassitude aucune, les maîtres des cérémonies battaient les gongs, les martelant à coups de poing, tandis que les assistants continuaient leur charivari désordonné de hurlements qui n’avaient rien d’humain, les Indiens surtout bramant comme seuls ils savent le faire, avec des notes perçantes, auxquelles répondaient dans le lointain la clameur des chacals et ici le formidable crépitement du feu. C’était vraiment à réveiller les morts, si l’on peut s’exprimer ainsi.

Mais il y a une fin à tout. Les coups de gongs et les vociférations s’arrêtèrent, sur un signe du grand-maître, et un silence complet succéda brusquement à tout ce tapage. Une forme noire venait de sauter au milieu de nous, étant entrée par une des ouvertures extérieures du temple ; cela allait et venait, courait, bondissait tout autour du four ; puis, cela s’arrêta.

Nous regardâmes. C’était un gros chat sauvage, énorme, tout noir, le poil hirsute, les yeux hagards, flamboyants. À présent, il miaulait sur un ton lugubre.

— Une âme ! une âme ! dirent quelques voix dans l’assemblée.

De fait, les Indiens qui se trouvaient là croyaient sincèrement être en présence d’une âme réincarnée.

Le chat miaulait de plus belle, misérablement, jetant de côté et d’autre des regards effarés. Le grand-maître fit un pas vers lui. Voyant en lui un agresseur, l’animal s’arc-bouta, souffla de cette façon particulière qui témoigne son irritation et qui rappelle le bruit d’un siphon d’eau gazeuse finissant de se vider, et tout son poil se hérissa davantage.

— Par Moloch, Astaroth, Baal-Zéboub et Lucifer ! s’écria le grand-maître ; chat, si tu es vraiment chat, reste chat ; mais, si tu es âme réincarnée, deviens âme libre ; le feu sacré t’attend, qui te réunira définitivement à notre dieu…

L’animal n’eut pas l’air de comprendre. Il regardait l’officiant d’un air tel, que celui-ci en fut effrayé et ne put s’empêcher de reculer instinctivement. Puis, tendant l’index vers le félin, il prononça rapidement des paroles mystérieuses. Mais le chat se tenait toujours sur la défensive, siphonnant du gosier avec colère, ses yeux louchant d’une façon des moins rassurantes.

Alors, le grand-maître fit un geste à l’un des Indiens. L’homme se dévoua, se précipita sur la bête affolée et furieuse, et s’en empara au prix de terribles égratignures ; car l’animal gros et vigoureux opposait une résistance désespérée. Enfin, l’Indien, dont la poitrine et le visage ruisselaient de sang sous les coups de griffe, parvint à asséner, sur la tête du malheureux chat, condamné à mort par une superstition ridicule, un coup de poing qui l’étourdit un moment. Le grand-maître officiant profita aussitôt de cet étourdissement passager ; sur son ordre, le chevalier grand-lieutenant prit le chat par la peau du cou et le bas de l’échine, et, le balançant d’abord, il le lança dans la fournaise. Incontinent, la pauvre bête rissola, en nous jetant un dernier regard furibond et en faisant retentir un grand cri.


Le chevalier grand-lieutenant lança le chat noir dans la fournaise ; d’après le rite indien, il rendait libre ainsi une âme réincarnée.

C’était fait. Ces Indiens cruels et imbéciles, dont les croyances stupides et le fanatisme sont entretenus avec soin par les Anglais protestants et francs-maçons, venaient, pensaient-ils, de libérer une âme emprisonnée dans le corps d’un animal et de la réunir à leur dieu.

Le grand-maître attendit quelques instants encore, pour voir si quelque âme de ce genre viendrait ; aucun autre animal ne s’aventura dans le temple, malgré le silence dans lequel l’assemblée persista, et force fut de lever définitivement la séance. On partit, laissant le feu s’éteindre de lui-même.

Néanmoins, la solennité n’était point terminée ; il nous restait encore à rendre visite au charnier de Dappah ; la, on devait « sauver des âmes », non plus isolément, mais en grand nombre.

J’ai déjà montré, en quelques mots, ce qu’est la plaine de Dappah ; pourtant, il est nécessaire d’en reparler, pour de plus complètes explications.

Nous n’étions pas bien loin de ce désert pestilentiel. C’est un terrain plat, d’une étendue invraisemblable, aride, transformé en marécage boueux pendant la saison des pluies et en champ de poussière durant la saison sèche. Là sont jetées pêle-mêle toutes les immondices de Calcutta et des environs ; immondices de choses comme immondices humaines, tout va là en dernier ressort. Les animaux et les hommes y pourrissent côte à côte, entremêlant leurs ossements dans une inexprimable confusion. Aussi loin que la vue s’étend, elle ne rencontre que des amoncellements de cadavres et de charognes, déversés au hasard des tombereaux.

Ce gigantesque charnier, on le conçoit, répand une odeur épouvantablement fétide ; il faut avoir le cœur chevillé pour s’en approcher, et, à plus forte raison, pour y pénétrer. Il est de toute évidence que c’est bien là un endroit diabolique, une de ces solitudes sans bornes de la mort comme l’imagination la plus délirante d’un fou n’aurait jamais osé en concevoir. Et voilà des centaines et des milliers d’années que cela dure, voilà des siècles que ce colossal dépositoire de pourritures empoisonne l’air par émanations contagieuses et l’eau par souterraines infiltrations également corruptrices, sans que les gouvernements aient songé à intervenir au nom de l’hygiène générale du globe. C’est à Dappah que se trouve le réservoir, le conservatoire des maladies épidémiques, peste et choléra principalement, qui par intervalles s’échappent comme par bouffées et s’abattent sur le monde épouvanté. Dappah est, en résumé, l’infect et formidable laboratoire, à découvert, où Satan, l’ange de la mort ignominieuse, mélange, pétrit, cuisine les maladies horribles et meurtrières qui lui permettent de décimer, de faucher, en coupes sombres, l’espèce humaine tant détestée par lui ; de Dappah, il déchaîne tous les fléaux, au moyen desquels il assouvit sa haine contre les créatures de Dieu.

Or, ces réflexions venaient à mon esprit, pendant que, suivant la bande et ne me préoccupant pas de la longueur du chemin, je m’acheminais vers ce lieu maudit, ayant quitté tous ensemble les sept temples de Mahatalawa.

Les frères Hobbs et Cresponi me tenaient compagnie. Ils m’expliquaient que nous allions, à la clarté de la pleine lune, former « la chaîne magique » avec les cadavres de la plaine de Dappah.

Ici, il convient de préciser et de faire connaître la théorie des occultistes, pour la vouer au mépris et à l’indignation des honnêtes gens.

Selon Hobbs, qui m’exposait le système, d’accord en cela avec tous les professeurs de cabale, il existe un grand agent magique appelé « lumière astrale », que les anciens alchimistes désignaient sous le nom d’azoth et de magnésie ; et cette lumière astrale, émanation de la divinité luciférienne, constituerait une force occulte, unique et incontestable, qui serait la clef de tous les empires spirituels, le secret de toutes les puissances surnaturelles. Posséder cette force, c’est être apte à accomplir des prodiges ; savoir s’emparer de cet agent, c’est être dépositaire de la puissance divine elle-même ; toute la magie réelle, effective, est là.

Il s’agit, pour le mage, de concentrer la lumière astrale, pour la projeter ensuite. Les lucifériens expriment cette loi mystérieuse en ces termes : fixer et mouvoir. Le grand architecte de l’univers, disent-ils, a donné pour base et pour garantie au mouvement la fixité ; le mage doit agir de même.

Ils ajoutent que leur Dieu Bon a, il est vrai, ses prédestinés, — telle, par exemple, Sophie Walder, — dont la nature est, dès la naissance, tout imprégnée, remplie de cette lumière astrale, et qui peuvent, par conséquent, sans le moindre effort, opérer des miracles. Ces prédestinés de Lucifer n’ont pas besoin de travailler à concentrer en eux la puissance occulte ; elle y réside à l’état latent ; ils sont des foyers de force surnaturelle, et cette force se dégage d’eux, se répand, par leur simple volonté.

Au contraire, les hommes ordinaires, les non-prédestinés, ceux qui se sont donnés à Lucifer et qu’il a adoptés, ceux-là ont l’obligation de recourir à divers procédés pour rassembler, accumuler en eux la lumière astrale, afin de la répandre. C’est en s’isolant qu’ils accumulent, et c’est au moyen de la chaîne magique qu’ils répandent.

La première condition de l’isolement en occultisme, c’est d’avoir à jamais affranchi son âme de l’influence d’Adonaï, de la maintenir dans une indépendance absolue et dans la haine de la superstition (lisez : de la religion catholique), et d’être toujours prêt à entrer dans le royaume éternel du feu (lisez : l’enfer). La seconde condition, c’est d’avoir immolé, tué son cœur, c’est-à-dire d’être incapable d’aucune affection terrestre. Avec cela, on est un mage parfait, et l’on accumule en soi la lumière astrale.

Une fois que, soit par prédestination, soit par adoption luciférienne, on possède la force occulte, les prédestinés à l’état latent, les adoptés suivant l’importance de leurs œuvres, on peut établir un courant magnétique, c’est-à-dire répandre cette force par une chaîne de gens en harmonie d’idées avec le dépositaire de ladite puissance. En d’autres termes, la chaîne magique, formée d’individus qui veulent participer à une œuvre d’occultisme, est la mise en circulation de la force surnaturelle émanée de Lucifer ; cette force circule comme un fluide électrique et produit les résultats prodigieux désirés, avec plus ou moins de succès selon le plus ou le moins de coopération intellectuelle des anneaux de la chaîne.

La chaîne d’union, qui se fait dans les loges de la maçonnerie vulgaire, est une préparation à la chaîne magique des arrière-loges de l’occultisme.

La loi des courants magnétiques, disent tous les cabalistes, est celle du mouvement même de la lumière astrale ; ce mouvement est toujours double et se multiplie en sens contraire. Tel est l’axiome des mages. Il est bien entendu que je ne fais que répéter ; je dénonce purement et simplement ces infernales pratiques.

En somme, le mage de l’occultisme est ni plus ni moins un possédé du démon, et un possédé volontaire, conscient. La chaîne magique n’a été imaginée que pour faire circuler l’émanation luciférienne. Si, par impossible, un catholique fermement croyant, aimant Dieu, le seul vrai Dieu, se trouve dans une pareille société, accidentellement, et forme un des anneaux de la chaîne, la circulation n’a plus lieu, il l’arrête, aucun prestige diabolique ne peut être opéré. Ce catholique pourra être témoin d’un prestige, s’il est en dehors de la chaîne, et encore il arrivera souvent que sa présence entravera l’opération ; infailliblement l’opération avortera, si en lui-même il invoque Dieu. Les chefs occultistes le savent bien ; c’est pour cela qu’ils ne laissent pénétrer dans leurs assemblées des hauts grades que les personnes dont ils sont absolument sûrs.

Ayant été mis au courant de cela, j’ai toujours évité, — chaque fois que cela m’a été possible sans éveiller les soupçons, — de me mêler à une chaîne magique. Il est cependant des cas où il n’y avait aucun inconvénient pour moi à être un des anneaux : c’est lorsque le prodige demandé n’était pas de nature visible ; alors, on ne pouvait constater si l’opération avait réussi ou non.

Ainsi, dans la plaine de Dappah, même après les explications du frère Hobbs, il me fut indifférent de participer à la chaîne ; le prodige demandé était le fait d’une superstition absurde, n’entrainant aucune constatation à faire. L’opération consistait en ceci : nous avions parmi nous sept médiums lucifériens, ayant le haut grade de Mage Élu, accumulateurs de lumière astrale ; il s’agissait, par une chaîne magique, alternativement composée de morts et de vivants, de faire passer dans les cadavres l’émanation de l’esprit du feu ; en supposant cette circulation réalisable, en pense qu’il m’importait bien peu de l’entraver ; qui pourrait voir si ce courant de magnétisme infernal était ou non interrompu. Le seul désagrément pour moi serait d’être placé entre deux cadavres ; c’était une répugnance nouvelle à vaincre ; les nécessités de mon enquête l’exigeaient.

Nous cheminions donc, tout en causant, dans la direction de Dappah, à la lumière des torches dont nous étions munis. Il était alors minuit passé. L’odeur caractéristique du charnier m’arrive tout à coup, dans une bouffée d’air. Nous approchions.

Les chefs s’arrêtèrent bientôt ; nous étions parvenus aux confins de la plaine. Le ciel s’était couvert de nuages noirs, derrière lesquels la lune avait totalement disparu, et qui couraient bas sous un vent lourd. La lueur rouge du Temple du Feu s’était éteinte à l’horizon. De temps en temps, quelques gouttes d’eau larges et tièdes, presque chaudes, tombaient sur nous, tandis qu’un éclair balafrait les nuages, illuminant de sa clarté livide les ossements blancs et des amas putréfiés noirs, entrevus ainsi par brusques échappées.

Je me tamponnais le nez et la bouche, pris à la gorge par cette puanteur, anhélant et à demi asphyxié. Mes compagnons, par contre, n’avaient pas l’air incommodés du tout ; entre eux, ils causaient plus tranquillement que jamais, gaiment même, sans paraître le moins du monde émus ; ils se sentaient chez eux, dans un des domaines préférés de leur maître ; pareils aux vautours, aux corbeaux, aux hyènes, aux chacals et autres animaux qui vivent de charogne, la charogne, par un privilège infernal, était sans danger pour eux, inoffensive, ne les rendait pas malades, ne les empoisonnait pas.

Nous reprîmes alors notre marche, un bon bout de temps encore, enjambant maintenant les cadavres, buttant contre, donnant à tout instant, sans le vouloir, des coups de pied dans les crânes dénudés, qui roulaient à terre avec un éclat sec ; par terre aussi, des lambeaux de chair, détachés par la putréfaction, grouillaient, et il fallait bien marcher là-dedans ; des milliers et des milliers d’yeux, sortis des orbites, jonchaient le sol et semblaient nous regarder passer, glauques et ternes, dont quelques-uns, pourris déjà, formaient une bouillie innommable, affreuse à voir.

Enfin, nous parvînmes à l’endroit choisi pour le sabbat palladique. Une sorte de monticule a été construit par les adeptes indiens, surgissant à quelques pieds seulement au-dessus du niveau du terrain plat, bâti, avec des fragments de rochers apportés là, dans un mortier de sable et d’ossements humains ; au sommet, il y a une large pierre, qui a toutes les apparences d’un dolmen.

Au sortir du Temple du Feu, chacun avait retiré ses insignes, pour tout le cours de la pérégrination ; le grand-maître lui-même avait laissé là-bas sa tunique, sa couronne et sa coiffe égyptienne ; par contre, un des Indiens, de haute taille, un vrai géant, avait emporté dans un paquet une vaste robe blanche, à manches larges et flottantes, et une énorme tête de bouc, en carton durci, dans le genre des grosses têtes dont se servent les saltimbanques en Europe pour les parades foraines.

On s’arrêta. Les torches furent plantées dans le sable qui recouvrait le monticule. Chacun se revêtit de ses insignes, le grand-maître mettant seulement le cordon de son grade dans le rite.

— Nous voici rendus au lieu vénéré de nos derniers mystères, dit le grand-maître. Très illustre chevalier grand lieutenant, quelle heure est-il ?

— Onze heures, très illustre et sublime grand-maître, fit une voix parmi nous.

En réalité, il était bien minuit et demi, au moins ; mais, quand on ouvre une séance palladique, il est toujours censé onze heures, sauf aux grades de Mage Élu et de Maîtresse Templière.

— Quel âge as-tu ? reprit le grand-maître, s’adressant au frère qui avait répondu.

— Trois fois onze ans.

— Quel zèle t’anime ?

— Je brûle du feu sacré.

— Qui es-tu ?

— Fils par adoption de Celui qui peut tout.

— D’où viens-tu ?

— De la flamme éternelle.

— Où vas-tu ?

— À la flamme éternelle.

— Quel est ce feu sacré dont ton âme brûle ?

— C’est le feu divin, le feu qui donne la vie aux êtres animés et qui régénère la nature tout entière.

— Puisque tu le possèdes en toi, ce feu divin, peux-tu le diriger et le répandre ?

— Le feu sacré de notre Dieu est dirigé par la volonté des hommes purs ; l’initié étend la main, et les souffrances s’apaisent ; l’adepte vivant s’unit aux profanes morts, et son âme passe dans les cadavres pour les réchauffer, les sauver d’Adonaï et transmettre leurs esprits à Lucifer.

— Comment opérerons-nous pour sauver des âmes ?

— Par la chaîne magique.

— En vertu de quelle loi ?

— Les étoiles se parlent, l’âme des soleils correspond avec le soupir des fleurs, des chaînes d’harmonie font correspondre entre eux tous les êtres de la nature.

Kharab.

Kether-Malkhuth.

— Puisqu’il est bien onze heures, conclut le grand-maître, nous déclarons ouverts les derniers travaux de nos mystères palladiques. À cette heure sainte, les ailes des génies s’agitent avec un bruissement mystérieux ; ils volent d’une sphère à l’autre et portent de monde en monde les messages de notre Dieu… À moi, mes frères ! Que la chaîne magique accomplisse le salut des âmes !…

Amen, répondit l’assistance d’une seule voix.

Alors, une scène abominable se passa. Tous les Indiens, qui étaient parmi nous, se répandirent dans la plaine, et, au bout de peu d’instants, je les vis revenir, traînant chacun quelque chose après lui. Ce quelque chose était un cadavre, frais encore et jeté probablement là le matin ; il y en avait que les vautours et les rats avaient déjà commencé à déchiqueter et à ronger, et dont les faces hideuses semblaient ricaner funèbrement.

On plaça ces cadavres en cercle autour du monticule, en les faisant craquer, en les brisant même pour les asseoir sur le sol, le dos tourné à la grande pierre centrale, sur laquelle grimpe l’Indien colosse, après s’être affublé de la tête de bouc et de la longue robe blanche qui lui descendait jusqu’aux pieds. À notre tour, nous nous rangeâmes de la même façon que les cadavres, formant avec eux une chaîne alternée d’un vivant et d’un mort. Pour maintenir les morts droits sur leur séant, nous les tenions par le corps, nos bras passés derrière leur dos, la main gauche saisissant à l’épaule le cadavre de gauche, la main droite saisissant à la taille le cadavre de droite.


La chaîne magique, de vivants et de cadavres alternés, ou le sabbat palladique dans la plaine de Dappah.

Cette scène épouvantable était éclairée par les torches plantées dans le monticule ; l’Indien à la tête de bouc avait, en outre, deux torches, qu’il agitait en l’air, debout, lui, sur la grande pierre.

— Que le feu sacré, cria le grand-maître d’une voix retentissante, que le feu sacré, accumulé en l’esprit de nos frères Mages Élus ici présents, se répande par les anneaux de notre chaîne pour réchauffer l’esprit des morts ! Que nos âmes pures circulent et purifient les âmes des profanes trépassés ! Que le courant du magnétisme divin sanctifie les cadavres impurs ! Et que leurs esprits, sauvés par le contact de nos âmes d’adeptes, aillent enfin se confondre dans le sein de notre Dieu pour le glorifier à jamais !

Il y eut un moment de silence. Puis, le grand-maître clama encore :

— Frères, le feu sacré se répand en un courant divin ; la circulation des âmes est établie ; prononçons tous en chœur la formule magique du salut éternel.

Ce fut alors une vocifération générale de damnés :

« — Hémen-Étan ! Hémen-Étan ! Hémen-Étan !… El-ati-Titeïep !… Azia-Hyn !… Tou-Minosel-Akhadon !… Vay, vaa, Eyé !… Aaa-Eyé-Exe !… Aël-el-el-el-ahy !… Hau ! hau ! hau ! hau !… Va ! va ! va ! va ! va ! Chavajoth !… Berkaïac ! Asaradec ! Akibeek ! Amasarae !… Bagdal ! Vhnori !… Iadara ! Bagdal ! Satâaran !… Thopheth-Moloch !… Féix-féax ! Astaroth !… Tarabahtak-Bérith ! Raya-Néder ! Baal-Zéboub el Isis !… Schem-Ham-Phorasch ! Alpha-Oméga ! Athoïm-Olélath ! Lucifer ! Lucif ! Lucifer !… Vay, vaa, Eyé !… Aël-el-el-el-ahy !… Néroë-Ciméleth-Hémen-Étan !… Gamaoul-perchava !… Ay-Oël ! Lucifer in æternum ! »

Cette formule magique fut répétée encore dix fois ; aux intervalles, on s’arrêtait seulement une demi-minute pour reprendre haleine.

— Frères, cria enfin le grand-maître, les âmes des profanes morts sont purifiées ; nos frères Mages Élus ici présents recueillent maintenant les esprits auxquels nous venons d’assurer le salut éternel, et ils vont les envoyer à notre Dieu… Rompez la chaîne !

À cet ordre, on abandonna avec ensemble les cadavres, qui, n’étant plus maintenus, retombèrent couchés sur le sol, et nous nous levâmes tous, nous retournant vers le monticule. Les sept Mages Élus, qui faisaient partie de l’assemblée, parmi lesquels Walder, Hobbs, Cresponi et le grand-maître officiant, se détachèrent et vinrent se placer en un seul groupe, au pied de la grande pierre où l’Indien à la tête de bouc agitait toujours ses torches ; ils s’enlacèrent par la taille, se tenant de la main droite et élevant la main gauche ouverte, doigts écartés, vers le ciel. Depuis quelques instants, le firmament s’était un peu éclairci, et la lune apparaissait et disparaissait, comme se jouant, derrière les nuages noirs.

Gloria tibi, Lucifer ! dirent les sept Mages Élus, en un seul et même cri.

Puis, ils rompirent à leur tour leur groupe. Les Indiens se réjouissaient, convaincus qu’on avait sauvé autant d’âmes que l’on était d’assistants, et que les Mages du Palladium venaient d’envoyer ces esprits purifiés dans la gloire éternelle du Dieu Bon.

Là-dessus, le grand-maître officiant proclama, selon le rite, que les travaux de cette sainte solennité étaient définitivement fermés.

Chacun retira ses insignes, et l’on s’en alla.

Il nous fallut encore réenjamber des cadavres pour quitter la plaine, et nous marchions, comme à l’arrivée, à la lueur des torches. Heureusement, nous trouvâmes, à quelque distance, les voitures qui nous avaient amenés à Mahatalawa et dont les cochers étaient tous des affiliés.

Pour le retour à Calcutta, je fis route avec Hobbs et Cresponi. J’étais harassé, fourbu, rompu, pour ma part ; à peine dans le ticka-garri, je m’endormis profondément, et mes compagnons, je crois, firent de même. Il était bien près de quatre heures du matin quand j’eus réintégré le bord, où, exténué, je me couchai, pour avoir un sommeil agité par d’horribles cauchemars.