Le Dernier des Mohicans/Chapitre premier

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 13-24).

CHAPITRE PREMIER.


Mon oreille est ouverte. Mon cœur est préparé ; quelque perte que tu puisses me révéler, c’est une perte mondaine ; parle, mon royaume est-il perdu ?
Shakspeare.


C’était un des caractères particuliers des guerres qui ont eu lieu dans les colonies de l’Amérique septentrionale, qu’il fallait braver les fatigues et les dangers des déserts avant de pouvoir livrer bataille à l’ennemi qu’on cherchait. Une large ceinture de forêts, en apparence impénétrables, séparait les possessions des provinces hostiles de la France et de l’Angleterre. Le colon endurci aux travaux et l’Européen discipliné qui combattait sous la même bannière, passaient quelquefois des mois entiers à lutter contre les torrents, et à se frayer un passage entre les gorges des montagnes, en cherchant l’occasion de donner des preuves plus directes de leur intrépidité. Mais, émules des guerriers naturels du pays dans leur patience, et apprenant d’eux à se soumettre aux privations, ils venaient à bout de surmonter toutes les difficultés ; on pouvait croire qu’avec le temps il ne resterait pas dans le bois une retraite assez obscure, une solitude assez retirée pour offrir un abri contre les incursions de ceux qui prodiguaient leur sang pour assouvir leur vengeance, ou pour soutenir la politique froide et égoïste des monarques éloignés de l’Europe.

Sur toute la vaste étendue de ces frontières il n’existait peut-être aucun district qui pût fournir un tableau plus vrai de l’acharnement et de la cruauté des guerres sauvages de cette époque, que le pays situé entre les sources de l’Hudson et les lacs adjacents.

Les facilités que la nature y offrait à la marche des combattants étaient trop évidentes pour être négligées. La nappe allongée du lac Champlain s’étendait des frontières du Canada jusque sur les confins de la province voisine de New-York, et formait un passage naturel dans la moitié de la distance dont les Français avaient besoin d’être maîtres pour pouvoir frapper leurs ennemis. En se terminant du côté du sud, le Champlain recevait les tributs d’un autre lac, dont l’eau était si limpide que les missionnaires jésuites l’avaient choisie exclusivement pour accomplir les rites purificateurs du baptême, et il avait obtenu pour cette raison le titre de lac du Saint-Sacrement. Les Anglais, moins dévots, croyaient faire assez d’honneur à ces eaux pures en leur donnant le nom du monarque qui régnait alors sur eux, le second des princes de la maison de Hanovre. Les deux nations se réunissaient ainsi pour dépouiller les possesseurs sauvages des bois de ses rives, du droit de perpétuer son nom primitif de lac Horican[1].

Baignant de ses eaux des îles sans nombre, et entouré de montagnes, le « saint Lac » s’étendait à douze lieues vers le sud. Sur la plaine élevée qui s’opposait alors au progrès ultérieur des eaux, commençait un portage d’environ douze milles qui conduisait sur les bords de l’Hudson, à un endroit où, sauf les obstacles ordinaires des cataractes, la rivière devenait navigable.

Tandis qu’en poursuivant leurs plans audacieux d’agression et d’entreprise, l’esprit infatigable des Français cherchait même à se frayer un passage par les gorges lointaines et presque impraticables de l’Alleghany, on peut bien croire qu’ils n’oublièrent point les avantages naturels qu’offrait le pays que nous venons de décrire. Il devint de fait l’arène sanglante dans laquelle se livrèrent la plupart des batailles qui avaient pour but de décider de la souveraineté sur les colonies. Des forts furent construits sur les différents points qui commandaient les endroits où le passage était le plus facile, et ils furent pris, repris, rasés et reconstruits, suivant les caprices de la victoire ou les circonstances. Le cultivateur, s’écartant de ce local dangereux, reculait jusque dans l’enceinte des établissements plus anciens ; et des armées plus nombreuses que celles qui avaient souvent disposé de la couronne dans leurs mères-patries s’ensevelissaient dans ces forêts, dont on ne voyait jamais revenir les soldats qu’épuisés de fatigue ou découragés par leurs défaites, semblables enfin à des fantômes sortis du tombeau.

Quoique les arts de la paix fussent inconnus dans cette fatale région, les forêts étaient animées par la présence de l’homme. Les vallons et les clairières retentissaient des sons d’une musique martiale, et les échos des montagnes répétaient les cris de joie d’une jeunesse vaillante et inconsidérée, qui les gravissait, fière de sa force et de sa gaieté, pour s’endormir bientôt dans une longue nuit d’oubli.

Ce fut sur cette scène d’une lutte sanglante que se passèrent les événements que nous allons essayer de rapporter, pendant la troisième année de la dernière guerre que se firent la France et la Grande-Bretagne, pour se disputer la possession d’un pays qui heureusement était destiné à n’appartenir un jour ni à l’une ni à l’autre.

L’incapacité de ses chefs militaires, et une fatale absence d’énergie dans ses conseils à l’intérieur, avaient fait déchoir la Grande-Bretagne de cette élévation à laquelle l’avaient portée l’esprit entreprenant et les talents de ses anciens guerriers et hommes d’État. Elle n’était plus redoutée par ses ennemis, et ceux qui la servaient perdaient rapidement cette confiance salutaire d’où naît le respect de soi-même. Sans avoir contribué à amener cet état de faiblesse, et quoique trop méprisés pour avoir été les instruments de ses fautes, les colons supportaient naturellement leur part de cet abaissement mortifiant. Tout récemment ils avaient vu une armée d’élite, arrivée de cette contrée, qu’ils respectaient comme leur mère-patrie, et qu’ils avaient regardée comme invincible ; une armée conduite par un chef que ses rares talents militaires avaient fait choisir parmi une foule de guerriers expérimentés, honteusement mise en déroute par une poignée de Français et d’Indiens, et n’ayant évité une destruction totale que par le sang-froid et le courage d’un jeune Virginien[2] dont la renommée, grandissant avec les années, s’est répandue depuis jusqu’aux pays les plus lointains de la chrétienté avec l’heureuse influence qu’exerce la vertu[3].

Ce désastre inattendu avait laissé à découvert une vaste étendue de frontières, et des maux plus réels étaient précédés par l’attente de mille dangers imaginaires. Les colons alarmés croyaient entendre les hurlements des sauvages se mêler à chaque bouffée de vent qui sortait en sifflant des immenses forêts de l’ouest. Le caractère effrayant de ces ennemis sans pitié augmentait au delà de tout ce qu’on pourrait dire les horreurs naturelles de la guerre. Des exemples sans nombre de massacres récents étaient encore vivement gravés dans leur souvenir ; et dans toutes les provinces il n’était personne qui n’eût écouté avec avidité la relation épouvantable de quelque meurtre commis pendant les ténèbres, et dont les habitants des forêts étaient les principaux et les barbares acteurs. Tandis que le voyageur crédule et exalté racontait les chances hasardeuses qu’offraient les déserts, le sang des hommes timides se glaçait de terreur, et les mères jetaient un regard d’inquiétude sur les enfants qui sommeillaient en sûreté, même dans les plus grandes villes. En un mot, la crainte, qui grossit tous les objets, commença à l’emporter sur les calculs de la raison et sur le courage. Les cœurs les plus hardis commencèrent à croire que l’événement de la lutte était incertain, et l’on voyait s’augmenter tous les jours le nombre de cette classe abjecte qui croyait déjà voir toutes les possessions de la couronne d’Angleterre en Amérique au pouvoir de ses ennemis chrétiens, ou dévastées par les incursions de leurs sauvages alliés.

Quand donc on apprit au fort qui couvrait la fin du portage situé entre l’Hudson et les lacs, qu’on avait vu Montcalm remonter le Champlain avec une armée aussi nombreuse que les feuilles des arbres des forêts, on ne douta nullement que ce rapport ne fût vrai, et on l’écouta plutôt avec cette lâche consternation de gens cultivant les arts de la paix, qu’avec la joie tranquille qu’éprouve un guerrier en apprenant que l’ennemi se trouve à portée de ses coups.

Cette nouvelle avait été apportée vers la fin d’un jour d’été par un courrier indien chargé aussi d’un message de Munro, commandant le fort situé sur les bords du Saint-Lac, qui demandait qu’on lui envoyât un renfort considérable, sans perdre un instant. On a déjà dit que l’intervalle qui séparait les deux postes n’était pas tout à fait de cinq lieues. Le chemin, ou plutôt le sentier qui communiquait de l’un à l’autre, avait été élargi pour que les chariots pussent y passer, de sorte que la distance que l’enfant de la forêt venait de parcourir en deux heures de temps, pouvait aisément être franchie par un détachement de troupes avec munitions et bagages, entre le lever et le coucher du soleil d’été.

Les fidèles serviteurs de la couronne d’Angleterre avaient nommé l’une de ces citadelles des forêts William-Henry, et l’autre Édouard, noms des deux princes de la famille régnante. Le vétéran écossais que nous venons de nommer avait la garde du premier avec un régiment de troupes provinciales, réellement beaucoup trop faibles pour faire face à l’armée formidable que Montcalm conduisait vers ses fortifications de terre ; mais le second fort était commandé par le général Webb, qui avait sous ses ordres les armées du roi dans les provinces du nord, et sa garnison était de cinq mille hommes. En réunissant les divers détachements qui étaient à sa disposition, cet officier pouvait ranger en bataille une force d’environ le double de ce nombre contre l’entreprenant Français, qui s’était hasardé si imprudemment loin de ses renforts.

Mais, dominés par le sentiment de leur dégradation, les officiers et les soldats parurent plus disposés à attendre dans leurs murailles l’arrivée de leur ennemi qu’à s’opposer à ses progrès en imitant l’exemple que les Français leur avaient donné, au fort Duquesne, en attaquant l’avant-garde anglaise, audace que la fortune avait couronnée.

Lorsqu’on fut un peu revenu de la première surprise occasionnée par cette nouvelle, le bruit se répandit dans toute la ligne du camp retranché qui s’étendait le long des rives de l’Hudson, et qui formait une chaîne de défense extérieure pour le fort, qu’un détachement de quinze cents hommes de troupes d’élite devait se mettre en marche au point du jour pour William-Henry, fort situé à l’extrémité septentrionale du portage. Ce qui d’abord n’était qu’un bruit devint bientôt une certitude, car des ordres arrivèrent du quartier général du commandant en chef, pour enjoindre aux corps qu’il avait choisis pour ce service, de se préparer promptement à partir.

Il ne resta donc plus aucun doute sur les intentions de Webb, et pendant une heure ou deux, on ne vit que des figures inquiètes et des soldats courant çà et là avec précipitation. Les novices dans l’art militaire[4] allaient et venaient d’un endroit à l’autre, et retardaient leurs préparatifs de départ par un empressement dans lequel il entrait autant de mécontentement que d’ardeur. Le vétéran, plus expérimenté, se disposait au départ avec ce sang-froid qui dédaigne toute apparence de précipitation ; quoique ses traits annonçassent le calme, son œil inquiet laissait assez voir qu’il n’avait pas un goût bien prononcé pour cette guerre redoutée des forêts, dont il n’était encore qu’à l’apprentissage.

Enfin le soleil se coucha parmi des flots de lumière derrière les montagnes lointaines situées à l’occident, et lorsque l’obscurité étendit son voile sur la terre en cet endroit retiré, le bruit des préparatifs de départ diminua peu à peu. La dernière lumière s’éteignit enfin sous la tente de quelque officier ; les arbres jetèrent des ombres plus épaisses sur les fortifications et sur la rivière, et il s’établit dans tout le camp un silence aussi profond que celui qui régnait dans la vaste forêt.

Suivant les ordres donnés la soirée précédente, le sommeil de l’armée fut interrompu par le roulement du tambour, que les échos répétèrent, et dont l’air humide du matin porta le bruit de toutes parts jusque dans la forêt, à l’instant où le premier rayon du jour commençait à dessiner la verdure sombre et les formes irrégulières de quelques grands pins du voisinage sur l’azur plus pur de l’horizon oriental. En un instant tout le camp fut en mouvement, jusqu’au dernier soldat ; chacun voulait être témoin du départ de ses camarades, des incidents qui pourraient l’accompagner, et jouir d’un moment d’enthousiasme.

Le détachement choisi fut bientôt en ordre de marche. Les soldats réguliers et soudoyés de la couronne prirent avec fierté la droite de la ligne, tandis que les colons, plus humbles, se rangeaient sur la gauche avec une docilité qu’une longue habitude leur avait rendue facile. Les éclaireurs partirent ; une forte garde précéda et suivit les lourdes voitures qui portaient le bagage ; et dès le point du jour le corps principal des combattants se forma en colonne, et partit du camp avec une apparence de fierté militaire qui servit à assoupir les appréhensions de plus d’un novice qui allait faire ses premières armes. Tant qu’ils furent en vue de leurs camarades, on les vit conserver le même ordre et la même tenue. Enfin le son de leurs fifres s’éloigna peu à peu, et la forêt sembla avoir englouti la masse vivante qui venait d’entrer dans son sein.

La brise avait cessé d’apporter aux oreilles des soldats restés dans le camp le bruit de la marche de la colonne invisible qui s’éloignait ; le dernier des traîneurs avait déjà disparu à leurs yeux ; mais on voyait encore des signes d’un autre départ devant une cabane construite en bois, d’une grandeur peu ordinaire, et devant laquelle étaient en faction des sentinelles connues pour garder la personne du général anglais. Près de là étaient six chevaux caparaçonnés de manière à prouver que deux d’entre eux au moins étaient destinés à être montés par des femmes d’un rang qu’on n’était pas habitué à voir pénétrer si avant dans les lieux déserts de ce pays. Un troisième portait les harnais et les armes d’un officier de l’état-major. La simplicité des accoutrements des autres et les valises dont ils étaient chargés prouvaient qu’ils étaient destinés à des domestiques qui semblaient attendre déjà le bon plaisir de leurs maîtres. À quelque distance de ce spectacle extraordinaire il s’était formé plusieurs groupes de curieux et d’oisifs ; les uns admirant l’ardeur et la beauté du noble cheval de bataille, les autres regardant ces préparatifs avec l’air presque stupide d’une curiosité vulgaire. Il y avait pourtant parmi eux un homme qui, par son air et ses gestes, faisait une exception marquée à ceux qui composaient cette dernière classe de spectateurs.

L’extérieur de ce personnage était défavorable au dernier point, sans offrir aucune difformité particulière. Debout, sa taille surpassait celle de ses compagnons ; assis, il paraissait réduit au-dessous de la stature ordinaire de l’homme. Tous ses membres offraient le même défaut d’ensemble. Il avait la tête grosse, les épaules étroites, les bras longs, les mains petites et presque délicates, les cuisses et les jambes grêles, mais d’une longueur démesurée, et ses genoux monstrueux l’étaient moins encore que les deux pieds qui soutenaient cet étrange ensemble.

Les vêtements mal assortis de cet individu ne servaient qu’à faire ressortir encore davantage le défaut évident de ses proportions. Il avait un habit bleu de ciel, à pans larges et courts, à collet bas ; il portait des culottes collantes de maroquin jaune, et nouées à la jarretière par une bouffette flétrie de rubans blancs ; des bas de coton rayés, et des souliers à l’un desquels était attaché un éperon, complétaient le costume de la partie inférieure de son corps. Rien n’en était dérobé aux yeux ; au contraire, il semblait s’étudier à mettre en évidence toutes ses beautés, soit par simplicité, soit par vanité. De la poche énorme d’une grande veste de soie plus qu’à demi usée et ornée d’un grand galon d’argent terni, sortait un instrument qui, vu dans une compagnie aussi martiale, aurait pu passer pour quelque engin de guerre dangereux et inconnu. Quelque petit qu’il fût, cet instrument avait excité la curiosité de la plupart des Européens qui se trouvaient dans le camp, quoique la plupart des colons le maniassent sans crainte et même avec la plus grande familiarité. Un énorme chapeau, de même forme que ceux que portaient les ecclésiastiques depuis une trentaine d’années, prêtait une sorte de dignité à une physionomie qui annonçait plus de bonté que d’intelligence, et qui avait évidemment besoin de ce secours artificiel pour soutenir la gravité de quelque fonction extraordinaire.

Tandis que les différents groupes de soldats se tenaient à quelque distance de l’endroit où l’on voyait ces nouveaux préparatifs de voyage, par respect pour l’enceinte sacrée du quartier général de Webb, le personnage que nous venons de décrire s’avança au milieu des domestiques, qui attendaient avec les chevaux, dont il faisait librement la censure et l’éloge, suivant que son jugement trouvait occasion de les louer ou de les critiquer.

— Je suis porté à croire, l’ami, dit-il d’une voix aussi remarquable par sa douceur que sa personne l’était par le défaut de ses proportions, que cet animal n’est pas né en ce pays, et qu’il vient de quelque contrée étrangère, peut-être de la petite île au delà des mers. Je puis parler de pareilles choses, sans me vanter, car j’ai vu deux ports, celui qui est situé à l’embouchure de la Tamise et qui porte le nom de la capitale de la vieille Angleterre, et celui qu’on appelle Newhaven ; et j’y ai vu les capitaines de senaux et de brigantins charger leurs bâtiments d’une foule d’animaux à quatre pieds, comme dans l’arche de Noé, pour aller les vendre à la Jamaïque ; mais jamais je n’ai vu un animal qui ressemblât si bien au cheval de guerre décrit dans l’Écriture :

— « Il bat la terre du pied, se réjouit en sa force, et va à la rencontre des hommes armés. Il hennit au son de la trompette ; il flaire de loin la bataille, le tonnerre des capitaines, et le cri de triomphe. » — Il semblerait que la race des chevaux d’Israël s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Ne le pensez-vous pas, l’ami ?

Ne recevant aucune réponse à ce discours extraordinaire, qui à la vérité, étant prononcé d’une voix sonore quoique douce, semblait mériter quelque attention, celui qui venait d’emprunter ainsi le langage des livres saints leva les yeux sur l’être silencieux auquel il s’était adressé par hasard, et il trouva un nouveau sujet d’admiration dans l’individu sur qui tombèrent ses regards. Ils restaient fixés sur la taille droite et raide du coureur indien qui avait apporté au camp de si fâcheuses nouvelles la soirée précédente. Quoique ses traits fussent dans un état de repos complet, et qu’il semblât regarder avec une apathie stoïque la scène bruyante et animée qui se passait autour de lui, on remarquait en lui, au milieu de sa tranquillité, un air de fierté sombre fait pour attirer des yeux plus clairvoyants que ceux de l’homme qui le regardait avec un étonnement qu’il ne cherchait pas à cacher. L’habitant des forêts portait le tomahawk[5] et le couteau de sa tribu, et cependant son extérieur n’était pas tout à fait celui d’un guerrier. Au contraire, toute sa personne avait un air de négligence semblable à celle qui aurait pu être la suite d’une grande fatigue dont il n’aurait pas encore été complètement remis. Les couleurs dont les sauvages composent le tatouage de leur corps quand ils s’apprêtent à combattre, s’étaient fondues et mélangées sur des traits qui annonçaient la fierté, et leur donnaient un caractère encore plus repoussant ; son œil seul, brillant comme une étoile au milieu des nuages qui s’amoncellent dans le ciel, conservait tout son feu naturel et sauvage. Ses regards pénétrants, mais circonspects, rencontrèrent un instant ceux de l’Européen, et changèrent aussitôt de direction, soit par astuce, soit par dédain.

Il est impossible de dire quelle remarque ce court instant de communication silencieuse entre deux êtres si singuliers aurait inspirée au grand Européen, si la curiosité active de celui-ci ne se fût portée vers d’autres objets. Un mouvement général qui se fit parmi les domestiques, et le son de quelques voix douces, annoncèrent l’arrivée de celles qu’on attendait pour mettre la cavalcade en marche. L’admirateur du beau cheval de guerre fit aussitôt quelques pas en arrière pour aller rejoindre une petite jument maigre à tous crins, qui paissait un reste d’herbe fanée dans le camp. Appuyant un coude sur une couverture qui tenait lieu de selle, il s’arrêta pour voir le départ, tandis qu’un poulain achevait tranquillement son repas du matin de l’autre côté de la mère.

Un jeune homme, avec l’uniforme des troupes royales, conduisit vers leurs coursiers deux dames qui, à en juger par leur costume, se disposaient à braver les fatigues d’un voyage à travers les bois. L’une d’elles, celle qui paraissait la plus jeune, quoique toutes deux fussent encore dans leur jeunesse, laissa entrevoir son beau teint, ses cheveux blonds, ses yeux d’un bleu foncé, tandis qu’elle permettait à l’air du matin d’écarter le voile vert attaché à son chapeau de castor. Les teintes dont on voyait encore au-dessus des pins l’horizon chargé du côté de l’orient, n’étaient ni plus brillantes ni plus délicates que les couleurs de ses joues, et le beau jour qui commençait n’était pas plus attrayant que le sourire animé qu’elle accorda au jeune officier tandis qu’il l’aidait à se mettre en selle. La seconde, qui semblait obtenir une part égale des attentions du galant militaire, cachait ses charmes aux regards des soldats avec un soin qui paraissait annoncer l’expérience de quatre à cinq années de plus. On pouvait pourtant voir que toute sa personne, dont la grâce était relevée par son habit de voyage, avait plus d’embonpoint et de maturité que celle de sa compagne.

Dès qu’elles furent en selle, le jeune officier sauta lestement sur son beau cheval de bataille, et tous trois saluèrent Webb, qui, par politesse, resta à la porte de sa cabane jusqu’à ce qu’ils fussent partis. Détournant alors la tête de leurs chevaux, ils prirent l’amble, suivis de leurs domestiques, et se dirigèrent vers la sortie septentrionale du camp.

Pendant qu’elles parcouraient cette courte distance, on ne les entendit pas prononcer une parole ; seulement la plus jeune des deux dames poussa une légère exclamation lorsque le coureur indien passa inopinément près d’elle pour se mettre en avant de la cavalcade sur la route militaire. Ce mouvement subit de l’Indien n’arracha pas un cri d’effroi à la seconde, mais dans sa surprise elle laissa aussi son voile se soulever, et ses traits indiquaient en même temps la pitié, l’admiration et l’horreur, tandis que ses yeux noirs suivaient tous les mouvements du sauvage. Les cheveux de cette dame étaient noirs et brillants comme le plumage du corbeau ; son teint n’était pas brun, mais coloré ; cependant il n’y avait rien de vulgaire ni d’outré dans cette physionomie parfaitement régulière et pleine de dignité. Elle sourit comme de pitié du moment d’oubli auquel elle s’était laissé entraîner, et en souriant, elle montra des dents d’une blancheur éclatante. Rabattant alors son voile, elle baissa la tête, et continua à marcher en silence, comme si ses pensées eussent été occupées de toute autre chose que de la scène qui l’entourait.



  1. Comme chaque tribu indienne a son langage ou son dialecte, elles donnent ordinairement différents noms aux mêmes lieux, quoique presque tous leurs termes soient descriptifs. Ainsi la traduction littérale du nom de cette belle pièce d’eau adopté par la tribu qui habite ces rivages, est « La Queue du Lac ». Le lac Georges, comme on l’appelait vulgairement, et comme il est maintenant légalement appelé, forme une espèce de queue au lac Champlain, lorsqu’on le regarde sur la carte. De là vient le nom.
  2. Ce jeune Virginien était Washington lui-même, alors colonel d’un régiment de troupes provinciales ; le général dont il est ici question est le malheureux Braddock, qui fut tué et perdit par sa présomption la moitié de son armée. La réputation militaire de Washington date de cette époque : il conduisit habilement la retraite et sauva le reste des troupes. Cet événement eut lieu en 1755. Washington était né en 1732 ; il n’avait donc que vingt-trois ans. Suivant une tradition populaire, un chef sauvage prédit que le jeune Virginien ne serait jamais tué dans une bataille ; il avait même vainement tiré sur lui plusieurs fois, et son adresse était cependant remarquable ; mais Washington fut le seul officier à cheval de l’armée américaine qui ne fut pas blessé ou tué dans cette déroute.
  3. Washington, qui avertit plus tard, mais inutilement, le général européen de la position dangereuse dans laquelle il se plaçait sans nécessité, sauva le reste de l’armée anglaise, dans cette occasion, par sa décision et son courage. La réputation que s’acquit Washington dans cette bataille fut la principale cause du choix que l’on fit de lui plus tard pour commander les armées américaines. Une circonstance digne de remarque, c’est que, tandis que toute l’Amérique retentissait de la gloire dont il venait de se couvrir, son nom ne fut inscrit dans aucun bulletin d’Europe sur cette bataille. C’est de cette manière que la mère patrie cachait même la gloire des Américains, pour obéir à son système d’oppression.
  4. Les nouvelles levées.
  5. Un tomahawk est une petite hache. Avant l’arrivée des colons européens, les tomahawks étaient faits avec des pierres ; aujourd’hui les blancs les fabriquent eux-mêmes avec du fer, et les vendent aux sauvages. Il y a deux espèces de tomahawks, le tomahawk à pipe et le tomahawk sans pipe. Le premier ne peut être lancé, la tête de la hache formant un fourneau de pipe, et le manche un tuyau : c’est le second que les sauvages manient et jettent avec une adresse remarquable comme le dgerid des Maures.