Le Devoir du fils/1

Éditions du "Petit Écho de la Mode" (p. 5-10).

Le Devoir du Fils



I

Gilbert, en passant devant le grand salon, eut un arrêt brusque qui immobilisa, derrière lui, le domestique chargé des valises. Les portes, ouvertes à deux battants, laissaient voir, jusqu’à l’ancien cabinet de travail de Me Daunoy, l’enfilade des pièces, meublées avec un luxe grave. Le jeune homme, d’un lent regard d’adieu, fit le tour de l’appartement où il avait habité vingt années, et où son père était mort.

Pour la dernière fois, il apercevait les choses dans leur ordonnance coutumière. Mais, déjà, le désordre qui suit une réunion nombreuse, l’abondance des fleurs, des colifichets épars, troublaient l’aspect familier, et rappelaient à Gilbert, plutôt que les intimités d’autrefois, la cérémonie de ce jour, et le fait accompli, irrévocable.

Sa mère ne portait plus le même nom que lui ; quelques heures auparavant, la veuve de Maurice Daunoy, l’éminent avocat, était devenue Mme Prosper Lazareille.

Le sentiment poignant des habitudes rompues, du passé aboli, de la scission irréparable, revint glacer le jeune homme. Comme il se détournait, il rencontra les yeux du valet de chambre, attachés sur lui avec commisération. Gilbert avait soutenu héroïquement, jusqu’ici, la curiosité sournoise des uns, les consolations irritantes des autres, mais il faillit faiblir sous la pitié de ce vieil homme qui avait servi son père, avant de le servir lui-même. Dominant cette émotion, il demanda, le ton bref :

— Charles, tu as la liste des objets et des meubles à transporter chez moi, cité Vaneau ?

— Oui, monsieur Gilbert.

— Tu te souviendras bien des arrangements que je t’ai indiqués ? Et tu reconstitueras, autant que possible, l’agencement du bureau de mon père ?

— Oui, monsieur Gilbert !… Autant que possible…

— Et tu feras en sorte que tout soit prêt pour mon retour, dans une quinzaine ?

— Soyez tranquille, monsieur Gilbert, tout sera prêt.

— C’est bien.

Rapidement, Daunoy descendit cet escalier qu’il ne remonterait plus, puisque sa mère déménageait, elle aussi, et quittait la rue de Grenelle pour le boulevard Haussmann. Il monta dans le fiacre qui stationnait au bord du trottoir.

— Gare Montparnasse ! Départ ! dit Charles, à voix discrète, en passant les bagages au cocher. Puis, approchant de la portière sa figure maigre et glabre, le domestique ajouta, sa sympathie pour son jeune maître rompant son ordinaire correction :

— Au revoir, monsieur Gilbert. Et bon voyage !… Tâchez de vous distraire par là !

Un sourire crispé, un signe de tête répondirent à ce souhait naïf. La voiture s’ébranlait, heureusement.

Daunoy était à bout de forces.

Comprimant sa révolte et sa douleur, mais ne voulant pas paraître infliger un blâme à sa mère, il avait assisté à la célébration du mariage. Sémillante comme une épousée de vingt ans, Mme Lazareille venait de partir pour un pays de lune de miel. Et, las jusqu’à l’épuisement, le jeune homme s’évadait enfin.

Depuis des semaines, il souhaitait cet affranchissement, mais la secousse du départ ravivait l’irritabilité de la blessure ouverte dans son âme. Ce remariage de sa mère lui portait un coup accablant. Respectueux jusqu’au scrupule de la liberté d’autrui, Gilbert n’avait formulé ni une objection, ni un reproche, quand Mme Daunoy lui révéla ses intentions. Et la mère ne sentit pas le mérite de ce silence où palpitait une peine infinie.

Cette femme de quarante-six ans, restée trop jeune de visage et d’esprit, gardait l’égoïsme câlin d’une enfant gâtée. Comme tant de mères françaises, elle eût été une maman délicieuse d’indulgence pour un aimable mauvais sujet, capable d’élégantes folies et d’amusantes fugues, qui l’eût accompagnée dans le monde et escortée aux petits théâtres. Mais elle demeurait déconcertée devant ce grand garçon, studieux et pensif, qui préférait les bibliothèques aux salons, et prenait toutes choses sérieusement, avec un sens rigide du juste et de l’injuste.

Aussi sa décision fut vite prise, lorsque Prosper Lazareille, le brillant polémiste et critique dramatique, lui offrit son nom clinquant. Le marché convenait aux deux intéressés. Lazareille, bohème littéraire de grande allure, cherchait un refuge solide et confortable pour ses vieux jours, et la veuve de l’avocat s’enthousiasmait à l’espoir de mener enfin l’existence de son goût, et d’être admise parmi ce fameux Tout-Paris qui l’avait toujours fascinée.

La pensée de son fils, qui voyageait alors en Espagne, n’enraya pas cet emballement. Elle lui tint, néanmoins, en réserve pour son retour, un discours persuasif, qui se terminait par cette péroraison touchante :

— Une mère qui n’a qu’un garçon est une mère sans enfants… Il est dur de rester seule… L’offre d’une affection sérieuse est bien tentante !… Mais si ce projet te contrarie le moins du monde, tu n’as qu’à dire un mot, un seul !

Ce mot, naturellement, Gilbert ne le dit pas. Foudroyé devant le foyer détruit, les souvenirs profanés, il lui semblait perdre, une seconde fois, le père qui lui avait manqué trop tôt.

Comme pour racheter l’acte d’ingratitude, sa pensée, dès lors, se rejeta éperdument vers l’oublié. Le jeune homme érigeait, en son âme, un sanctuaire expiatoire où il continuait avec ferveur le culte abandonné par d’autres. Et c’était dans le but de recueillir encore quelques souvenirs, qui l’aideraient à revivifier la noble figure du disparu, qu’il s’en allait vers le pays clair et doux où son père était né, près de la grand’tante qui avait élevé Maurice Daunoy.

Ce désir seul restait lucide et ferme, dans le désarroi d’une vie à laquelle manquait l’appui d’une tâche matérielle et précise. Licencié ès lettres en Sorbonne, docteur en droit, inscrit comme avocat stagiaire au barreau de Paris, mais ayant le dégoût de la chicane, Gilbert, à vingt-sept ans, ne se trouvait réellement lié par aucune profession. Trop fier pour descendre aux petitesses de l’ambition, se jugeant assez riche pour attendre la destinée, Daunoy menait l’existence agréable et laborieuse d’un dilettante intellectuel, qui laisse flâner sa curiosité au gré de sa fantaisie.

Il peignait agréablement, et des revues sérieuses ouvraient leurs colonnes à ses relations de voyages et à ses études historiques ou littéraires. Mais dans la crise de sensibilité qu’il subissait rien ne subsistait de ses préoccupations habituelles ; dévoyé, flottant, il se raccrochait en désespéré au devoir filial qu’il s’était prescrit.

Le fiacre s’arrêtait devant la gare. Daunoy pénétra dans le hall, parmi la foule qu’agitait la fièvre des départs. Des voyageuses, en passant, levaient les yeux vers l’homme jeune et grand, au visage bistré, durci par la barre impérieuse des sourcils bruns. Le regard gris doré, luisant parfois d’un éclair sévère et froid, ne répondait pas à cet appel.

Cette apparence hautaine cachait d’ailleurs, comme il arrive souvent, la timidité d’une nature profondément sensible qui appréhende l’amour, parce qu’elle soupçonne sa propre faiblesse. À cette heure de désenchantement suprême, Gilbert enveloppait toutes les femmes d’une méfiance ; toutes lui apparaissaient des créatures inconscientes et inconsistantes, redoutables par leur fragilité même…

Maintenant, muni de son billet pour Angers, il s’installait dans un compartiment où, par un heureux hasard, il demeurait seul. Une courte attente, au milieu du grouillement affolé des dernières secondes, des attardés courant sur les marchepieds, des portières claquantes… Puis, empanachée d’une trombe de fumée noire, la locomotive se mit en marche. Gilbert, pour la première fois depuis des semaines, ressentit une impression d’allégement.

Le train dépassa les bâtisses moroses, les amas de bicoques qui servent d’avant-postes à la capitale. L’azur du ciel printanier se dégagea du voile de brume et de fumée. Les fraîches verdures de mai ombragèrent les talus, fleuris de pâquerettes et de boutons d’or.

Gilbert, l’esprit tendu vers le terme de sa route, n’apercevait rien des choses proches, concentré dans le rêve qui lui montrait une maison longue et basse, aux volets verts, ouvrant, d’un côté, ses fenêtres sur la Loire lumineuse ; de l’autre, sur la vaste vallée. Douze ans auparavant, il avait suivi ce même chemin, vers la même contrée, sous la conduite de son père. Une grippe infectieuse, compliquée d’une croissance trop rapide, venait d’éprouver l’adolescent ; le docteur ordonnait trois mois de repos cérébral et de plein air, et Me Daunoy n’avait rien trouvé de mieux que de confier son fils à la sollicitude des vieilles tantes angevines.

Comme elles l’avaient gâté, dorloté, choyé, cet enfant de leur bien-aimé Maurice !… Elles étaient deux alors, Marthe et Marie, disait le curé. Et il y avait entre elles, en effet, la même dissemblance qu’entre les héroïnes de la parabole. Tante Clotilde, toujours affairée au verger ou à la basse-cour, trottant menu autour des placards ou des fourneaux, et tante Isabelle, enthousiaste et méditative, qui s’enflammait silencieusement, ses yeux noirs pleins d’étincelles, lorsque son jeune neveu lui lisait les Martyrs ou Ivanhoé.

Depuis, Clotilde était allée reposer dans le petit cimetière qu’on apercevait des fenêtres à volets verts. Et Isabelle restait seule entre une servante sexagénaire et une vieille demoiselle de compagnie. Gilbert n’avait revu sa vénérable parente qu’une fois, aux obsèques de son père, cinq ans plus tard. Il se la rappela soudain si frêle, si diaphane, qu’une peur et un remords le saisirent. Ces sept dernières années avaient dû peser lourdement sur la vieille tante.

Alors son impatience d’arriver s’exaspéra jusqu’à l’angoisse. S’il devait se reprendre, ce serait là, près de cette femme, à l’âme fidèle et ardente, qui lui parlerait de son père et plaindrait sa peine. Dans sa détresse morale, le jeune homme sentait se réveiller en lui l’instinct qui pousse un enfant chagrin à se blottir contre un cœur d’aïeule, sûr et tendre.



II


Angers ! Une halte de plusieurs heures, pour achever la nuit, dans un hôtel quelconque. Puis l’aube et bientôt le départ. Le train, à présent, marchait d’une allure ralentie et stoppait devant chacune des petites gares, coquettes comme des villas, ombragées d’acacias et fleuries de roses.

Enfin, le nom attendu, la Bréalle !

D’un bond, Daunoy fut à terre, tout de suite étreint par l’émotion des souvenirs. C’était là, sous cet abri de planches, que, douze ans auparavant, se tenaient les deux vieilles tantes, si tremblantes sous leurs mantelets noirs, en accueillant le neveu et le petit-neveu.

Aujourd’hui, personne n’attendait Gilbert à la station. Il avait averti Mlle Isabelle de sa venue prochaine, mais sans indiquer l’heure et le jour précis. Laissant son mince bagage en dépôt, il s’engagea, à peu près au hasard, sur l’une des petites routes, bordées d’églantiers, qui s’ouvraient au carrefour voisin. Au premier détour, Daunoy constata qu’il avait pris la bonne direction, en apercevant, dans le fond du lointain, le clocher