Le Dernier des Mohicans/Préface de la première édition

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 7-11).

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION[1]


Le lecteur qui commence la lecture de ces volumes dans l’espoir d’y trouver le tableau romanesque et imaginaire de ce qui n’a jamais existé, l’abandonnera sans doute lorsqu’il se verra trompé dans son attente. L’ouvrage n’est autre chose que ce qu’annonce son titre, un récit, une relation. Cependant, comme il renferme des détails qui pourraient n’être pas compris de tous les lecteurs, et surtout des lectrices qu’il pourrait trouver, en passant pour une fiction, il est de l’intérêt de l’auteur d’éclaircir ce que les allusions historiques pourraient présenter d’obscur. Et c’est pour lui un devoir d’autant plus rigoureux, qu’il a souvent fait la triste expérience que, lors même que le public ignorerait complètement les faits qui vont lui être racontés, dès l’instant que vous les soumettez à son tribunal redoutable, il se trouve individuellement et collectivement, par une espèce d’intuition inexplicable, en savoir beaucoup plus que l’auteur lui-même. Ce fait est incontestable ; eh bien ! cependant, qu’un écrivain se hasarde à donner à l’imagination des autres la carrière qu’il n’aurait dû donner qu’à la sienne, par une contradiction nouvelle il aura presque toujours à s’en repentir. Tout ce qui peut être expliqué doit donc l’être avec soin, au risque de mécontenter cette classe de lecteurs qui trouvent d’autant plus de plaisir à parcourir un ouvrage, qu’il leur offre plus d’énigmes à deviner ou plus de mystères à éclaircir. C’est par l’exposé préliminaire des raisons qui l’obligent dès le début à employer tant de mots inintelligibles que l’auteur commencera la tâche qu’il s’est imposée. Il ne dira rien que ne sache déjà celui qui serait le moins versé du monde dans la connaissance des antiquités indiennes.

La plus grande difficulté contre laquelle ait à lutter quiconque veut étudier l’histoire des sauvages indiens, c’est la confusion qui règne dans les noms. Si l’on réfléchit que les Hollandais, les Anglais et les Français, en leur qualité de conquérants, se sont permis tour à tour de grandes libertés sous ce rapport ; que les naturels eux-mêmes parlent non seulement différentes langues, et même les dialectes de ces mêmes langues, mais qu’ils aiment en outre à multiplier les dénominations, cette confusion causera moins de surprise que de regret ; elle pourra servir d’excuse pour ce qui paraîtrait obscur dans cet ouvrage, quels que soient d’ailleurs les autres défauts qu’on puisse lui reprocher.

Les Européens trouvèrent cette région immense qui s’étend entre le Penobscot et le Potomac, l’Océan atlantique et le Mississipi, en la possession d’un peuple qui n’avait qu’une seule et même origine. Il est possible que sur un ou deux points les limites de ce vaste territoire aient été étendues ou restreintes par les nations environnantes ; mais telles en étaient du moins les bornes naturelles et ordinaires. Ce peuple avait le nom générique de Wapanachki, mais il affectionnait celui de Lenni Lenape, qu’il s’était donné, et qui signifie « un peuple sans mélange ». L’auteur avoue franchement que ses connaissances ne vont pas jusqu’à pouvoir énumérer les communautés ou tribus dans lesquelles cette race d’hommes s’est subdivisée. Chaque tribu avait son nom, ses chefs, son territoire particulier pour la chasse, et même son dialecte. Comme les princes féodaux de l’ancien monde, ces peuples se battaient entre eux, et exerçaient la plupart des privilèges de la souveraineté ; mais ils n’en reconnaissaient pas moins une origine commune, leur langue était la même, ainsi que les traditions qui se transmettaient avec une fidélité surprenante. Une branche de ce peuple nombreux occupait les bords d’un beau fleuve connu sous le nom de « Lenapewihittuck ». C’était là que d’un consentement unanime était établie « la Maison Longue » ou « le Feu du Grand Conseil » de la nation.

La tribu possédant la contrée qui forme à présent la partie sud-ouest de la Nouvelle-Angleterre, et cette portion de New-York qui est à l’est de la baie d’Hudson, ainsi qu’une grande étendue de pays qui se prolongeait encore plus vers le sud, était un peuple puissant appelé « les Mohicanni », ou plus ordinairement « les Mohicans ». C’est de ce dernier mot que les Anglais ont fait depuis, par corruption, « Mohegans ».

Les Mohicans étaient encore subdivisés en peuplades. Collectivement, ils le disputaient, sous le rapport de l’antiquité, même à leurs voisins qui possédaient « la Maison Longue » ; mais on leur accordait sans contestation d’être « le fils aîné de leur grand-père ». Cette portion des propriétaires primitifs du sol fut la première dépossédée par les blancs. Le petit nombre qui en reste encore s’est dispersé parmi les autres tribus, et il ne leur reste de leur grandeur et de leur puissance que de tristes souvenirs.

La tribu qui gardait l’enceinte sacrée de la maison du conseil fut distinguée pendant longtemps par le titre flatteur de Lenape ; mais lorsque les Anglais eurent changé le nom du fleuve en celui de « Delaware », ce nouveau nom devint insensiblement celui des habitants. En général ils montrent beaucoup de délicatesse et de discernement dans l’emploi des dénominations. Des nuances expressives donnent plus de clarté à leurs idées, et communiquent souvent une grande énergie à leurs discours.

Dans un espace de plusieurs centaines de milles, le long des frontières septentrionales de la tribu des Lenapes, habitait un autre peuple qui offrait les mêmes subdivisions, la même origine, le même langage, et que ses voisins appelaient Mengwe. Ces sauvages du nord étaient d’abord moins puissants et moins unis entre eux que les Lenapes. Afin de remédier à ce désavantage, cinq de leurs tribus les plus nombreuses et les plus guerrières qui se trouvaient le plus près de la maison du conseil de leurs ennemis se liguèrent ensemble pour se défendre mutuellement ; et ce sont, par le fait, les plus anciennes Républiques Unies dont l’histoire de l’Amérique septentrionale offre quelque trace. Ces tribus étaient les Mohawks, les Oneidas, les Cenecas, les Cayugas et les Onondagas. Par la suite, une tribu vagabonde de la même race, qui s’était avancée près du soleil, vint se joindre à eux, et fut admise à participer à tous les privilèges politiques. Cette tribu (les Tuscaroras) augmenta tellement leur nombre, que les Anglais changèrent le nom qu’ils avaient donné à la confédération, et ils ne les appelèrent plus les Cinq, mais les six Nations. On verra dans le cours de cette relation que le mot nation s’applique tantôt à une tribu et tantôt au peuple entier, dans son acception la plus étendue. Les Mengwes étaient souvent appelés par les Indiens leurs voisins Maquas, et souvent même, par forme de dérision, Mingos. Les Français leur donnèrent le nom d’Iroquois, par corruption sans doute de quelqu’une des dénominations qu’ils prenaient.

Une tradition authentique a conservé le détail des moyens peu honorables que les Hollandais d’un côté, et les Mengwes de l’autre, employèrent pour déterminer les Lenapes à déposer les armes, à confier entièrement aux derniers le soin de leur défense, en un mot à n’être plus, dans le langage figuré des naturels, que des femmes. Si la politique suivie par les Hollandais était peu généreuse, elle était du moins sans danger. C’est de ce moment que date la chute de la plus grande et de la plus civilisée des nations indiennes qui occupaient l’emplacement actuel des États-Unis. Dépouillés par les blancs, opprimés et massacrés par les sauvages, ces malheureux continuèrent encore quelque temps à errer autour de leur maison du conseil, puis, se séparant par bandes, ils allèrent se réfugier dans les vastes solitudes qui se prolongent à l’occident. Semblable à la clarté de la lampe qui s’éteint, leur gloire ne brilla jamais avec plus d’éclat qu’au moment où ils allaient être anéantis.

On pourrait donner encore d’autres détails sur ce peuple intéressant, surtout sur la partie la plus récente de son histoire ; mais l’auteur ne les croit pas nécessaires au plan de cet ouvrage. La mort du pieux et vénérable Heckewelder[2] est sous ce rapport une perte qui ne sera peut-être jamais réparée. Il avait fait une étude particulière de ce peuple ; longtemps il prit sa défense avec autant de zèle que d’ardeur, non moins pour venger sa gloire que pour améliorer sa condition morale.

Après cette courte Introduction, l’auteur livre son ouvrage au lecteur. Cependant la justice ou du moins la franchise exige de lui qu’il recommande à toutes les jeunes personnes dont les idées sont ordinairement resserrées entre les quatre murs d’un salon, à tous les célibataires d’un certain âge qui sont sujets à l’influence du temps, enfin à tous les membres du clergé, si ces volumes leur tombent par hasard entre les mains, de ne pas en entreprendre la lecture. Il donne cet avis aux jeunes personnes qu’il vient de désigner, parce qu’après avoir lu l’ouvrage elles le déclareraient inconvenant ; aux célibataires, parce qu’il pourrait troubler leur sommeil ; aux membres du clergé, parce qu’ils peuvent mieux employer leur temps.





  1. Bien que cette préface soit supprimée dans la dernière édition, nous avons cru qu’elle valait la peine d’être conservée, comme renfermant des éclaircissements qui ne se rencontrent pas dans l’Introduction nouvelle.
  2. Le révérend Heckewelder pourrait être appelé le Las Casas de l’Amérique du Nord. Ses écrits sur les Indiens, auxquels nous emprunterons plus d’une note, ont été consignés dans les Transactions philosophiques américaines, année 1819.