Le Dernier des Mohicans/Chapitre XXVIII

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 5p. 341-351).

CHAPITRE XXVIII


Soyons bref, car vous voyez que j’ai plus d’une affaire.
Shakspeare. Beaucoup de bruit pour rien.


La tribu, ou pour mieux dire la demi-tribu des Delawares dont le camp était placé à si peu de distance de celui des Hurons, comptait à peu près autant de guerriers que la peuplade voisine. De même que plusieurs autres tribus de ces cantons, ils avaient suivi Montcalm sur le territoire de la couronne d’Angleterre, et avaient fait de fréquentes et sérieuses incursions dans les bois, dont les Mohawks regardaient le gibier comme leur appartenant exclusivement ; mais, avec cette réserve si naturelle aux Indiens, ils avaient jugé à propos de cesser de coopérer avec le général français à l’instant où leur secours pouvait lui être le plus utile, c’est-à-dire lorsqu’il avait marché sur William-Henry.

Les Français avaient expliqué de différentes manières cette défection inattendue de leurs alliés ; cependant l’opinion assez générale était que les Delawares n’avaient voulu ni enfreindre l’ancien traité, qui avait chargé les Iroquois de les défendre et de les protéger, ni s’exposer à être obligés de combattre ceux qu’ils étaient accoutumés à regarder comme leurs maîtres. Quant aux Delawares, ils s’étaient contentés de dire à Montcalm, avec le laconisme indien, que leurs haches étaient émoussées, et qu’elles avaient besoin d’être aiguisées. La politique du commandant général du Canada avait cru plus prudent de conserver un ami passif que d’en faire un ennemi déclaré par quelque acte de sévérité mal entendue.

Dans la matinée où Magua conduisit sa troupe silencieuse dans la forêt, en passant près de l’étang des castors, comme nous l’avons déjà rapporté, le soleil, en se levant sur le camp des Delawares, trouva un peuple aussi activement occupé que s’il eût été plein midi. Les femmes étaient toutes en mouvement, les unes pour préparer le repas du matin, les autres pour porter l’eau et le bois dont elles avaient besoin ; mais la plupart interrompaient ce travail pour s’arrêter de cabane en cabane, et échanger quelques mots à la hâte et à voix basse avec leurs voisines et leurs amies. Les guerriers étaient rassemblés en différents groupes, semblant réfléchir plutôt que converser, et quand ils prononçaient quelques mots, c’était avec le ton de gens qui avaient médité avant de parler. Les instruments nécessaires à la chasse étaient préparés dans les cabanes ; mais personne ne paraissait pressé de s’en servir. Çà et là on voyait un guerrier examiner ses armes avec une attention qu’on y donne rarement quand on s’attend à ne rencontrer d’autres ennemis que les animaux des forêts. De temps en temps les yeux de tout un groupe se tournaient en même temps vers une grande cabane placée au centre du camp, comme si elle eût contenu le sujet de toutes les pensées et de tous les discours.

Pendant que cette scène se passait, un homme parut tout à coup à l’extrémité de la plate-forme du rocher sur laquelle le camp était situé. Il était sans armes, et la manière dont son visage était peint semblait avoir pour but d’adoucir la férocité naturelle de ses traits. Lorsqu’il fut en vue des Delawares il s’arrêta et fit un signe de paix et d’amitié en levant d’abord un bras vers le ciel, et en appuyant ensuite une main sur sa poitrine. Les Delawares y répondirent de la même manière, et l’encouragèrent à s’approcher en répétant ces démonstrations amicales.

Assuré ainsi de leurs dispositions favorables, cet individu quitta le bord du rocher où il s’était arrêté un instant, son corps se dessinant sur un horizon paré des belles couleurs du matin, et s’avança lentement et avec dignité vers les habitations. Tandis qu’il s’en approchait, on n’entendait que le bruit des légers ornements d’argent suspendus à son cou et à ses bras, et des petites sonnettes qui ornaient ses mocassins de peau de daim. Il faisait des signes d’amitié à tous les hommes près desquels il passait, mais n’accordait aucune marque d’attention aux femmes, comme s’il eût pensé qu’il n’avait pas besoin de capter leur bienveillance pour réussir dans l’affaire qui l’amenait. Quand il arriva près du groupe qui contenait les principaux chefs, comme l’annonçait leur air de hauteur et de dignité, il s’arrêta, et les Delawares virent que l’étranger qui arrivait parmi eux était un chef huron qui leur était bien connu, le Renard-Subtil.

Il fut reçu d’une manière grave, silencieuse et circonspecte. Les guerriers qui étaient sur la première ligne s’écartèrent pour faire place à celui d’entre eux qu’ils regardaient comme leur meilleur orateur, et qui parlait toutes les langues usitées parmi les sauvages du nord de l’Amérique.

— Le sage Huron est le bienvenu, dit le Delaware en maqua ; il vient manger son suc-ca-tush[1] avec ses frères des lacs.

— Il vient pour cela, répondit Magua avec toute la dignité d’un prince de l’Orient.

Le chef delaware étendit le bras, serra le poignet du Huron en signe d’amitié, et celui-ci en fit autant à son tour. Alors le premier invita Magua à entrer dans sa cabane et à partager son repas du matin. L’invitation fut acceptée, et les deux guerriers, suivis de trois ou quatre vieux chefs, se retirèrent, laissant les autres Delawares en proie au désir de connaître le motif de cette visite extraordinaire, mais ne témoignant leur curiosité ni par une syllabe ni par le moindre geste.

Pendant le repas, la conversation fut extrêmement réservée, et ne roula que sur la grande chasse dont on savait que Magua s’était occupé quelques jours auparavant. Les courtisans les plus déliés n’auraient pu mieux que ses hôtes avoir l’air de regarder sa visite comme une simple attention d’amitié, quoique chacun d’eux fût intérieurement convaincu qu’elle devait avoir quelque motif secret et important. Dès que l’appétit fut satisfait, les squaws enlevèrent les gourdes et les restes du déjeuner, et les deux orateurs se préparèrent à faire assaut d’esprit et d’adresse.

— Le visage de notre père du Canada s’est-il retourné vers ses enfants les Hurons ? demanda le Delaware.

— Quand s’en est-il jamais retourné ? dit Magua ; il appelle les Hurons ses enfants très chéris.

Le Delaware fit un signe grave d’assentiment, quoiqu’il sût parfaitement que cette assertion était fausse, et ajouta :

— Les haches de vos guerriers ont été bien rouges !

— Oui, dit Magua, mais à présent elles sont émoussées, quoique brillantes ; car les Yengeese sont morts, et nous avons les Delawares pour voisins.

Le Delaware répondit à ce compliment par un geste gracieux de la main, et garda le silence. Profitant de l’allusion que son hôte venait de faire au massacre de William-Henry, Magua lui demanda :

— Ma prisonnière donne-t-elle de l’embarras à mes frères ?

— Elle est la bienvenue parmi nous.

— Le chemin qui sépare le camp des Delawares de celui des Hurons n’est pas long, et il est facile ; si elle cause de l’embarras à mes frères, ils peuvent la renvoyer à mes squaws.

— Elle est la bienvenue, répéta le Delaware avec plus d’emphase que la première fois.

Magua déconcerté garda le silence quelques instants, mais en paraissant indifférent à la réponse évasive que venait de recevoir sa première tentative pour retirer des mains de ses voisins la prisonnière qu’il leur avait confiée.

— J’espère, dit-il enfin, que mes jeunes guerriers laissent à mes amis les Delawares un espace suffisant pour chasser sur les montagnes.

— Les Lenapes n’ont besoin de la permission de personne pour chasser sur leurs montagnes, répondit l’autre avec hauteur.

— Sans, doute, la justice doit régner entre les Peaux-Rouges ; pourquoi lèveraient-ils le tomahawk et le couteau les uns contre les autres ? les Visages-Pâles ne sont-ils pas leurs ennemis communs ?

— Bien ! s’écrièrent en même temps deux ou trois de ses auditeurs.

Magua attendit quelques minutes pour laisser à ce qu’il venait de dire le temps de produire tout son effet sur les Delawares.

— N’est-il pas venu des mocassins étrangers dans ces bois ? demanda-t-il ; mes frères n’ont-il pas senti les traces des hommes blancs ?

— Que mon père du Canada vienne ; ses enfants sont prêts à le recevoir.

— Quand le grand chef viendra, ce sera pour fumer avec les Indiens dans leurs wigwams, et les Hurons diront aussi : — Il est le bienvenu. — Mais les Yengeese ont de longs bras, et des jambes qui ne se fatiguent jamais. Mes jeunes guerriers ont rêvé qu’ils avaient vu les traces de Yengeese près du camp des Delawares.

— Qu’ils viennent ! ils ne trouveront pas les Lenapes endormis.

— C’est bien ! le guerrier dont l’œil est ouvert peut voir son ennemi, dit Magua.

Et, voyant qu’il ne pouvait déjouer la circonspection de son compagnon, il changea une seconde fois de manœuvre.

— J’ai apporté quelques présents à mon frère, dit-il : sa nation a eu ses raisons pour ne pas vouloir marcher sur le terrain de la guerre ; mais ses amis n’ont pas oublié où elle demeure.

Après avoir annoncé ainsi ses intentions libérales, le chef astucieux se leva, et étala gravement ses présents devant les yeux éblouis de ses hôtes. Ils consistaient en bijoux de peu de valeur, pris aux malheureuses femmes qui avaient été pillées ou massacrées près de William-Henry, et il mit beaucoup d’adresse dans la manière dont il en fit le partage. Il présenta ceux qui brillaient davantage aux yeux, aux deux guerriers les plus distingués, parmi lesquels était le Cœur-Dur, son hôte ; et en offrant les autres aux chefs d’un rang subalterne, il eut le soin d’en relever le prix par des compliments qui ne leur laissaient aucun motif pour se plaindre d’être moins bien partagés. En un mot, il fit un si heureux mélange de flatterie et de libéralité, qu’il ne lui fut pas difficile de lire dans les yeux de ceux à qui il offrait ces présents, l’effet que produisaient sur eux ses éloges et sa générosité.

Le coup politique qu’il venait de frapper eut des résultats immédiats. La gravité des Delawares se relâcha ; leurs traits prirent une expression plus cordiale ; et le Cœur-Dur, qui devait peut-être ce surnom français à quelque exploit honorable, dont les détails ne sont point parvenus jusqu’à nous, dit à Magua, après avoir contemplé quelques instants sa part du butin avec une satisfaction manifeste :

— Mon frère est un grand chef ! il est le bienvenu.

— Les Hurons sont amis des Delawares, dit Magua. Et pourquoi ne le seraient-ils pas ? N’est-ce pas le même soleil qui colore leur peau ? Ne chasseront-ils pas dans les mêmes forêts après leur mort ? Les Peaux-Rouges doivent être amies, et avoir les yeux ouverts sur les blancs. — Mon frère n’a-t-il pas vu des traces d’espions dans les bois ?

Le Delaware oublia la réponse évasive qu’il venait de faire à la même question lorsqu’elle lui avait été adressée en d’autres termes, et la dureté de son cœur se trouvant sans doute amollie par les présents qu’il avait reçus, il daigna alors répondre d’une manière plus directe :

— On a vu des mocassins étrangers autour de notre camp. Ils sont même entrés dans nos habitations.

— Et mon frère a-t-il chassé les chiens ? demanda Magua sans avoir l’air de remarquer que cette réponse démentait celle qu’il avait reçue auparavant.

— Non. L’étranger est toujours le bienvenu chez les enfants des Lenapes.

— L’étranger, bien ; mais l’espion ?

— Les Yengeese emploient-ils leurs femmes comme espions ? Le chef huron n’a-t-il pas dit qu’il avait fait des femmes prisonnières pendant la bataille ?

— Il n’a pas dit un mensonge. Les Yengeese ont envoyé des espions. Ils sont venus dans nos wigwams, mais ils n’y ont trouvé personne pour leur dire : Vous êtes les bienvenus. Ils ont fui alors vers les Delawares, car ils disent que les Delawares sont leurs amis, et qu’ils ont détourné leur visage de leur père du Canada.

Cette insinuation adroite dans un état de société plus avancé, aurait valu à Magua la réputation d’habile diplomate. Ses hôtes savaient fort bien que l’inaction de leur peuplade pendant l’expédition contre William-Henry avait été un motif de bien des reproches faits aux Delawares par les Français, et ils sentaient que cette conduite devait les faire regarder par ceux-ci avec méfiance. Il n’était pas besoin d’approfondir beaucoup les causes et les effets pour juger qu’une telle situation de choses pouvait leur devenir préjudiciable à l’avenir, puisque leurs habitations ordinaires et les bois qui fournissaient à leur subsistance se trouvaient dans les limites du territoire des Français. Les derniers mots prononcés par le Huron furent donc écoutés avec un air de désapprobation, sinon d’alarme.

— Que notre père du Canada nous regarde en face, dit le Cœur-Dur ; il verra que ses enfants ne sont pas changés. Il est vrai que nos jeunes guerriers n’ont pas marché sur le terrain de la guerre ; ils avaient eu des rêves qui les en ont empêchés. Mais ils n’en aiment et n’en respectent pas moins le grand chef blanc.

— Le croira-t-il, quand il apprendra que son plus grand ennemi est nourri dans le camp de ses enfants ? Quand on lui dira qu’un Yengeese couvert de sang fume devant leur feu ? Quand il saura que le Visage-Pâle qui a fait périr tant de ses amis, est en liberté au milieu des Delawares ? Allez, allez ! notre père du Canada n’est point fou.

— Quel est ce Yengeese que les Delawares doivent craindre, — qui a tué leurs guerriers, qui est l’ennemi mortel du grand chef blanc ?

— La Longue-Carabine.

Ce nom bien connu fit tressaillir les guerriers delawares, et ils prouvèrent par leur étonnement qu’ils apprenaient seulement alors qu’un homme qui s’était rendu si redoutable aux peuplades indiennes alliées de la France, était en leur pouvoir.

— Que veut dire mon frère ? demanda le Cœur-Dur d’un ton de surprise qui démentait l’apathie ordinaire de sa race.

— Un Huron ne ment jamais, répondit Magua en croisant les bras avec un air d’indifférence ; que les Delawares examinent leurs prisonniers, et ils en trouveront un dont la peau n’est ni rouge ni blanche.

Un long silence s’ensuivit. Le Cœur-Dur tira ses compagnons à l’écart pour délibérer ensemble. Enfin des messagers furent envoyés pour appeler à la consultation les chefs les plus distingués de la peuplade.

Les guerriers arrivèrent bientôt les uns après les autres. À mesure que l’un d’eux entrait, on lui faisait part de la nouvelle importante que Magua venait d’annoncer, et l’exclamation gutturale hugh ! ne manquait jamais d’annoncer sa surprise. Cette nouvelle se répandit de bouche en bouche, et parcourut tout le camp. Les femmes suspendirent leurs travaux pour tâcher de saisir le peu de mots que laissait échapper la bouche des guerriers. Les enfants oubliaient leurs jeux pour suivre leurs pères, et semblaient presque aussi étonnés que ceux-ci de la témérité de leur redoutable ennemi. En un mot toute espèce d’occupation fut momentanément abandonnée, et toute la peuplade ne parut plus songer qu’à exprimer, chacun à sa manière, le sentiment général qu’elle éprouvait.

Lorsque la première agitation commença à se calmer, les vieillards se mirent à méditer mûrement sur les mesures que l’honneur et la sûreté de leur nation leur prescrivaient de prendre dans une circonstance si délicate et si embarrassante. Pendant tous ces mouvements, Magua restait debout, nonchalamment appuyé contre un mur de la cabane, et aussi impassible en apparence que s’il n’eût pris aucun intérêt au résultat que pourrait avoir la délibération. Cependant nul indice des intentions futures de ses hôtes n’échappait à ses yeux vigilants. Connaissant parfaitement le caractère des Indiens auxquels il avait affaire, il prévoyait souvent leur détermination avant qu’ils l’eussent prise, et l’on aurait même pu dire qu’il connaissait leurs intentions avant qu’ils les connussent eux-mêmes.

Le conseil des Delawares ne dura pas longtemps, et lorsqu’il fut terminé, un mouvement général annonça qu’il allait être immédiatement suivi d’une assemblée de toute la peuplade. Ces assemblées solennelles étant rares, et n’ayant lieu que dans les occasions de la plus grande importance, le rusé Huron, resté seul dans un coin, silencieux mais clairvoyant observateur de tout ce qui se passait, vit que l’instant était arrivé où ses projets devaient réussir ou échouer. Il sortit donc de la cabane, et se rendit en face des habitations, où les guerriers commençaient déjà à se rassembler.

Il se passa environ une demi-heure avant que tout ce qui composait la peuplade fût réuni en cet endroit, car femmes, enfants, personne n’y manqua. Ce délai avait été occasionné par les graves préparatifs qui avaient été jugés nécessaires pour une assemblée solennelle et extraordinaire. Mais quand le soleil parut au-dessus du sommet de la haute montagne, sur un des flancs de laquelle les Delawares avaient établi leur camp, ses rayons, dardés entre les branches touffues des arbres qui y croissaient, tombèrent sur une multitude aussi attentive que si chacun eût eu un intérêt personnel dans le sujet de la discussion, et dont le nombre s’élevait à environ douze cents âmes, en y comprenant les femmes et les enfants.

Dans de pareilles assemblées de sauvages il ne se trouve jamais personne qui aspire impatiemment à une distinction précoce, et qui soit prêt à entraîner les autres dans une discussion précipitée. L’âge et l’expérience sont les seuls titres qui puissent autoriser à exposer au peuple le sujet de l’assemblée, et à donner un avis. Jusque là, ni la force du corps, ni une bravoure éprouvée, ni le don de la parole, ne justifieraient celui qui voudrait interrompre cet ancien usage.

En cette occasion, plusieurs chefs semblaient pouvoir user des droits de ce double privilège ; mais tous gardaient le silence, comme si l’importance du sujet les eût effrayés. Le silence qui précède toujours les délibérations des Indiens avait déjà duré plus que de coutume, sans qu’un signe d’impatience ou de surprise échappât même au plus jeune enfant. La terre semblait le but de tous les regards ; seulement ces regards se dirigeaient de temps en temps vers une cabane qui n’avait pourtant rien qui la distinguât de celles qui l’entouraient, si ce n’était qu’on l’avait couverte avec plus de soin pour la protéger contre les injures de l’air.

Enfin un de ces murmures sourds qui ont lieu si souvent dans une multitude assemblée se fit entendre, et toute la foule qui s’était assise se leva sur-le-champ, comme par un mouvement spontané. La porte de la cabane en question venait de s’ouvrir, et trois hommes en sortant s’avançaient à pas lents vers le lieu de la réunion. C’étaient trois vieillards, mais tous trois d’un âge plus avancé qu’aucun de ceux qui se trouvaient déjà dans l’assemblée ; et l’un d’eux, placé entre les deux autres qui le soutenaient, comptait un nombre d’années auquel il est bien rare que la race humaine atteigne. Sa taille était courbée sous le poids de plus d’un siècle ; il n’avait plus le pas élastique et léger d’un Indien, et il était obligé de mesurer le terrain pouce à pouce. Sa peau rouge et ridée faisait un singulier contraste avec les cheveux blancs qui lui tombaient sur les épaules, et dont la longueur prouvait qu’il s’était peut-être passé des générations depuis qu’il ne les avait coupés.

Le costume de ce patriarche, car son âge, le nombre de ses descendants et l’influence dont il jouissait dans sa peuplade permettent qu’on lui donne ce nom, était riche et imposant. Son manteau était fait des plus belles peaux ; mais on en avait fait tomber le poil, pour y tracer une représentation hiéroglyphique des exploits guerriers par lesquels il s’était illustré un demi-siècle auparavant. Sa poitrine était chargée de médailles, les unes en argent et quelques autres même en or, présents qu’il avait reçus de divers potentats européens pendant le cours d’une longue vie. Des cercles du même métal entouraient ses bras et ses jambes ; et sa tête, sur laquelle il avait laissé croître toute sa chevelure depuis que l’âge l’avait forcé à renoncer au métier des armes, portait une espèce de diadème d’argent surmonté par trois grandes plumes d’autruche qui retombaient en ondulant sur ses cheveux dont elles relevaient encore la blancheur. La poignée de son tomahawk était entourée de plusieurs cercles d’argent, et le manche de son couteau brillait comme s’il eût été d’or massif.

Aussitôt que le premier mouvement d’émotion et de plaisir causé par l’apparition soudaine de cet homme révéré se fut un peu calmé, le nom de Tamenund passa de bouche en bouche. Magua avait souvent entendu parler de la sagesse et de l’équité de ce vieux guerrier delaware. La renommée allait même jusqu’à lui attribuer le don d’avoir des conférences secrètes avec le grand Esprit, ce qui a depuis transmis son nom, avec un léger changement, aux usurpateurs blancs de son territoire, comme celui du saint tutélaire et imaginaire d’un vaste empire[2]. Le chef huron s’écarta de la foule, et alla se placer dans un endroit d’où il pouvait contempler de plus près les traits d’un homme dont la voix semblait devoir avoir tant d’influence sur le succès de ses projets.

Les yeux du vieillard étaient fermés, comme s’ils eussent été fatigués d’avoir été si longtemps ouverts sur les passions humaines. La couleur de sa peau différait de celle des autres Indiens ; elle semblait plus foncée, et cet effet était produit par une foule innombrable de petites lignes compliquées, mais régulières, et de figures différentes qui y avaient été tracées par l’opération du tatouage.

Malgré la position qu’avait prise le Huron, Tamenund passa devant lui sans lui accorder aucune attention. Appuyé sur ses deux vénérables compagnons, il s’avança au milieu de ses concitoyens, qui se rangeaient pour le laisser passer, et s’assit au centre avec un air qui respirait la dignité d’un monarque et la bonté d’un père.

Il serait impossible de donner une idée du respect et de l’affection que témoigna toute la peuplade en voyant arriver inopinément un homme qui semblait déjà appartenir à un autre monde. Après quelques instants passés dans un silence commandé par l’usage, les principaux chefs se levèrent, s’approchèrent de lui tour à tour, lui prirent une main et l’appuyèrent sur leur tête, comme pour lui demander sa bénédiction. Les guerriers les plus distingués se contentèrent ensuite de toucher le bord de sa robe. Les autres semblaient se trouver assez heureux de pouvoir respirer le même air qu’un chef qui avait été si vaillant et qui était encore si juste et si sage. Après avoir rendu au patriarche cet hommage de vénération affectueuse, les chefs et les guerriers retournèrent à leurs places, et un silence complet s’établit dans l’assemblée.

Quelques jeunes guerriers, à qui un des vieux compagnons de Tamenund avait donné des instructions à voix basse, se levèrent alors, et entrèrent dans la cabane située au centre du camp.

Au bout de quelques instants, ces guerriers reparurent, escortant les individus qui étaient la cause de ces préparatifs solennels, et les conduisant vers l’assemblée. Les rangs s’ouvrirent pour les laisser passer, et se refermèrent ensuite. Les prisonniers se trouvèrent donc au milieu d’un grand cercle formé par toute la peuplade.



  1. Le suc-ca-tush est un mets composé de maïs et d’autres ingrédients mêlés : ordinairement il n’y entre que du maïs et des fèves. Ce mets est très connu et très estimé des blancs des États-Unis, qui le désignent par le même nom.
  2. Les Américains appellent quelquefois leur saint tutélaire Tameny, corruption du nom du célèbre chef que nous introduisons ici. Il y a beaucoup de traditions qui parlent de la réputation et de la puissance de Tamenund.