Le Diable au XIXe siècle/X

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 155-174).

CHAPITRE X

Preuve des apparitions de Satan.




J’avais hâte de revoir Walder. Aussi, dès le lendemain, je retournai à l’hôtel Adelphi ; le grand inspecteur de Charleston finissait de déjeuner.

Cette fois, il me fit un chaleureux accueil. La fameuse épreuve des serpents m’avait, décidément, rendu un fier service. Walder me proposa de me conférer, séance tenante, à titre honorifique, le grade de Hiérarque, second degré masculin du Rite Palladique Réformé Nouveau. On pense si j’acceptai avec empressement !

Il y avait pour moi deux manières d’obtenir un grade palladique.

La première consistait à me faire donner l’initiation par le Parfait Triangle de Calcutta, c’est-à-dire par l’atelier supérieur du Palladium de cette ville, dont le grand-maître était l’officiant de la solennité de la veille, en prenant le frère Hobbs pour parrain ; mais les règlements exigent que la réception ait lieu seulement un mois après la présentation, et le Meïnam n’avait plus que dix jours à rester à Calcutta. Il est vrai qu’en qualité de marin je pouvais voir le règlement levé en ma faveur. Seulement, si j’étais reçu et initié par le Parfait Triangle, c’est la caisse dudit atelier supérieur qui bénéficiait de mes « métaux », sauf à en transmettre la dixième partie au Suprême Directoire Dogmatique de Charleston, selon l’usage. Or, les frais d’initiation à n’importe quel grade masculin du Palladium s’élèvent, d’après le tarif institué par Albert Pike, à 200 dollars, soit 1,000 francs.

La deuxième manière était d’obtenir le grade à titre honorifique, le quel peut être conféré directement, et sans les formalités de l’initiation, par le Souverain Pontife de Charleston ou par un des dix membres de son Sérénissime Grand Collège ; dans ce cas, les frais d’initiation montent seulement à 50 dollars, soit 250 francs, mais le Suprême Directoire Dogmatique bénéficie seul des « métaux » du Hiérarque nouvellement créé, et la promotion est d’une validité de premier ordre, à la condition de se faire inscrire dans les trois mois comme membre actif ou correspondant à un Grand Triangle quelconque du globe et de conserver l’activité ou la correspondance par un paiement régulier des cotisations.

Le lecteur aura compris, comme je m’en rendis immédiatement compte, le calcul du frère Walder, calcul dont la simplicité n’était pas dépourvue de malice. Tous les lucifériens de Calcutta avaient admiré mon excellente tenue au cours de la désagréable et dangereuse épreuve qu’on m’avait imposée la veille ; lors des « récréations », c’est-à-dire pendant les suspensions de séance, j’avais été accablé de félicitations. Il était donc plus que probable, il était certain que le frère Hobbs ou un autre viendrait me proposer l’affiliation au Palladium par un des triangles de la ville ; ma qualité de médecin de la marine me valait une dispense de demi-droits d’initiation ; mais, défalcation faite du 10 pour 100 revenant au Suprême Directoire Dogmatique, le trésor du triangle indien encaissait net 450 francs ; et Charleston n’en recevait que 50. Au contraire, en prenant les devants, en profitant de sa présence à Calcutta, le frère Walder, qui est un des dix lieutenants du Suprême Grand Maître Albert Pike, un des dix cardinaux du Souverain Pontife anti-pape, pouvait me conférer directement le grade, moyennant 250 francs, au profit exclusif de la caisse aussi sacrée que centrale de Charleston. Et, afin d’être sûr d’avoir ma préférence, le rusé Walder m’offrait, non pas le grade de Kadosch du Palladium (premier degré masculin), mais celui de Hiérarque (second degré), que le Parfait Triangle de Calcutta n’avait pas le droit de me conférer sans me faire passer par la filière.

Moi, je vis surtout deux choses dans la combinaison du frère Walder : la suppression des formalités, d’abord, ce qui réglait pour moi un cas de conscience, et ensuite une économie de deux cent cinquante francs, ce qui pour ma bourse n’était pas à dédaigner.

C’est pourquoi, mon élévation au grade de Hiérarque ne traîna pas. À peine eus-je accepté, que le lieutenant d’Albert Pike sortit de son secrétaire un diplôme palladique, y inscrivit mes nom, prénoms, profession, lieu et date de naissance, titres et grades maçonniques anciens et nou veaux, le signa, le timbre, et m’y fit apposer ma signature ne varietur. Je versai les dix livres sterling, équivalant aux cinquante dollars du tarif, et le cher et illustre Walder me délivra mon parchemin en règle.

Ah ! je peux bien le dire maintenant à tous mes anciens frères en Lucifer, jamais je n’ai fait un meilleur placement que celui de ces deux cent cinquante francs. C’est comme Hiérarque que j’ai pu pénétrer partout, et je crois qu’à part la réunion du Sérénissime Grand Collège, j’ai à peu près tout vu en maçonnerie des divers rites.

Je ne regrette certes pas les « métaux » versés à Walder, bien que, logiquement, on aurait dû me les rendre, le jour où mon diplôme m’a été repris. En effet, j’ai eu plus tard quelques difficultés, — que je raconterai, — avec les chefs du Palladium, pour avoir sauvé la vie à un brave garçon, égaré dans cette secte, lequel s’était fait condamner à mort en empêchant l’assassinat de miss Mary D***. En qualité de Hiérarque, j’avais droit de veto, et j’en usai en faveur de ce jeune homme, que déjà les poignards de nos frères menaçaient. Mon intervention me valut une enquête, la mise sous séquestre de mes titres maçonniques, lorsque je comparus pour me défendre, et un punch fraternel, qui pourrait aussi bien et même mieux s’appeler un bouillon de onze heures, mais qui manqua totalement son effet, puisque j’écris aujourd’hui cet ouvrage en bonne et parfaite santé. Laissons cela ; nous y arriverons quand il faudra. Pour l’instant, je me borne à dire que, puisqu’on m’a repris ce parchemin auquel je tenais beaucoup et que j’avais payé comptant sans marchander, on devait du moins me rendre l’argent. Qu’il soit bien entendu, néanmoins, que je ne le réclame pas.

Je m’aperçois que je viens d’écrire à la file toute une collection de mots avec lesquels le lecteur n’est pas encore familiarisé et qui auraient eu besoin d’être précédés d’un aperçu du système palladique, avec quelques éclaircissements. Le lecteur me pardonnera. Je ne suis pas un auteur procédant froidement en méthodiste, disséquant la franc-maçonnerie pour expliquer son anatomie pièce par pièce. Avant tout, moi, je raconte ; et, ayant vécu onze années dans ce monde-là, m’étant habitué au jargon mystique, je laisse forcément échapper des expressions que les initiés seuls comprennent. Mais, que le lecteur se rassure, pour venir un peu après, la traduction de l’argot maçonnique n’en sera pas moins complète.

Le Palladisme, nous le savons, est la haute maçonnerie ; c’est le rite greffé sur les hauts grades et possédant la direction universelle de tous les rites.

Le système, au surplus, est très peu compliqué. Il se compose, en tout, de cinq grades : trois grades masculins, et deux grades féminins. Les grades masculins sont : 1° le Kadosch du Palladium ; 2° le Hiérarque ; 3° le Mage Élu. Les grades féminins sont : 1° L’Élue ; 2° la Maîtresse Templière.

Il ne faudrait pas croire que le premier venu peut entrer dans le Rite Palladique ; jamais je n’y aurais pénétré sans le concours de circonstances exceptionnelles que le lecteur connaît à présent. Pour être reçu carbonaro, il est nécessaire d’avoir au moins le grade de Maître (troisième degré d’initiation dans la maçonnerie ordinaire). De même, le Palladisme ne cherche ses recrues que chez les francs-maçons, et encore il lui faut, pour ses initiations hermétiques, des frères déjà parvenus aux grades philosophiques et cabalistiques. Ainsi un maçon du Rite Écossais, le rite répandu dans le plus grand nombre de pays, ne pourra s’affilier au Palladium que s’il est déjà Chevalier Kadosch (trentième degré) ; un maçon du rite anglo-américain dit Rite d’York ou de Royale Arche, que s’il a déjà le grade templier de Chevalier de Saint-Michel (vingt-septième degré) ; un maçon du Rite de Misraïm, que s’il est pourvu du grade de Grand Inquisiteur Commandeur (soixante-sixième degré). Le nombre de degrés dont se composent les divers rites ne signifie rien, absolument rien ; il en est, comme ceux de Misraïm et de Memphis, où l’on s’est plu à multiplier les grades ; la question essentielle, c’est le degré d’enseignement donné à l’initié ; or, pour ne parler que des trois rites que je viens de citer, c’est seulement aux grades de Kadosch (écossisme), Chevalier de Saint-Michel (York) et Grand Inquisiteur Commandeur (Misraïm) que l’initié doit clairement comprendre, à moins d’être le plus obtus des imbéciles, que c’est vers le satanisme qu’il est dirigé.

Encore, même après ces grades, dans les rites ordinaires, la maçonnerie ne procède qu’avec un luxe inouï de précautions. Ainsi, dans le Rite Écossais, on prévoit le cas où, au trente-deuxième degré (grade de Prince du Royal-Secret), l’initié n’aurait pas encore compris le but. La réception à ce grade a une petite variante qui n’a l’air de rien, mais qui est des plus significatives, en réalité. Au moment de conférer le grade au récipiendaire, le président de l’atelier doit lui remettre un anneau, et pourtant il peut ne pas le lui remettre. « Recevez cet anneau d’or, gage de notre union », dit le Grand Commandeur (titre du président). Le postulant, ainsi reçu avec son anneau de Prince du Royal-Secret, se considère comme réellement initié. Eh bien, pas du tout ; c’est précisément l’initié à qui l’on remet l’anneau d’or, qui n’est reçu que pour la forme ; au cours des épreuves et de l’interrogatoire, on a constaté qu’il n’a pas encore deviné que le grand architecte de l’univers n’est autre que Lucifer déifié, et son anneau d’or, qu’il portera désormais avec orgueil dans les arrière-loges, le désignera aux vrais initiés comme étant un frère inintelligent avec qui il est prudent de ne pas trop causer ; il restera au trente-deuxième degré et n’ira pas plus loin. Le véritable Prince du Royal-Secret, c’est celui qui n’a pas reçu l’anneau d’or ; celui-ci, on le dirigera immédiatement vers le Palladisme, vers la maçonnerie hermétique et luciférienne.

Le Palladisme complète donc l’initiation dans tous les rites, quels qu’ils soient ; c’est le rite vraiment universel, réservé aux adeptes qui ont compris le secret des secrets.

Aussi, une fois admis dans un triangle, on fait rapidement son chemin. Dans tous les rites, on donne aux groupes le nom général d’atelier. L’atelier des premiers grades de préparation s’appelle Loge ; l’atelier des degrés qui mènent au grade de Rose-Croix ou à ses équivalents, grade où le voile du mystère commence à être soulevé, se nomme Chapitre ; l’atelier des degrés philosophiques et cabalistiques, dont le plus important est le grade de Kadosch, où l’initiation est, cette fois, très suffisamment claire, sauf pour les cerveaux obtus, porte le titre de Conseil ou Aréopage. Dans le Palladisme, ces noms de Loge, Chapitre, Conseil ou Aréopage sont remplacés par le Triangle. La réunion des Kadosch du Palladium, premier degré luciférien, est, sans autre épithète, un Triangle ; la réunion des Hiérarques (chefs sacrés), second degré, est un Grand Triangle ; la réunion des Mages Élus, troisième degré, est un Parfait Triangle.

Je ne dirai ici qu’un mot des triangles féminins. Le Palladisme recrute ses adeptes dans les ateliers androgynes, dont les dames font partie, aussi bien que dans les ateliers exclusivement masculins. Le système est le même. Une sœur maçonne doit avoir reçu le grade de Maîtresse pour pouvoir passer au Palladium ; et, chez les femmes, la sélection s’opère avec encore plus de précautions que chez les hommes. En outre, le Palladisme des grades féminins n’a pas de Parfaits Triangles. La réunion des Maîtresses Templières, le plus haut degré du Palladium des dames, n’est qu’un Grand Triangle. Chez les sœurs palladiques, l’importance est donnée à la personne, et non au grade lui-même. Ainsi, la fille de Walder, et certaines autres Maîtresses Templières dont j’aurai à m’occuper, ont un pouvoir égal et, dans quelques cas, supérieur à celui des Mages Élus, mais uniquement à raison de leur situation personnelle et des services qu’elles ont rendus. Sophie Walder n’a au-dessus d’elle que le Souverain Pontife de Charleston ; son père, lui-même, s’incline devant ses ordres ; elle peut traiter de pair avec Adriano Lemmi, qui est pourtant le Grand-Maître de la maçonnerie italienne et le chef d’action politique universel, comme le fut Mazzini ; si, par impossible, un conflit s’élevait entre Adriano Lemmi et Sophie Walder, il n’est pas dit que c’est à celle-ci que le Suprême Directoire Dogmatique de Charleston donnerait tort. La Souveraine Grande Maîtresse du Lotus de France, Suisse et Belgique (titre de la fille de l’ex-pasteur) n’a pas seulement une histoire ; elle a aussi une légende ; les fanatiques du Palladium prétendent qu’elle n’est pas la fille de Walder, et qu’elle a été engendrée par Lucifer lui-même. Ceci est une pure folie ; mais la légende existe ; et, que Sophie vienne à mourir demain, elle sera sûrement mise sur les autels des arrière—loges, elle aura sa statue à côté du Baphomet.

Ah ! l’évêque de Port-Louis, le vaillant et érudit Mgr Meurin, a bien raison de s’écrier : « Il faut dévoiler le Palladisme, qui est l’organisation et la direction satanique de la franc-maçonnerie ! » Il a eu raison de faire appel à qui aurait la hardiesse d’arracher tous les masques.

Je relis ces lignes que, dans son récent volume, il consacre à Albert Pike, l’anti-pape inconnu des profanes et même des neuf dixièmes des francs-maçons, et j’affirme hautement, moi témoin, que Mgr Meurin a dit vrai :

« La franc-maçonnerie est une sur tout le globe, sous des formes innombrables, mais sous la direction suprême du Souverain Pontife de Charleston » ; voilà ce qu’écrit le savant et courageux prélat, et c’est là la vérité absolue, vérité que personne encore n’avait osé dire.

Et Mgr Meurin ajoute :

« Charleston est la Rome provisoire de la synagogue de Satan. Le grand-maître du Suprême Conseil de Charleston est son Pape, le Vicaire de Lucifer sur la terre, aspirant à résider un jour dans la véritable Rome. Le Grand Collège des Maçons Emérites est son Sacré Collège de Cardinaux ; les Souverains Commandeurs des Suprêmes Conseils ou des Grands Orients dans le monde sont ses patriarches, archevêques et évêques ; les Vénérables des Loges, ses curés ; les maçons sont ses fidèles ; les Loges, ses églises et ses chapelles. Les tenues des Loges sont le culte plus ou moins luciférien ; les réunions solsticiales, les grandes fêtes du culte ; et enfin, le Palladium est le Tabernacle, ou plutôt l’Arche d’Alliance entre Jéhovah-Lucifer et son peuple élu maçonnique.

« Le Seigneur parla à Moïse et lui dit : « Vous ferez une arche de bois de setim (acacia) ; vous ferez aussi le couvercle de l’arche. Vous mettrez à ses deux extrémités deux chérubins ; c’est de là que je vous donnerai mes ordres. Je vous parlerai de dessus le propitiatoire, du milieu des deux chérubins, pour vous faire savoir tout ce que je voudrai commander aux enfants d’Israël. »

« Lucifer a singé cette Arche d’Alliance dans le Baphomet. Les deux chérubins sont remplacés par deux cornes. Au milieu de ces deux cornes brûle la flamme bleuâtre indiquant la « Schekhinah », la présence du Dieu-Feu, qui de là donne ses ordres à son Vicaire sur la terre. Nous supposons, nous ne doutons pas que là Satan se fait voir et communique personnellement avec son premier remplaçant et ses adjoints, leur faisant savoir tout ce qu’il voudra commander aux Enfants de la Veuve. »

Oui, je le répète, je ne saurais trop le répéter, Mgr Meurin, très exactement renseigné, a dit la vérité, la vérité vraie. Carbuccia ne m’avait pas menti ; Hobbs, me confirmant le récit de Carbuccia, sans savoir la confidence que j’avais reçue, ne m’avait pas menti non plus. Oui, il est vrai, rigoureusement vrai, que Satan se manifeste à ses suppôts, se fait voir personnellement, selon l’expression de l’évêque de Port-Louis. J’en donnerai à mon tour les preuves, et les preuves les plus indiscutables.

Quand Walder, — qui signe : Netzakh-Walder, — m’eut remis ma patente de Hiérarque, il m’énuméra les privilèges, droits et prérogatives de ce grade palladique. Ainsi, j’avais le pouvoir de commander à des ultionnistes ; c’est là un euphémisme ; commander à des ultionnistes, c’est avoir le droit d’ordonner un assassinat ; de ce droit, je n’ai jamais usé, il n’est pas besoin de le dire. Mais, d’autre part, je pouvais exercer le veto, c’est-à-dire arrêter, sous ma responsabilité, l’exécution d’un crime maçonnique. Une des prérogatives les plus importantes a trait aux évocations ; pour que Lucifer apparaisse en personne dans un triangle palladique, la présence de sept Hiérarques est nécessaire.

J’eus donc une explication à ce sujet avec Walder. Il me confirma, lui aussi, ce que Carbuccia et Hobbs m’avaient dit ; il m’attesta, précisément, ce que Mgr Meurin devait écrire douze ans plus tard.

— À Charleston, m’affirma-t-il dans les termes les plus catégoriques, nous sommes, une fois par semaine, le vendredi, à trois heures après midi, en communication directe, face à face, avec le Dieu Bon. Il est là, devant nous ; nous le voyons, nous le touchons ; nous baisons respectueusement ses mains divines ; il nous parle ; et notre Souverain Pontife, le très saint et sublime frère Albert Pike, n’écrit jamais une de ses encycliques, sans s’être fait dicter par lui les passages essentiels. Le Sanctum Regnam, sanctuaire où le Palladium original est déposé sous notre garde et où ne pénètrent, pour tenir séance, que le Souverain Pontife et les dix membres du Sérénissime Grand Collège, est régulièrement visité par Lucifer-Dieu, notre Seigneur tout-puissant.

Ainsi, Mgr Meurin n’a rien avancé à la légère ; quant à moi, dans la suite de ce récit, je ne me bornerai pas à reproduire les affirmations de Walder, qui pourraient être taxées d’impostures. Je ne ménagerai pas ma critique aux supercheries ; mais, non plus, je ne confondrai pas le charlatanisme avec les œuvres diaboliques réelles, avec les maléfices marqués du sceau de l’authenticité.

Que les sceptiques se moquent, peu importe. L’athéisme, du reste, conduit à la damnation aussi sûrement que l’impiété des lucifériens. Athées et occultistes sont, les uns et les autres, des ennemis de Dieu, coupables de façon différente, mais coupables également, soit dans leur incrédulité, soit dans leur perversité.

Au surplus, sans attendre plus longtemps, et avant de faire connaître les résultats de mon enquête personnelle sur les apparitions de Satan dans les réunions de la maçonnerie palladique, je vais reproduire tout d’abord une des preuves de Mgr Meurin, un récit publié dans un des journaux les plus connus d’Europe, la Pall Mall Gazette de Londres, feuille d’une impartialité incontestée et que nul ne pourra accuser d’avoir voulu inventer un fait imaginaire pour donner raison aux évêques catholiques affirmant les manifestations du prince des ténèbres en plein dix-neuvième siècle.

L’article est intitulé : Apparition authentique de Satan.


« C’est, dit le journal anglais, l’histoire véridique d’une entrevue avec le diable, qui a eu lieu à Paris, il y a quelques années ; un récit véridique dans chacun de ses détails, comme on peut facilement s’en convaincre en s’adressant aux personnes qui ont été témoins du fait et qui existent encore. »

La Pall Mall Gazette relate que le Blackwood Magazine a eu également connaissance de l’apparition dont il s’agit, et ajoute :

« Nous ne pouvons trouver la clef du mystère, car nous ne croyons à aucune des doctrines des spirites ; mais qu’une apparition semblable ait eu lieu de la manière et dans les circonstances rapportées, c’est là un fait ; et nous laissons à de plus profonds psychologues que nous le soin de donner à ce mystère une explication satisfaisante. »

Après quoi, la Pall Mall Gazette entreprend d’une façon très détaillée le récit, à la suite du Blackwood Magazine.

Je cite textuellement, sans changer un mot ni une virgule :

« Les principales personnes dont on a cité les noms sont un prince russe, Pomerantseff, et un prêtre français, l’abbé Girod, qui tournait en dérision toute la théorie des apparitions. À un dîner chez le duc de Frontignan[1], la conversation étant venue à tomber sur le spiritisme, le duc affirma avoir vu l’Esprit de l’Amour. L’abbé, qui se montrait sceptique, venait de prononcer un grand sermon où il démontrait l’existence d’un démon individuel ; il se moqua du duc, quand le prince déclara que l’affirmation du duc ne devait pas étonner, attendu que, lui, le prince, connaissait le diable pour l’avoir vu.

« — Je vous dis, répéta-t-il, que je l’ai vu, le dieu du mal, le prince de la désolation ; et, qui plus est, je puis vous le faire voir. »

« L’abbé s’y refusa d’abord ; mais, dans la suite, tourmenté par l’offre, il accepta.

« Les dispositions furent prises ; et, le même soir, l’abbé Girod, ainsi qu’il était convenu, devait, à neuf heures et demie, se trouver en présence du prince des ténèbres ; et cela, en janvier, en plein Paris, dans la capitale du monde civilisé, dans la ville-lumière !

« À neuf heures, Pomerantseff arriva. Il était en tenue de soirée, mais ne portait aucune décoration ; il était d’une pâleur de mort. Ils entrèrent dans la voiture, et le cocher, qui sans doute avait déjà été instruit du lieu de leur destination, lâcha immédiatement la bride à ses chevaux. Pomerantseff fit tomber les glaces des portières, et, tirant de sa poche un mouchoir de soie, il le plia tranquillement en une étroite bande.

« — Il me faut vous bander les yeux, mon cher, dit-il.

« — Diable ! exclama l’abbé, qui était tout nerveux. Voilà qui n’est guère agréable ; j’aime à voir où je vais. »

« La voiture roulait toujours.

« — Sommes-nous au moment d’arriver ? demanda l’abbé Girod.

« — Nous ne sommes pas bien loin », répondit Pomerantseff, d’une voix qui parut sépulcrale à Girod.

« Enfin, après une course d’une demi-heure environ, Pomerantseff dit à haute voix : « Nous y sommes ! » La voiture tourna, et l’abbé entendit le bruit des sabots ferrés sur le pavé d’une cour. La voiture s’arrêta. Pomerantseff ouvrit lui-même la portière, et aida le prêtre à descendre.

« — Il y a cinq marches, dit-il, prenez garde. »

« Ils traversèrent une cour, montèrent un escalier, traversèrent un vestibule. Pomerantseff ouvrit une porte et la referma à clef. Ils marchèrent encore. Une autre porte fut ouverte, puis refermée à clef ; et sur cette porte l’abbé entendit le froissement d’un épais rideau.

« Pomerantseff prit le bras de l’abbé, lui fit faire quelques pas, et lui dit doucement :

« — Restez debout où vous êtes ; ne faites pas de bruit. Je compte sur votre honneur : vous n’enlèverez pas le mouchoir de vos yeux jusqu’à ce que vous entendiez des voix. »

« L’abbé se croisa les bras et resta silencieux. Il entendit Pomerantseff marcher, et soudainement tout bruit cessa.

« Le malheureux prêtre devine que l’appartement où il se trouvait n’était pas obscur ; car, bien qu’il ne pût rien voir, ayant les yeux bandés, il eut la sensation d’être environné d’une forte lumière ; il sentait comme une caresse de clarté sur ses joues et ses mains.

« Tout à coup, un bruit insolite fit courir un frisson de terreur dans tout son être : c’était comme le frémissement d’une chair nue sur le plancher ciré ; et, avant qu’il eût pu entièrement se remettre de ce premier effroi, il entendit la voix de plusieurs hommes qui semblaient plongés dans quelque horrible extase. Ces voix disaient :

« — Père et créateur de tout péché et de tout crime, prince et roi de toute angoisse et de toute désespérance, viens à nous, nous t’implorons ! »

« L’abbé, fou de terreur, arracha le mouchoir qui lui couvrait les yeux. Il se vit dans un grand salon, meublé à l’ancienne mode et dont les parois étaient de chêne. L’appartement était éclairé, la lumière ruisselait d’innombrables cierges fixés dans des chandeliers. Cette lumière, naturellement douce, paraissait cruelle en raison de son intensité.

« Il vit tout cela comme un éclair ; car, à peine ses yeux furent-ils libres, que son attention fut attirée devant lui par un groupe d’hommes.

« Douze hommes, — et parmi eux Pomerantseff, — de tous âges, depuis vingt-cinq ans jusqu’à cinquante-cinq, tous en tenue de soirée, et tous, autant qu’il en put juger à ce moment, paraissant appartenir au meilleur monde, c’est-à-dire à la haute société, étaient prosternés sur le plancher, les mains unies.

« Ils embrassaient le plancher. Leurs faces, illuminées d’une infernale extase, étaient à moitié contractées, comme s’ils souffraient, à moitié souriantes, comme s’ils nageaient dans la joie d’un triomphe.

« Instinctivement, l’abbé chercha des yeux Pomerantseff. Il était le dernier à gauche. Tandis que de la main gauche il tenait celle de son voisin, de la droite, il caressait nerveusement le plancher ciré, comme s’il cherchait à l’animer. Sa figure était plus calme que les autres, mais d’une mortelle pâleur, et les teintes violettes de la bouche et des tempes annonçaient une douloureuse émotion.

« Tous, ils grommelaient à haute voix une sorte d’incantation extatique :

« — Ô Père du mal, viens à nous !… Ô prince de la désolation infinie, qui t’assieds au chevet des suicidés, nous t’adorons !… Ô créateur de l’angoisse éternelle ! ô roi des plaisirs cruels et des faméliques désirs, nous te vénérons !… Viens à nous, tes pieds sur le cœur des veuves !… Viens à nous, les cheveux ruisselants du sang de l’innocence !… Viens à nous, le front ceint du sonore chapelet des douleurs !… Viens à nous ! »

« Le cœur de l’abbé fut pris d’un frisson glacial à la vue de ces êtres humains, transfigurés par l’effort mental, et qui étaient prosternés là, devant lui. L’air, chargé d’électricité, semblait plein des murmures de harpes innombrables.

« Le froid se fit soudain plus perçant, et l’abbé sentit la présence d’un nouveau venu dans l’appartement. Détachant ses yeux des douze hommes prosternés, qui ne semblaient pas se soucier de lui, et qui ne cessèrent pas leurs blasphèmes, l’abbé promena ses regards autour de lui, et ils rencontrèrent le nouveau venu, un treizième, qui paraissait être venu par le chemin de l’air dont il semblait naître, et sous ses yeux.

« C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années, de haute taille, imberbe comme Auguste adolescent ; ses longs cheveux blonds tombaient sur ses épaules comme ceux d’une fillette. Il était en tenue de gala. Ses joues étaient roses et comme animées par l’ivresse ou le plaisir ; mais son regard était d’une tristesse infinie, d’un désespoir intense.

« Les douze hommes, qui étaient sans doute instruits de sa présence, s’animèrent dans une plus profonde adoration ; à l’invocation succédaient la louange et la prière.

« L’abbé était pris d’une terreur mortelle. Ses yeux ne pouvaient se détacher du Treizième, qui se tenait tranquillement debout devant lui, un vague sourire errant sur sa figure ; et le sourire semblait rendre plus profond le désespoir qui se lisait dans ses yeux bleus.

« Girod fut tout d’abord frappé de la tristesse de cette figure, puis de sa beauté, enfin de la vigueur intellectuelle qui la caractérisait. L’expression n’était pas méchante, pas même froide ; les narines, les lèvres et le front décelaient l’orgueil et la hauteur ; mais l’exquise symétrie et les parfaites proportions du masque indiquaient la souplesse et la force de la volonté. Tout le reste contribuait à rendre plus remarquable la tristesse du regard.

« Ses yeux se fixaient sur ceux de Girod, et l’abbé en sentait l’influence subtile qui pénétrait dans son être par tous les pores. Ce terrible Treizième ne fixait que le prêtre, tandis que les douze hommes se livraient à une oraison de plus en plus sauvage, blasphématoire et cruelle.


Ses yeux se fixaient sur ceux de Girod, et l’abbé en sentait l’influence subtile qui pénétrait dans son être par tous les pores.

« L’abbé ne pouvait songer à autre chose qu’à la figure qui était devant lui et à la tristesse qui l’enveloppait. Il ne put penser à faire une prière, bien qu’il se souvînt de la prière. Etait-ce le désespoir qui l’emplissait ainsi, un désespoir venant des yeux bleus si tristes ? Était-ce le désespoir ou la mort ? C’était une sensation tout à la fois violente et passionnée, n’ayant rien de commun avec la sérénité de la mort.

« L’influence des yeux bleus fixés sur lui s’emparait de plus en plus de l’abbé et l’inondait d’une volupté horrible. C’était quelque chose comme une extase de douleur devenant plaisir, l’extase de quelqu’un qui serait banni de toute espérance et qui, à cause de cela même, pourrait contempler avec ironie l’auteur de toute espérance. Girod eut la compréhension que dans un autre moment il aurait souri de ce qu’il éprouvait, qu’il n’aurait senti aucune défaillance ; et un nom familier, — un nom qu’il avait entendu prononcer plusieurs fois par les douze hommes, — frappa son oreille : le nom du Christ. Où l’avait-il entendu ? Il ne pouvait le dire. C’était le nom d’un jeune homme, lui semblait-il vaguement ; il pouvait se remémorer cela, et rien autre. Encore une fois il entendit le nom : Christ. Il y avait aussi un autre nom comme celui de Christ, qui lui donna l’impression d’une grande souffrance et d’une profonde paix. Non seulement de paix, mais de joie ; et aucunes délices pareilles ne venaient des yeux bleus fixés sur lui. Une fois encore, le nom de Christ fut prononcé. Ah ! l’autre mot était Croix ; il s’en souvenait maintenant ; une chose longue avec une chose courte en travers. Etait-ce parce qu’il y pensait que l’influence des yeux bleus diminua d’intensité ? On n’oserait l’affirmer ; mais, comme il pensait vaguement, sans toutefois pouvoir murmurer une prière, la main droite de l’abbé se souleva lourdement, et, comme machinalement, il traça un signe de croix sur sa poitrine.

« La vision s’éclipsa. Les douze adorateurs se turent et restèrent étendus les uns auprès des autres, comme engourdis et pris de faiblesse. Au bout de quelques minutes, ils se levèrent titubants et tremblants, ils regardèrent un moment l’abbé, qui lui aussi se sentait exténué.

« Pomerantseff, avec une présence d’esprit extraordinaire, marcha vivement vers l’abbé, le poussa vers la porte par où ils étaient entrés ; et, après l’avoir fermée à clef, pour ne pas être suivis par les autres, ils s’assirent un moment dans la chambre attenante.

« Cette fuite soudaine les avait accablée mentalement et physiquement. Le prince, qui semblait n’avoir conservé ses sens que par un effort mécanique, replaça soigneusement sur les yeux de l’abbé le bandeau que celui-ci tenait encore dans sa main crispée. Ce n’est qu’arrivés dehors qu’ils s’aperçurent qu’ils avaient oublié leurs chapeaux.

« — N’importe, murmura Pomerantseff, il serait dangereux d’y retourner. »

« Et poussant l’abbé dans la voiture qui les attendait, il cria :

« — Au grand galop ! »

« Ils n’échangèrent pas une parole. On arriva. Pomerantseff enleva le bandeau des yeux de son ami. L’abbé ne put jamais dire comment il parvint jusqu’à sa chambre.

« Le lendemain matin, il eut la fièvre et le délire. »


Mgr Meurin ne doute pas de la véracité de ce récit ; en quoi, il a grandement raison. Si les occultistes rompaient la loi de silence qu’ils s’imposent, c’est par centaines que se chiffreraient les anecdotes du genre de celle rapportée par le Blackwood Magazine et la Pall Mall Gazette. Mais des indiscrétions ne peuvent se produire que dans des cas analogues à celui de l’abbé Girod, c’est-à-dire lorsque des personnes se livrant aux évocations ont, par suite d’une pique d’amour-propre, invité quelqu’un d’étranger à ces pratiques à venir constater leurs résultats ; or, ces cas, il est facile de le comprendre, sont infiniment rares, et de semblables invitations ne risquent guère d’avoir lieu que dans des groupes non organisés d’occultistes amateurs.

Pour être en mesure de divulguer les mystères du satanisme contemporain, il faut procéder comme je l’ai fait. Il faut pénétrer d’abord dans la franc-maçonnerie ordinaire, et, si l’on n’a pas la chance d’être favorisé par les circonstances, ainsi que je l’ai été, avoir la patience de se faire progressivement initier, degré par degré, jusqu’aux grades philosophiques et cabalistiques. Une fois que l’on aura obtenu, dans le rite écossais, par exemple, le grade de Chevalier Kadosch, ou son équivalent dans les autres rites, il s’agira d’être remarqué par les recruteurs du Palladium, lesquels fréquentent les aréopages, soit qu’ils en fassent partie, soit comme visiteurs ayant droit d’entrée, d’ordinaire en qualité d’affiliés à l’écossisme, mais toujours sans faire savoir qu’ils appartiennent aussi au rite luciférien de Charleston.

Les initiés haut-gradés de la maçonnerie ordinaire n’ont pas la faculté, — sauf en Espagne, — de solliciter leur admission dans l’ordre du Palladium, attendu que les agents du recrutement ré-théurgiste optimate opèrent sous le couvert du plus strict incognito ; ou ne peut donc s’adresser à eux, ce sont eux qui choisissent leurs adeptes, avec mille précautions, parmi ceux dont le zèle diabolique et les tendances vers l’hermé lisme leur paraissent bien démontrés. Au surplus, il est de règle, chez les francs-maçons, de nier énergiquement l’existence des ateliers androgynes, ou loges et arrière-loges où les dames sont admises, et celle des ateliers palladiques ; il n’y a, je le répète, qu’en Espagne, et depuis peu d’années encore, que les loges de sœurs maçonnes et les triangles lucifériens sont avoués.

Pour en revenir au récit de l’abbé Girod, il importe de remarquer que l’apparition ainsi constatée n’a pas eu lieu chez des occultistes d’une secte luciférienne, mais bien chez des satanistes ; et, entre ces deux genres d’adorateurs du démon, il existe une nuance qu’il convient de ne point perdre de vue.

Pomerantseff et ses amis étaient réunis au nombre de douze, ainsi qu’on vient de le voir ; or, les lucifériens n’opèrent jamais qu’à onze (parmi lesquels, sept d’entre eux ayant le grade de Hiérarque) ou dans une quantité formant un nombre multiple de onze ; c’est là une règle absolue ; le nombre cabalistique de onze est rigoureux, non seulement pour les séances d’évocations, mais même pour les tenues ordinaires palladiques. Si un initié se présente en retard à. un triangle et veut assister à la réunion, il lui faut attendre, dans la salle des pas-perdus qui précède le temple, l’arrivée de dix autres initiés également en retard ; ou, sinon, il n’a qu’à se retirer, à moins seulement d’être Mage Élu ou Hiérarque ; dans ce cas, le couvreur du triangle (gardien placé extérieurement à la porte de la salle) transmet au grand-maître le nom du visiteur privilégié retardataire, qui réclame l’entrée ; la séance est suspendue, et le sort désigne, parmi les Kadosch du Palladium (degré inférieur du rite), le frère qui doit couvrir le temple (quitter la salle) pour faire place à l’initié d’un des deux degrés supérieurs, cela afin que l’assistance soit toujours en nombre multiple de onze.

Une autre preuve de ce que l’abbé Girod avait pénétré chez des satanistes, et non chez des lucifériens, résulte des formules employées pour l’évocation du prince des ténèbres. Jamais les lucifériens n’appellent leur maître infernal « esprit du mal » ou « père et créateur du crime », jamais, jamais ! J’aurai l’occasion de reproduire plus loin une « encyclique » du grand chef suprême Albert Pike, laquelle ne laisse aucun doute à cet égard et interdit même de se servir du mot Satan en n’importe quelle circonstance.

Il y a, en effet, une différence notable, qui a son importance dans l’étude de l’occultisme, entre les satanistes et les lucifériens. Les premiers, dont M. Huysmans s’est spécialement occupé dans son livre au sujet duquel j’ai déjà dit un mot, sont, avant tout, des détraqués, des hystériques d’une espèce particulière, qui, accusant le Dieu des chrétiens d’avoir trahi la cause de l’humanité, recourent, comme en désespoir de cause, à l’archange déchu, et font, dans des accès de véritable folie, pacte avec Satan et ses démons, reconnaissant néanmoins à ceux-ci une situation subalterne et réprouvée dans l’ordre surnaturel. Au contraire, les lucifériens du Palladium Réformé Nouveau ou des rites similaires, tout en étant en proie à une aberration étrange, agissent froidement, délibérément, et, déifiant Lucifer, ils le considèrent comme le Principe du Bien et l’égal du Dieu des chrétiens, appelé par eux Principe du Mal.

Cette démarcation qui existe entre les lucifériens et les satanistes est nécessaire à constater ; les deux cultes, qui en sont la conséquence, ne se ressemblent pas, du reste. Mais il est utile de dire aussi que le roi des enfers se manifeste indistinctement à ses fidèles de l’une et l’autre catégories ; son but étant d’avoir avec lui le plus grand nombre possible d’âmes, dans l’abîme éternel où Dieu l’a plongé à la suite de sa révolte, il accepte avec satisfaction les hommages à lui rendus, à n’importe quel titre, ces hommages étant vers la damnation un pas décisif et presque irrévocable.

Il ne faudrait pas pourtant conclure que la satisfaction et l’orgueil qu’il éprouve à voir ces égarés, ces grands coupables, se donner à lui, le déterminent à apparaître chaque fois qu’il est appelé par eux. Les occultistes de toute école sont d’accord pour reconnaître que rien n’est plus variable que le caprice des esprits évoqués ; les rituels d’Albert Pike, notamment, témoignent que, dans un triangle palladique, on n’est jamais sûr, même si dans l’assemblée se trouvent les sept hiérarques indispensables, d’obtenir la venue de l’esprit suprême du feu ; il n’y a, affirment les membres du Grand Collège des Maçons Émérites, d’apparition régulière de Lucifer qu’au « Sanctum Regnum » de Charleston, tous les vendredis, à trois heures de l’après-midi, ainsi que je l’ai dit plus haut en reproduisant textuellement les paroles du frère Walder, un des onze qui ont seuls droit de tenir séance en ce lieu exécrable où ils ont la garde du premier Baphomet ou Palladium original.

Par contre, il est acquis que Lucifer apparaît en certaines occasions et alors même qu’il n’a pas été évoqué ; bien entendu, une apparition inopinée, de ce genre, se produit lorsque la réunion au sein de laquelle elle a lieu constitue un milieu où la présence du prince des démons est sympathique.

Cresponi, au nombre de ses confidences, m’a raconté une de ces apparitions spontanées, inattendues, non provoquées par des évocations, laquelle eut lieu dans une circonstance qu’on peut qualifier d’historique ; il tenait le fait de la bouche même d’une des personnes qui en furent témoins, et il m’a nommé cette personne ; c’est le docteur Timoteo Riboli, le bien connu médecin de Garibaldi et l’un des chefs secrets de la haute maçonnerie italienne.

Ceci s’est passé à Milan, en juillet 1870, peu de jours après que la guerre venait d’éclater entre la France et la Prusse. À cette époque, les francs-maçons occultistes de la péninsule se réunissaient dans les aréopages de Kadosch du rite écossais ou entre eux à domicile, c’est-à-dire sans agir sous la direction centrale de Charleston ; car le général américain Albert Pike n’avait pas encore organisé le Rite Palladique Réforme Nouveau.

Il est important de faire remarquer que, dans la circonstance en question, il ne s’agissait nullement d’une réunion rituelle, bien que tous les assistants appartinssent à la franc-maçonnerie des hauts grades et fussent initiés à l’hermétisme. C’est en secret qu’ils s’étaient rendus dans l’ancienne capitale de la Lombardie, pour s’y rencontrer rapidement, à un rendez-vous politique avant tout, le docteur Riboli, le général Cadorna, le colonel Francesco Cucchi et douze autres ennemis jurés de la Papauté, qui voulaient échanger leurs vues et prendre des résolutions immédiates au sujet des éventualités dont le conflit franco-prussien pouvait amener la naissance. À ce moment, le premier choc des armées française et allemande n’avait pas eu lieu ; mais il paraissait prochain ; des deux côtés, les troupes ennemies se dirigeaient vers la frontière.

Les quinze sectaires italiens, dont quatre appartenaient à la gauche du Parlement, étaient donc venus à Milan dans le plus rigoureux incognito et s’étaient réunis, non au local maçonnique, mais au domicile d’un frère, initié occultiste comme eux, et dont la maison était située à proximité de la Porta-Venezia. Ils discutèrent longuement, formulant, au cours de leur dialogue, diverses motions que n’eussent pas reniées les pires révolutionnaires, et les entrecoupant d’horribles impiétés ; tout cela, en fumant de ces fameux et si mauvais cigares du pays, pour allumer lesquels un brasier spécial est toujours en permanence.

Lors d’une halte dans la discussion, Cadorna, avisant un menu morceau de pain qui traînait sur une table, le prit, et, par dérision digne d’un apostat, se mit à parodier le prêtre consacrant l’hostie, en prononçant même les paroles sacramentelles ; puis, il jeta le morceau de pain dans le brasier.

Cucchi dit alors à Cadorna :

— Ce morceau de pain doit être maintenant devenu le corps du Christ, puisque tu l’as consacré… Eh bien, certes, puisqu’il brûle à présent dans ce feu, qu’il représente, mes chers amis, notre hommage à Lucifer !

— Oui, firent les autres, que Lucifer reçoive notre hommage par ce symbole !

À l’instant même, d’après ce qu’a raconté le docteur Riboli, le plancher s’entr’ouvrit, et Lucifer en personne parut dans une gerbe de flammes.

Il se borna à parcourir d’un regard d’ensemble les quinze francs-maçons, surpris, mais non effrayés de cette apparition soudaine ; puis, il prononça ces simples paroles, d’une voix brève :

« — Le moment est venu de tirer le troisième coup de canon. »

Aussitôt, les flammes l’enveloppèrent, en tourbillonnant, et s’évanouirent avec lui.

Loin d’être épouvantés, les assistants se félicitèrent de ce qui venait d’arriver ; ils considéraient comme un heureux présage cette apparition satanique, qu’ils n’avaient point sollicitée.

Quelques jours plus tard, Francesco Cucchi quittait mystérieusement l’Italie et se rendait au quartier général de l’armée allemande ; c’est le 2 août qu’il y arriva. Là, il eut, pendant une période de seize jours, plusieurs entrevues secrètes avec M. de Bismarck. Un pacte fut conclu entre le ministre de Guillaume et le colonel garibaldien, celui-ci agissant comme délégué des révolutionnaires italiens, dont la gauche parlementaire était alors l’émanation politique. Bismarck s’engageait à fournir aux révolutionnaires italiens les ressources matérielles pour marcher sur Rome, si Victor-Emmanuel hésitait à y aller ; il offrait même de fournir les fusils à aiguille nécessaires à l’armement des volontaires : de son côté, le parti radical de la péninsule s’engageait, par l’intermédiaire de Cucchi, à créer dans le pays une agitation formidable contre l’alliance française ; car M. de Bismarck craignait que le roi d’Italie vint au secours de la France, en reconnaissance de l’appui que Napoléon III lui avait apporté sur les glorieux champs de bataille de Magenta et de Solférino.

Tout le monde sait quel mouvement eut lieu en Italie, dès le 20 août, jour où le premier ministre de Victor-Emmanuel, M. Lanza, eut à répondre à une interpellation des radicaux de la gauche. Le 20 août est la date exacte de l’explosion révolutionnaire anti-papale en Italie, et c’est ce jour-là même que le colonel Cucchi rentrait à Florence, de retour de sa mystérieuse mission.

Un mois après, jour pour jour, le 20 septembre, Rome était, sans l’ombre d’un prétexte, entourée et assiégée par les troupes italiennes ; le territoire pontifical était violé, au mépris même de la convention du 15 septembre 1864 signée par Victor-Emmanuel ; le canon de l’envahisseur faisait, à la Porta-Pia, une brèche sacrilège, par laquelle l’armée du roi usurpateur entrait dans la Ville-Sainte. Le général qui commandait en chef cette armée était Cadorna.

Enfin, disons qu’un des quinze francs-maçons occultistes du conciliabule de Milan, raconté à Cresponi et à d’autres par le docteur Riboli, n’était autre que M. Crispi, qui alors n’avait pas encore été ministre.


Le lecteur me pardonnera cette longue digression à propos d’un des « privilèges » attachés au grade de Hiérarque que le frère Walder me conféra le 30 octobre 1880 ; cette explication avait un intérêt capital, attendu qu’on aurait pu se demander si le délégué de Charleston m’avait parlé sérieusement ; et le fait est que moi-même, sans la rencontre providentielle de Carbuccia et ses confidences, je ne me serais jamais préoccupé de savoir si Satan se manifeste vraiment aux occultistes par de véritables apparitions.

Cela dit, revenons à Calcutta.

Ainsi que Walder l’avait prévu, — sans me l’avouer, il est vrai, mais j’avais bien compris son jeu. — Hobbs ne manqua pas de venir me relancer pour m’engager à me faire affilier au Palladium. Je lui répondis aussitôt, amicalement, que je n’avais pas attendu son conseil, et je lui montrai ma patente. Il me félicita, avec de grandes phrases ; seulement, au fond, cela se voyait, il était quelque peu dépité d’avoir été devancé par Walder, à cause des « métaux ».

J’avais, en outre, déclaré au lieutenant d’Albert Pike que, afin d’être sûr de ne pas laisser passer par oubli le délai fixé pour l’inscription comme membre actif ou correspondant à un Grand Triangle, et vu que je n’avais pas de préférence, je le priais de m’inscrire au Lotus de Charleston, qui était l’atelier palladique auquel il appartenait lui-même. Il se chargea donc de régulariser ma situation, par le plus prochain courrier, et reçut ma cotisation, dont je lui réglai le montant pour une année d’avance ; ceci me permit de faire, chez le frère costumier, fournisseur attitré du Directoire de Calcutta, emplette des insignes de mon nouveau grade.

Pendant le reste de mon séjour dans la capitale de l’Inde anglaise, j’assistai encore à bon nombre de réunions théurgistes ou de maçonnerie ordinaire ; mais il n’y a pas lieu d’en rendre compte ici, car elles m’offrirent qu’un intérêt relatif. Le plus important pour moi fut de fréquenter quotidiennement la bibliothèque du Directoire, que le frère archiviste mit à ma disposition ; j’avais besoin de copier les formules des rituels palladiques, lesquels à cette époque n’avaient pas encore été imprimés à Charleston par ordre d’Albert Pike, et, sauf les rituels de Mage Élu, on me communiqua tous les manuscrits que je pus désirer ; cela sans éveiller aucun soupçon, puisque c’était pour moi non seulement un droit, mais aussi une nécessité ; et je profitai de l’occasion, comme on pense, pour fouiller cet arsenal de documents et retranscrire, en vue de mon enquête, tout ce que je pus.

Maintenant, je pouvais pénétrer à peu près partout. J’étais un maçon luciférien complet.



  1. Ici, je crois devoir faire part au lecteur d’une observation personnelle. Ce nom de « duc de Frontignan » n’a été mis la par l’auteur de l’article, écrivant d’après les confidences de l’abbé Girod, qu’afin de masquer un personnage appartenant à la haute société parisienne et que le témoin, pour des raisons particulières, n’a pas voulu désigner sous son véritable nom. Mais le pseudonyme choisi est d’une transparence telle, qu’il est à peine besoin de dire qu’il s’agit du mari d’une de nos duchesses bien connue pour être elle-même une fervente adepte du spiritisme. Il est donc facile de comprendre que le dîner en question a eu lieu dans un fastueux hôtel qui n’est pas bien loin de l’avenue de Wagram.