Le Dernier des Mohicans/Chapitre XXIX

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 352-365).

CHAPITRE XXIX

L’assemblée s’assit, et surpassant par sa taille les autres chefs, Achille s’adressa en ces mots au roi des hommes.
L’Homère de Pope.


Au premier rang des prisonniers se trouvait Cora, dont les bras entrelacés dans ceux d’Alice annonçaient toute l’ardeur de sa tendresse pour sa sœur. Malgré l’air terrible et menaçant des sauvages qui l’entouraient de tous côtés, l’âme noble de cette fille généreuse ne craignait rien pour elle, et ses regards restaient attachés sur les traits pâles et déconcertés de la tremblante Alice.

Auprès d’elles, Heyward, immobile, semblait prendre un si vif intérêt aux deux sœurs, que, dans ce moment d’angoisse, son cœur établissait à peine une distinction en faveur de celle qu’il aimait le plus. Œil-de-Faucon s’était placé un peu en arrière, par déférence pour le rang de ses compagnons, rang que la fortune, en les accablant des mêmes coups, avait paru vouloir lui faire oublier, mais qu’il n’en respectait pas moins. Uncas n’était pas parmi eux.

Lorsque le silence le plus parfait fut rétabli, après la pause d’usage, cette pause longue et solennelle, un des deux chefs âgés, qui étaient assis auprès du patriarche, se leva, et demanda à haute voix, en anglais très intelligible :

— Lequel de mes prisonniers est la Longue-Carabine ?

Duncan et le chasseur gardèrent le silence. Le premier promena ses regards sur la grave et silencieuse assemblée, et il recula d’un pas lorsqu’ils tombèrent sur Magua, dont la figure peignait la malice et la perfidie. Il reconnut aussitôt que c’était à l’instigation secrète de ce rusé sauvage qu’ils étaient traduits devant la nation, et il résolut de mettre tout en œuvre pour s’opposer à l’exécution de ses sinistres desseins. Il avait déjà vu un exemple de la manière sommaire dont les Indiens se faisaient justice, et il craignait que son compagnon ne fût destiné à en servir à son tour. Dans cette conjoncture critique, sans s’arrêter à de timides réflexions, il se détermina sur-le-champ à protéger son ami, quelque danger qu’il dût courir lui-même. Cependant, avant qu’il eût eu le temps de répondre, la question fut répétée avec plus de force et de véhémence.

— Donnez-nous des armes ! s’écria le jeune homme avec fierté, mettez-nous dans ces bois : nos actions parleront pour nous !

— C’est le guerrier dont le nom a rempli nos oreilles, reprit le chef en regardant Heyward avec cet intérêt, cette curiosité vive qu’on ne peut manquer d’éprouver quand on voit pour la première fois un homme que sa gloire ou ses malheurs, ses vertus ou ses crimes ont rendu célèbre. D’où vient que l’homme blanc est venu dans le camp des Delawares ? Qui l’amène ?

— Le besoin. Je viens chercher de la nourriture, un abri et des amis.

— Ce ne saurait être. Les bois sont remplis de gibier. La tête d’un guerrier n’a besoin pour abri que d’un ciel sans nuage ; et les Delawares sont les ennemis, et non les amis des Yengeese. Allez, votre bouche a parlé, mais votre cœur n’a rien dit.

Duncan, ne sachant trop ce qu’il devait répondre, garda le silence ; mais le chasseur, qui avait tout écouté attentivement, s’avança hardiment, et prit à son tour la parole.

— Si je n’ai pas répondu, dit-il, au nom de la Longue-Carabine, ne croyez pas que ce soit ou par honte ou par crainte ; ces deux sentiments sont inconnus à l’honnête homme. Mais je ne reconnais pas aux Mingos le droit de donner un nom à celui dont les services ont mérité de la part de ses amis un surnom plus honorable, surtout lorsque ce nom est une insulte et un mensonge ; car le tueur de daims est un bon et franc fusil, et non pas une carabine. Toutefois, je suis l’homme qui reçut des miens le nom de Nathanias ; des Delawares qui habitent les bords de la rivière du même nom, le titre flatteur d’Œil-de-Faucon, et que les Iroquois se sont permis de surnommer la Longue-Carabine, sans que rien pût les y autoriser.

Tous les yeux, qui jusque alors étaient restés gravement attachés sur Duncan, se portèrent à l’instant sur les traits mâles et nerveux de ce nouveau prétendant à un titre aussi glorieux. Ce n’était pas un spectacle bien extraordinaire de voir deux personnes se disputer un si grand honneur ; car les imposteurs, quoique rares, n’étaient pas inconnus parmi les sauvages ; mais il importait essentiellement aux Delawares, qui voulaient être tout à la fois justes et sévères, de connaître la vérité. Quelques-uns des vieillards se consultèrent entre eux, et le résultat de cette conférence parut être d’interroger leur hôte à ce sujet.

— Mon frère a dit qu’un serpent s’était glissé dans mon camp, dit le chef à Magua ; quel est-il ?

Le Huron montra du doigt le chasseur ; mais il continua à garder le silence.

— Un sage Delaware prêtera-t-il l’oreille aux aboiements d’un loup ? s’écria Duncan confirmé encore plus dans l’idée que son ancien ennemi n’avait que de mauvaises intentions ; un chien ne ment jamais ; mais quand a-t-on vu un loup dire la vérité ?

Les yeux de Magua lancèrent des éclairs ; puis tout à coup se rappelant la nécessité de conserver sa présence d’esprit, il se détourna d’un air de dédain, bien convaincu que la sagacité des Indiens ne se laisserait pas éblouir par des paroles. Il ne se trompait pas, car après une nouvelle consultation fort courte, le même chef qui avait déjà pris la parole se tourna de son côté, et lui fit part de la détermination des vieillards, quoique dans les termes les plus circonspects.

— Mon frère, lui dit-il, a été traité d’imposteur, et ses amis en sont dans la peine. Ils montreront qu’il a dit vrai. Qu’on donne des fusils à mes prisonniers, et qu’ils prouvent par des faits lequel des deux est le guerrier que nous voulons connaître.

Magua vit bien que dans le fond cette épreuve n’était proposée que parce qu’on se méfiait de lui ; mais il feignit de ne la considérer que comme un hommage qui lui était rendu. Il fit donc un signe d’assentiment, sachant bien que le chasseur était trop bon tireur pour que le résultat de l’épreuve ne confirmât point ce qu’il avait dit. Des armes furent mises aussitôt entre les mains des deux amis rivaux, et ils reçurent l’ordre de tirer, au-dessus de la multitude assise, contre un vase de terre qui se trouvait par hasard sur un tronc d’arbre, à cinquante verges environ (cent cinquante pieds) de l’endroit où ils étaient placés.

Heyward sourit en lui-même à l’idée du défi qu’il était appelé à soutenir contre le chasseur ; mais il n’en résolut pas moins de persister dans son généreux mensonge, jusqu’à ce qu’il connût les projets de Magua. Il prit donc le fusil, visa à trois reprisés différentes avec le plus grand soin, et fit feu. La balle fendit l’arbre à quelques pouces du vase, et un cri général de satisfaction annonça que cette épreuve avait donné la plus haute idée de son habileté à manier son arme. Œil-de-Faucon lui-même inclina la tête, comme pour dire que c’était mieux qu’il ne s’y était attendu. Mais au lieu de manifester l’intention d’entrer en lutte et de disputer au moins le prix de l’adresse à son heureux rival, il resta plus d’une minute appuyé sur son fusil, dans l’attitude d’un homme qui est plongé dans de profondes réflexions. Il fut tiré de cette rêverie par l’un des jeunes Indiens qui avaient fourni les armes, et qui lui frappa sur l’épaule en lui disant en très mauvais anglais :

— L’autre blanc peut-il en faire autant ?

— Oui ! Huron ! s’écria le chasseur en regardant Magua, et sa main droite saisit le fusil et l’agita en l’air avec autant d’aisance que si c’eût été un roseau ; oui, Huron, je pourrais vous étendre à mes pieds à présent, aucune puissance de la terre ne saurait m’en empêcher. Le faucon qui fond sur la colombe n’est pas plus sûr de son vol que je ne le suis de mon coup, si je voulais vous envoyer une balle à travers le cœur ! Et pourquoi ne le fais-je pas ? — Pourquoi ? parce que les lois qui régissent ceux de ma couleur me le défendent, et que je pourrais attirer par là de nouveaux malheurs sur des têtes innocentes ! Si vous savez ce que c’est qu’un Dieu, remerciez-le donc, remerciez-le du fond de votre cœur ; vous aurez raison !

L’air du chasseur, ses yeux étincelants, ses joues enflammées, jetèrent une sorte de terreur respectueuse dans l’âme de tous ceux qui l’entendaient. Les Delawares retinrent leur haleine pour mieux concentrer leur attention ; et Magua, sans ajouter pourtant une entière confiance aux paroles rassurantes de son ennemi, resta aussi calme, aussi immobile au milieu de la foule dont il était entouré que s’il eût été cloué à la place où il se trouvait.

— Faites-en autant, répéta le jeune Delaware qui était auprès du chasseur.

— Que j’en fasse autant, insensé ! que j’en fasse autant ! s’écria Œil-de-Faucon en brandissant de nouveau son arme au-dessus de sa tête, d’un air menaçant, quoique ses yeux ne cherchassent plus la personne de Magua.

— Si l’homme blanc est le guerrier qu’il prétend être, dit le chef, qu’il frappe plus près du but.

Le chasseur fit un éclat de rire si bruyant pour exprimer son mépris, que le bruit fit tressaillir Heyward, comme s’il eût entendu des sons surnaturels. Œil-de-Faucon laissa tomber lourdement le fusil sur la main gauche qu’il avait étendue ; au même instant le coup partit, comme si la secousse seule eût occasionné l’explosion ; le vase de terre brisé vola en mille éclats, et les débris retombèrent avec fracas sur le tronc. Presque en même temps on entendit un nouveau bruit ; c’était le fusil que le chasseur avait laissé tomber dédaigneusement à terre.

La première impression produite par une scène aussi étrange fut un sentiment exclusif d’admiration. Bientôt après un murmure confus circula dans les rangs de la multitude ; insensiblement ce murmure devint plus distinct, et annonça qu’il régnait parmi les spectateurs une grande diversité d’opinions. Tandis que quelques-uns témoignaient hautement l’admiration que leur inspirait une adresse aussi inouïe, le reste de la peuplade, et c’était de beaucoup le plus grand nombre, semblait croire que ce succès n’était dû qu’au hasard. Heyward s’empressa de confirmer une opinion qui favorisait ses prétentions.

— C’est un hasard ! s’écria-t-il ; personne ne saurait tirer sans avoir ajusté son coup.

— Un hasard ! répéta le chasseur qui, s’échauffant de plus en plus, voulait alors à tout prix établir son identité, et auquel Heyward faisait en vain des signes pour l’engager à ne pas le démentir. — Ce Huron pense-t-il aussi que c’est un hasard ? S’il le pense, donnez-lui un autre fusil, placez-nous face à face, et l’on verra lequel a le coup d’œil le plus juste. Je ne vous fais pas cette offre, major, car notre sang est de la même couleur, et nous servons le même maître.

— Il est évident que le Huron est un imposteur, dit froidement Heyward ; vous l’avez entendu vous-même affirmer que vous étiez la Longue-Carabine.

Il serait impossible de dire à quelles assertions violentes Œil-de-Faucon ne se fût point porté dans son désir opiniâtre de constater son identité, si le vieux Delaware ne se fût entremis de nouveau.

— Le faucon qui vient des nuages sait y retourner quand il le veut, dit-il ; donnez-leur des fusils.

Pour cette fois, le chasseur saisit l’arme avec ardeur, et quoique Magua épiât avec soin ses moindres mouvements, il crut n’avoir rien à craindre.

— Eh bien ! qu’il soit constaté en présence de cette peuplade de Delawares quel est le meilleur tireur, s’écria le chasseur en frappant sur le chien de son fusil avec ce doigt qui avait fait partir tant de balles meurtrières. Vous voyez la gourde qui pend à cet arbre là-bas, major ; puisque vous êtes si bon tireur, voyez si vous pourrez l’atteindre.

Duncan regarda le but qui lui était proposé, et il se prépara à renouveler l’épreuve. La gourde était un de ces petits vases qui servent à l’usage habituel des Indiens ; elle était suspendue par une attache de peau de daim à une branche morte d’un pin peu élevé : la distance était au moins de cent verges (trois cents pieds).

Telles sont les bizarreries de l’amour-propre, que le jeune officier, malgré le peu de cas qu’il faisait du suffrage des sauvages qui s’étaient constitués ses arbitres, oublia la première cause du défi pour être tout entier au désir de l’emporter. On a déjà vu que son adresse n’était pas à dédaigner, et il résolut de profiter de tous ses avantages. Sa vie eût-elle dépendu du coup qu’il allait tirer, il n’aurait pu mettre plus de soin à viser. Il fit feu, et trois ou quatre jeunes Indiens, qui s’étaient précipités aussitôt vers le but, annoncèrent à grands cris que la balle était dans l’arbre, à très peu de distance de la gourde. Les guerriers poussèrent des acclamations unanimes, et leurs regards se portèrent sur son rival pour observer ce qu’il allait faire.

— C’est assez bien pour les troupes royales d’Amérique, dit Œil-de-Faucon en riant à sa manière ; mais si mon fusil s’était souvent détourné autant du but qu’il devait atteindre, combien de martinets dont la peau est dans le manchon d’une dame courraient encore dans les bois ! combien de Mingos sanguinaires qui sont allés rendre leur dernier compte exerceraient encore aujourd’hui leurs ravages au milieu des provinces ! J’espère que la squaw à qui appartient la gourde en a d’autres dans son wigwam ; car celle-ci ne contiendra plus jamais d’eau.

Tout en parlant, le chasseur avait chargé son fusil, et lorsqu’il eut fini il retira un pied en arrière, et leva lentement l’arme de terre. Lorsqu’elle fut parfaitement de niveau, il la laissa un seul instant dans une immobilité complète ; on eût dit que l’homme et le fusil étaient de pierre. Pendant cette pause d’un moment, l’arme partit en jetant une flamme claire et brillante. Les jeunes Indiens s’élancèrent de nouveau au pied de l’arbre ; ils cherchèrent de tous côtés, mais inutilement : ils revinrent dire qu’ils n’avaient vu nulle part la trace de la balle.

— Va, dit le vieux chef au chasseur d’un ton de mépris ; tu es un loup sous la peau d’un chien. Je vais parler à la Longue-Carabine des Yengeese.

— Ah ! si j’avais l’arme qui vous a fourni le nom dont vous vous servez, je m’engagerais à couper l’attache, et à faire tomber la gourde au lieu de la percer, s’écria Œil-de-Faucon sans se laisser intimider par le ton sévère du vieillard. Insensés ! si vous voulez trouver la balle lancée par un bon tireur de ces bois, ce n’est pas autour du but, c’est dans le but même qu’il faut la chercher.

Les jeunes Indiens comprirent à l’instant ce qu’il voulait dire ; car cette fois il avait parlé dans la langue des Delawares. Ils coururent arracher la gourde de l’arbre, et l’élevant en l’air en poussant des cris de joie, ils montrèrent que la balle l’avait traversée par le milieu, et en avait percé le fond.

À cette vue, un cri d’admiration partit de la bouche de tous les guerriers présents. La question se trouva décidée, et Œil-de-Faucon vit enfin reconnaître ses droits à son honorable, mais dangereux surnom. Ces regards de curiosité et d’admiration qui s’étaient de nouveau concentrés sur Heyward, se reportèrent tous sur le chasseur, qui devint l’objet de l’attention générale pour les êtres simples et naïfs dont il était entouré. Lorsque le calme fut rétabli, le vieux chef reprit son interrogatoire.

— Pourquoi avez-vous cherché à boucher mes oreilles ? dit-il en s’adressant à Duncan ; croyez-vous les Delawares assez insensé pour ne pas distinguer la jeune panthère du chat sauvage ?

— Ils reconnaîtront bientôt que le Huron n’est qu’un oiseau qui gazouille, dit Duncan, cherchant à imiter le langage figuré des Indiens.

— C’est bon, nous saurons qui prétend fermer nos oreilles. Mon frère, ajouta le chef en regardant Magua, les Delawares écoutent.

Lorsqu’il se vit interpellé directement, le Huron se leva, et s’avançant d’un pas grave et délibéré au centre du cercle, en face des prisonniers, il parut se disposer à prendre la parole. Cependant avant d’ouvrir la bouche il promena lentement ses regards sur toutes les figures qui l’entouraient, comme pour mettre ses expressions à la portée de ses auditeurs. Ses yeux, en se portant sur Œil-de-Faucon, exprimèrent une inimitié respectueuse ; en se dirigeant sur Duncan, une haine implacable ; ils s’arrêtèrent à peine sur la tremblante Alice ; mais lorsqu’ils tombèrent sur Cora, à qui son maintien fier et hardi ne faisait rien perdre de ses charmes, ils s’y fixèrent un instant avec une expression qu’il eût été difficile de définir. Alors, poursuivant ses sinistres desseins, il parla dans la langue des Canadiens, langue qu’il savait être comprise de la plupart de ses auditeurs.

— L’Esprit qui fit les hommes leur donna des couleurs différentes, dit en commençant le Renard-Subtil. Les uns sont plus noirs que l’ours des forêts. Il dit que ceux-là seraient esclaves ; et il leur ordonna de travailler à jamais, comme le castor : vous pouvez les entendre gémir, lorsque le vent du midi vient à souffler ; leurs gémissements se font entendre au-dessus des beuglements des buffles, le long des bords de la grande eau salée, où les grands canots qui vont et viennent en sont chargés. À d’autres il donna une peau plus blanche que l’hermine, il leur commanda d’être marchands, chiens pour leurs femmes, et loups pour leurs esclaves. Il voulut que, comme les pigeons, ils eussent des ailes qui ne se lassassent jamais ; des petits plus nombreux que les feuilles sur les arbres, un appétit à dévorer la terre. Il leur donna la langue perfide du chat sauvage, le cœur des lapins, la malice du pourceau, mais non pas celle du renard, et des bras plus longs que les pattes de la souris ; avec sa langue cette race bouche les oreilles des Indiens ; son cœur lui apprend à payer des soldats pour se battre ; sa malice lui enseigne le moyen d’accumuler pour son usage tous les biens du monde ; et ses bras entourent la terre depuis les bords de l’eau salée jusqu’aux îles du grand lac. Sa gloutonnerie la rend insatiable ; Dieu lui a donné suffisamment, et cependant elle veut tout avoir. Tels sont les blancs. — D’autres enfin ont reçu du grand Esprit des peaux plus brillantes et plus rouges que le soleil qui nous éclaire, ajouta Magua en montrant par un geste expressif cet astre resplendissant qui cherchait à percer le brouillard humide qui couvrait l’horizon ; — et ceux-là furent ses enfants de prédilection ; il leur donna cette île telle qu’il l’avait faite, couverte d’arbres et remplie de gibier. Le vent fit leurs clairières, et le soleil et les pluies mûrirent leurs fruits ; quel besoin avaient-ils de routes pour voyager ? ils semaient au travers des rochers ; lorsque les castors travaillaient, ils restaient étendus à l’ombre et regardaient. Les vents les rafraîchissaient dans l’été ; dans l’hiver, des peaux leur prêtaient leur chaleur. S’ils se battaient entre eux, c’était pour prouver qu’ils étaient hommes. Ils étaient braves, ils étaient justes, ils étaient heureux.

Ici l’orateur s’arrêta et regarda de nouveau autour de lui, pour voir si sa légende avait excité dans l’esprit de ses auditeurs l’intérêt qu’il espérait : il vit les yeux fixés avidement sur lui, les têtes droites, les narines ouvertes, comme si chaque individu présent se fût senti animé du désir de rétablir sa race dans tous ses droits.

— Si le grand Esprit donna des langues différentes à ses enfants rouges, ajouta-t-il d’une voix basse, lente et lugubre, ce fut pour que tous les animaux pussent le comprendre. Il plaça les uns au milieu des neiges avec les ours ; il en mit d’autres près du soleil couchant, sur la route qui conduit aux bois heureux où nous chasserons après notre mort ; d’autres sur les terres qui entourent les grandes eaux douces ; mais à ses enfants les plus chers il donna les sables du lac salé ; mes frères savent-ils le nom de ce peuple favorisé ?

— C’étaient les Lenapes, s’écrièrent en même temps vingt voix empressées.

— C’étaient les Lenni-Lenapes, reprit Magua en affectant d’incliner la tête par respect pour leur ancienne grandeur. Le soleil se levait du sein de l’eau qui était salée, et il se couchait dans l’eau qui était douce ; jamais il ne se cachait à leurs yeux : mais est-ce à moi, à un Huron des bois, à faire connaître à un peuple sage ses propres traditions ? pourquoi retracer leur infortune, leur ancienne grandeur, leurs exploits, leur gloire, leur prospérité, leurs revers, leurs défaites, leur décadence ? n’y a-t-il pas quelqu’un parmi eux qui a vu tout cela, et qui sait que c’est la vérité ? — J’ai dit ; ma langue est muette, mais mes oreilles sont ouvertes.

Il cessa de parler, et tous les yeux se tournèrent en même temps par un mouvement unanime vers le vénérable Tamenund. Depuis qu’il s’était assis, jusqu’à ce moment, les lèvres du patriarche étaient restées fermées, et à peine avait-il donné le moindre signe de vie. Il s’était tenu courbé presque jusqu’à terre, sans paraître prendre aucun intérêt à ce qui se passait autour de lui pendant le commencement de cette scène solennelle, lorsque le chasseur avait établi son identité d’une manière si palpable. Cependant lorsque Magua prit la parole et qu’il sut graduer avec art les inflexions de sa voix, Tamenund parut reprendre quelque connaissance, et une ou deux fois même il leva la tête, comme pour écouter. Enfin le Renard-Subtil ayant prononcé le nom de sa nation, les paupières du vieillard s’entr’ouvrirent, et il regarda la multitude avec cette expression vague, insignifiante, qui semble devoir être celle des spectres dans le tombeau. Alors il fit un effort pour se lever, et, soutenu par les deux chefs placés à ses côtés, il resta debout, dans une position propre à commander le respect, quoique l’âge fît fléchir sous lui ses genoux.

— Qui parle des enfants des Lenapes ? dit-il d’une voix sourde et gutturale qui se faisait entendre distinctement à cause du religieux silence observé par le peuple ; qui parle de choses qui ne sont plus ? L’œuf ne se change-t-il pas en ver, et le ver en mouche ? La mouche ne périt-elle pas ? Pourquoi parler aux Delawares des biens qu’ils ont perdus ! Remercions plutôt le Manitou de ceux qu’il leur a laissés.

— C’est un Wyandot, dit Magua en s’approchant davantage de la plate-forme grossière sur laquelle le vieillard était placé, c’est un ami de Tamenund.

— Un ami ! répéta le sage ; et son front se couvrit d’un sombre nuage qui donna à sa physionomie une partie de cette sévérité qui avait rendu son regard si terrible lorsqu’il n’était encore qu’au milieu de sa carrière. — Les Mingos sont-ils maîtres de la terre ? Un Huron ici ! Que veut-il ?

— Justice ! Ses prisonniers sont au pouvoir de ses frères, et il vient les réclamer.

Tamenund tourna la tête du côté de l’un des chefs qui le soutenaient, et écouta les courtes explications que celui-ci lui donna. Ensuite envisageant Magua, il le regarda un instant avec une profonde attention ; puis il dit à voix basse et avec une répugnance marquée :

— La justice est la loi du grand Manitou. Mes enfants, offrez des aliments à l’étranger. Ensuite, Huron, prends ton bien et laisse-nous.

Après avoir prononcé ce jugement solennel, le patriarche s’assit et ferma de nouveau les yeux, comme s’il préférait les images que la maturité de son expérience lui offrait dans son cœur, aux objets visibles du monde. Ce décret une fois rendu, il n’y avait pas un seul Delaware assez audacieux pour se permettre le moindre murmure, à plus forte raison la moindre opposition. À peine ces paroles étaient-elles prononcées que quatre ou cinq des jeunes guerriers, s’élançant derrière Heyward et le chasseur, leur passèrent des liens autour des bras avec tant de rapidité et d’adresse que les deux prisonniers se trouvèrent dans l’impossibilité de faire aucun mouvement. Le premier était trop occupé de soutenir la malheureuse Alice, qui presque insensible était appuyée sur son bras, pour soupçonner leurs intentions avant qu’elles fussent exécutées ; et le second, qui regardait même les peuplades ennemies des Delawares comme une race d’êtres supérieurs, se soumit sans résistance. Peut-être n’eût-il pas été si endurant s’il avait entendu le dialogue qui venait d’avoir lieu dans une langue qu’il ne comprenait pas bien.

Magua jeta un regard de triomphe sur toute l’assemblée avant de procéder à l’exécution de ses desseins. Voyant que les hommes étaient hors d’état de résister, il tourna les yeux sur celle qui était pour lui le bien le plus précieux. Cora lui lança un regard si ferme et si calme que sa résolution faillit l’abandonner. Se rappelant alors l’artifice qu’il avait déjà employé, il s’approcha d’Alice, la souleva dans ses bras, et ordonnant à Heyward de le suivre, il fit signe à la foule de s’ouvrir pour les laisser passer. Mais Cora, au lieu de céder à l’impulsion sur laquelle il avait compté, se précipita aux pieds du patriarche, et élevant la voix, elle s’écria :

— Juste et vénérable Delaware, nous implorons ta sagesse et ta puissance, nous réclamons ta protection. Sois sourd aux perfides artifices de ce monstre inaccessible aux remords, qui souille tes oreilles par des impostures, pour assouvir la soif de sang qui le dévore. Toi qui as vécu longtemps, et qui connais les malheurs de cette vie, tu dois avoir appris à compatir au sort des malheureux.

Les yeux du vieillard s’étaient ouverts avec effort, et s’étaient de nouveau portés sur le peuple. À mesure que le son touchant de la voix de la suppliante vint frapper son oreille ils se dirigèrent lentement vers Cora et finirent par se fixer sur elle sans que rien pût les en détourner. Cora s’était jetée à genoux ; les mains serrées l’une dans l’autre et appuyées contre son sein, le front flétri par la douleur, mais plein de majesté, elle était encore, au milieu de son désespoir, l’image la plus parfaite de la beauté. La physionomie de Tamenund s’anima insensiblement ; ses traits perdirent ce qu’ils avaient de vague et de hagard pour exprimer l’admiration, et ils brillèrent encore d’une étincelle de ce feu électrique qui, un demi-siècle auparavant, se communiquait avec tant de force aux bandes nombreuses des Delawares. Se levant sans aide, et en apparence sans effort, il demanda d’une voix dont la fermeté fit tressaillir la multitude :

— Qui es-tu ?

— Une femme ; une femme d’une race détestée, si tu veux, une Yengeese ; mais qui ne t’a jamais fait de mal, qui ne peut en faire à ton peuple quand même elle le voudrait, et qui implore ta protection.

— Dites-moi, mes enfants, dit le patriarche d’une voix entrecoupée en interpellant du geste ceux qui l’entouraient, quoique ses yeux restassent fixés sur Cora agenouillée, — où les Delawares ont-ils campé ?

— Sur les montagnes des Iroquois, au delà des sources limpides de l’Horican.

— Que d’étés arides, ajouta le sage, ont passé sur ma tête depuis que j’ai bu les eaux de mon fleuve ! Les enfants de Miquon[1] sont les hommes blancs les plus justes ; mais ils avaient soif, et ils le prirent pour eux. Nous suivent-ils jusqu’ici ?

— Nous ne suivons personne, nous ne désirons rien, répondit vivement Cora. Retenus contre notre volonté, nous avons été amenés parmi vous ; et nous ne demandons que la permission de nous retirer tranquillement dans notre pays. N’es-tu pas Tamenund, le père, le juge, j’allais dire le prophète de ce peuple ?

— Je suis Tamenund, qui ai vu bien des jours.

— Il y a sept ans environ que l’un des tiens était à la merci d’un chef blanc, sur les frontières de cette province. Il se dit du sang du bon et juste Tamenund. — Va, dit le chef des blancs, par égard pour ton parent, tu es libre. Te rappelles-tu le nom de ce guerrier anglais ?

— Je me rappelle que lorsque j’étais bien jeune, reprit le patriarche dont les souvenirs se reportaient plus aisément à ses premières années qu’à toutes celles qui les avaient suivies, — je jouais sur le sable au bord de la mer, et je vis un grand canot ayant des ailes plus blanches que celles du cygne, plus grandes que celles de plusieurs aigles ensemble, qui venait du soleil levant…

— Non, non, je ne parle pas d’un temps si éloigné, mais d’une grâce accordée à ton sang par l’un des miens, grâce assez récente pour que le plus jeune de tes guerriers puisse s’en souvenir.

— Était-ce lorsque les Yengeese et les Hollandais se battaient pour les bois où chassaient les Delawares ? Alors Tamenund était un chef puissant, et pour la première fois il déposa son arc pour s’armer du tonnerre des blancs…

— Non, s’écria Cora en l’interrompant encore, c’est remonter beaucoup trop haut ; je parle d’une chose d’hier. Assurément tu n’as pu l’oublier.

— Hier, reprit le vieillard, et sa voix creuse prit une expression touchante ; — hier les enfants des Lenapes étaient maîtres du monde ! Les poissons du lac salé, les oiseaux, les bêtes et les Mingos des bois les reconnaissaient pour les Sagamores.

Cora baissa la tête dans l’amertume de sa douleur ; puis, ranimant son courage et voulant faire un dernier effort, elle prit une voix presque aussi touchante que celle du patriarche lui-même :

— Dites-moi, Tamenund est-il père ?

Le vieillard promena lentement ses regards sur toute l’assemblée ; un sourire de bienveillance se peignit dans ses traits, et, abaissant ses regards sur Cora, il répondit :

— Père d’une nation.

— Je ne demande rien pour moi. Comme toi et les tiens, chef vénérable, (ajouta-t-elle en serrant ses mains sur son cœur par un mouvement convulsif, et en laissant retomber sa tête, au point que ses joues brûlantes étaient presque entièrement cachées sous les cheveux noirs et bouclés qui se répandaient en désordre sur ses épaules,) la malédiction transmise par mes ancêtres est tombée de tout son poids sur leur enfant ! Mais voilà une infortunée qui n’a jamais éprouvé jusqu’à présent la colère céleste. Elle a des parents, des amis qui l’aiment, dont elle fait les délices ; elle est trop bonne, sa vie est trop précieuse pour devenir la victime de ce méchant.

— Je sais que les blancs sont une race d’hommes fiers et affamés. Je sais qu’ils prétendent non seulement posséder la terre, mais que le dernier de leur couleur s’estime plus que les Sachems de l’homme rouge : les chiens de leurs tribus, ajouta le vieillard sans faire attention que chacune de ses paroles était un trait acéré pour l’âme de Cora, aboieraient avec fureur plutôt que d’emmener dans leurs wigwams des femmes dont le sang ne serait pas de la couleur de la neige ; mais qu’ils ne se vantent pas trop haut en présence du Manitou. Ils sont entrés dans le pays au lever du soleil, ils peuvent encore en sortir à son coucher. J’ai souvent vu les sauterelles dépouiller les arbres de leurs feuilles, mais toujours la saison des feuilles est revenue, et je les ai vues reparaître.

— Il est vrai, dit Cora en poussant un long soupir, comme si elle sortait d’une pénible agonie ; et sa main rejetant ses cheveux en arrière, laissa voir un regard plein de feu qui contrastait avec la pâleur mortelle de sa figure ; mais quelle en est la raison ? c’est ce qu’il ne nous est pas donné de connaître. — Il y a encore un prisonnier qui n’a pas été amené devant toi ; il est de ton peuple. Avant de laisser partir le Huron en triomphe, entends-le.

Voyant que Tamenund regardait autour de lui d’un air de doute, un des compagnons s’écria :

— C’est un serpent ! une peau rouge à la solde des Yengeese. Nous le réservons pour la torture.

— Qu’il vienne, reprit le sage.

Tamenund se laissa de nouveau retomber sur son siège, et il régna un si profond silence tandis que les jeunes Indiens se préparaient à exécuter ses ordres, qu’on entendait distinctement les feuilles légèrement agitées par le vent du matin frémir au milieu de la forêt voisine.



  1. William-Penn était appelé Miquon par les Delawares, et comme il n’usa jamais ni d’injustices ni de violences dans ses relations avec eux, sa réputation de probité est passée en proverbe. L’Américain est justement fier de l’origine de sa nation parce qu’elle est peut-être unique dans l’histoire du monde, mais les Pensylvaniens et les habitants de Jersey ont encore plus de raisons de se glorifier de leurs ancêtres que les habitants d’aucun autre État, puisque aucune injustice n’a été commise par eux envers les premiers propriétaires du sol natal.