Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 63-82).

Grenoble — Place Grenette.

CHAPITRE V


Grenoble. — Cularo. — Gratianopolis. — Les Sarrasins dans les Alpes. — L’évêque Isaac. — Des émeutes. — Des famines. — Des guerres religieuses. — Le prédicateur Pierre de Sébiville. — Le triomphe des Huguenots. — À coups de hache, à coups de canon. — Lesdiguières vainqueur. — Protestant, puis catholique. — Le gant de Grenoble. — Un quatrain de Scarron. — Xavier Jouvin. — Comment on fait un gant. — Histoire d’une invention : Vicat et son ciment. — Deux savants qui se trompent. — Grenoble philanthrope. — Place Grenette. — Paradoxe sur la patache. — La population ; les Grenobloises. — Une statistique d’ordre délicat. — Dans les vieilles rues. — Les maisons de Mably et de Condillac. — Mounier et Barnave. — Vaucanson. — Stendhal. — Les monuments : Saint-Laurent, Saint-André, le Palais de justice. — Vue sur les Alpes. — La Tronche.



Grenoble. — Porte Saint-Laurent.


Est-ce au Troyen Francus, à Francus, fils d’Hector, qu’il faut attribuer la fondation de Grenoble ? Aimar du Rivail nous dit que oui.

Mais Aimar du Rivail se trompe. Soyons plus modestes.

Francus, c’est de trop vieille maison. La vérité nous veut Cularo, soit petit oppidum gaulois, situé sur la rive droite de l’Isère, en territoire allobroge.


L’humble vicus devient bientôt après la conquête de César, une des principales stations de la route reliant l’Italie à Vienne, par le mont Genèvre. « Cité, place forte de premier ordre, elle a ses décurions, ses questeurs, ses triumvirs, ses flamines ; aux divinités indigètes succèdent celles du Panthéon romain. »

Et tout marche ainsi durant quatre siècles.

Pourquoi, en 379, Cularo s’appelle-t-il Gratianopolis, du nom de l’empereur Gratien ?

Pourquoi ? on ne sait point. Et M. Prudhomme, le savant archiviste, pas plus que les autres.

Passent les Barbares, les Burgondes. Et après les Burgondes, les Francs. Clotaire d’abord, Gontran ensuite et puis les maires du palais.

Ce fut sous l’administration de ces derniers que des Sarrasins réfugiés en Provence, à l’issue de la bataille de Tours, pénétrèrent dans les Alpes. L’évêque Isaac part en guerre contre eux et les chasse. Un grand homme, cet évêque ! On le voit fortifier le pays, s’installer en maître sur le Graisivaudan entier. Et l’histoire, lui mort, devient de plus en plus obscure. Histoire d’une ville qui lutte pour le respect de sa liberté, de ses privilèges. Émeutes pour le blé, pour l’impôt, conjuration de l’autorité civile contre le clergé…

En 1453, le dauphin Louis (depuis Louis XI) transforme le Conseil delphinal en Parlement, création importante qui assoit de manière définitive l’autorité française.

En xve et xvie siècles, années fatales : passages de soudards se rendant en Piémont, débordement du Drac, la peste… La détresse est immense. Le peuple meurt de faim. Charles VIII, Louis XII, François Ier assistent impuissants, indifférents peut-être… Et cependant, malgré cette indifférence, Grenoble reste toujours la généreuse. Elle n’a plus rien et donne quand même, sans compter, son sang, sa vie. Elle se bat pour la France, contre les Anglais, contre les Italiens.

Et ce n’est point encore assez de toutes ces épreuves. D’autres ennemis s’abattent sur elle : terrible époque d’inquisition.

Le 11 décembre 1517, le corps consulaire refuse de prêter main-forte au propagateur de la foi, envoyé dans les Alpes par le légat d’Avignon.

Le légat insiste, menace. Le refus est formel. C’est grave : c’est la guerre – d’autant plus inexorable, farouche dans ses représailles, que Luther est là aux portes, veut entrer, entre dans la personne du cordelier Pierre de Sebiville, figure étrange de prédicateur de la rue, beau, éloquent, attirant.

Chacun de ses sermons fait des prosélytes sans compter. L’évêque enrage. Il donne l’ordre d’emprisonner l’hérétique. Imprudente manœuvre. L’hérétique devient martyr : son prestige, son autorité s’accroissent de ses souffrances. Alors — et ce qui se passe ensuite appartient au grand livre des annales du fanatisme – alors des réunions ont lieu dans les faubourgs, on conspue le pape. La Réforme gagne. Au Parlement, déjà plusieurs sont convertis.

Que va-t-il arriver ?

Les consuls, perdant la tête, avertissent La Motte-Gondrin, lieutenant général de la province.

La Motte-Gondrin veut marcher ; on le poignarde.

À cette nouvelle, la joie des réformés ne connaît plus de bornes. Sûrs de leurs forces, ils couvrent la ville de partisans ; ils pillent les églises, brûlent les images et « installent leur prêche dans la propre chapelle des Cordeliers ». Le baron des Adrets prend la tête du mouvement. Il punit de mort « ceux qui continuent d’exercer le culte catholique » ; fait brûler sur la place Notre-Dame les restes de Saint-Hugues et le chef de Saint Vincent.

Grenoble et les Alpes.

Il fallait un terme à ces désordres. Grenoble n’était plus Grenoble, mais un camp retranché. Toute vie économique en suspens, et la misère si grande que, sur les routes, les cadavres s’entassaient.

Il y eut accord. Le peuple, réuni en assemblée générale, délibéra sur la religion qui lui convenait le mieux. « Fidèle au culte réformé, il répudie toute superstition, exècre la messe »… Voilà donc Grenoble protestante.

Pas pour longtemps. La guerre revient. Et quelle étrange volte-face se produit ! Le Conseil consulaire est aujourd’hui catholique ; c’est aux Luthériens d’être traqués, emprisonnés…

Et voici que la Saint-Barthélemy éclate. Le roi adresse au gouverneur des demandes d’exécutions. Le grand, le généreux, le vertueux, l’immortel de Gordes y répond par un des plus beaux exemples de justice que l’humanité ait jamais eus à inscrire :

« Je compte, écrit-il, parmi les magistrats de ce pays et les officiers sous mes ordres, de savants conseillers et de braves soldats, mais pas un assassin. »

Oh ! la triste époque que cette époque ! Tous les jours : qui-vive, visites domiciliaires, exécutions !… Tel qui couche dans son lit le soir n’est pas sûr de retrouver son lit le lendemain.

Grenoble et l’Isère.

Et cela paraît devoir durer des semaines, des mois, des années, on ne sait plus… lorsque Lesdiguières prend le parti de brusquer toutes choses et de ramener le calme par le canon, procédé qui réussit pleinement.

« Le 21 décembre 1590, le capitaine huguenot s’approche de la ville avec 1,200 hommes. Il les conduit au pied d’une maison de la rue Saint Laurent où se trouvait un nommé Simon, vendu à sa solde.

« Six échelles sont dressées. Simon ouvre la porte et les troupes se jettent dans la ville. Une patrouille est massacrée.

« Les assaillants courent à la porte de Chalemont, l’enfoncent à coups de hache et livrent passage aux fantassins, qui se répandent sur toute la rive droite de l’Isère.

« Mais le fracas réveille les Grenoblois ; ils se portent à la tour du Pont. Trop tard — déjà les huguenots y sont arrivés et appliquent une pièce d’artifice contre la porte, qui vole en éclats. Le vicomte de Pâquiers, un des plus braves lieutenants de la troupe, est tué. Cependant la place reste encore fermée, car derrière la porte brisée se dresse une herse de fer. On en fait le siège. L’artillerie porte sur le coteau de Chalemont deux batteries — et deux autres dans l’île, en face du couvent des Cordeliers.

« Les assiégés ripostent du haut du clocher de Saint-André, où ils ont monté une bombarde, mais devant la menace qui leur est faite de raser le clocher et tous les édifices publics, ils cessent le feu. Il était temps.

Les forts.

Les hostilités duraient depuis trois semaines. La tour du Pont-Dernier tombait en pierres. »

Grenoble, vaincue, ouvrit son enceinte. Le Parlement régla aussitôt les préliminaires de capitulation, sur les bases suivantes :

« Le roi de Navarre est reconnu roi de France ; Lesdiguières est nommé son lieutenant général en Dauphiné. L’exercice de la religion catholique est libre et toutes les juridictions sont rétablies. »

Il y eut une longue période de calme sous le nouveau Gouverneur. Calme dans le travail. L’outillage industriel se développe. On trace des routes, on endigue le Drac, on dresse une nouvelle ligne de forts.

Et quand ce digne Lesdiguières fut bien enclos dans ses bermes, quand il fut tout à son aise dans le fromage de Hollande de sa capitainerie générale, on vit – événement peu fait pour étonner de sa part – on vit son ardeur huguenote singulièrement décroître, à ce point qu’il finit par se convertir. Avait-il été touché par la grâce ? Non certes, le vieux matois ! Il n’avait été touché que par l’épée à manche d’or de connétable que le roi Louis XIII lui laissa ceindre après la mort du duc de Luynes.

Depuis cette solennelle conversion, Grenoble a mené sa vie sans heurts, sans secousses. Le bien-être est à peu près général ; la population laborieuse se suffit à elle-même ; son savoir se développe ; son Parlement, son Université comptent parmi les plus renommés.

Grenoble est heureuse parce qu’elle n’a plus d’histoire. Ce n’est que vers la fin du xviiie siècle qu’elle en retrouvera une — et la plus belle — en donnant, avec Mounier et Barnave, le signal de la Révolution.

Et plus tard nous la verrons encore faire une autre révolution, une révolution industrielle, celle-là : la révolution de la ganterie.

C’est presque une œuvre d’art que le gant grenoblois ; « quelque chose de fini et de complet » comme disent les prospectus des magasins de nouveautés.

Il y a trois cents ans, les poètes le chantèrent et Scarron lui-même tourna en son honneur un quatrain dans le Virgile travesti.

On répétait alors volontiers ce proverbe : que pour avoir un gant irréprochable, il fallait que l’Espagne en eût préparé la peau et Grenoble la coupe. Grenoble vous avez bien
Grenoble. – La fontaine du Lion.
lu ! – Grenoble, et non pas Blois, et non pas Vendôme ou Paris qui, eux aussi, taillaient et mégissaient ; non c’est Grenoble, seule, l’arbitre de la mode.


En 1800, sa fabrication va partout, en Allemagne, en Suisse, en Savoie, en Piémont ; elle va pénétrer en Angleterre, quand arrive Bonaparte et le blocus… À ce moment la ruine attend les maîtres gantiers, mais Jouvin est là pour les sauver tous. Grâce à son nouvel outillage, la prospérité revient ; des fortunes se créent rapides ; près de quinze mille femmes sont occupées dans les campagnes. On compte cent cinquante établissements en activité et quatre mille ouvriers. Pour quel travail compliqué, minutieux !

Une peau est là devant vous, fraîchement tirée de la bête. Il s’agit de faire un gant. Peu commode. Il faut d’abord la tendre, cette peau – et puis la palissonner pour qu’elle acquière suffisamment de grain et de finesse. Ceci achevé, on la coupe, délicate opération, d’où sort la pièce prête à être cousue. Coudre est besogne féminine. Dans la province entière, en Mateysine, en Chartreuse, en Graisivaudan, jeunes et vieilles ne sont que couseuses… partout la machine à coudre qui tic-taque…

Grenoble. — Le Jardin de ville.

Et le gant est achevé ? Pas encore. Nous allons maintenant l’examiner, signaler les imperfections qui ont pu se produire. « Toutes les paires sont nettoyées et lustrées au moyen de roues revêtues de feutres, qui leur donnent le brillant aspect que nous leur connaissons. Il reste ensuite à rabattre le pouce dans l’intérieur et à mettre les paquets en boîtes, prêts à la livraison. » Douze cent mille douzaines sont ainsi, chaque année, expédiées soit une valeur de 35 millions de francs.

C’est en partie à Jouvin que Grenoble doit le gant sa première — source de richesse. C’est à Vicat qu’elle doit la chaux hydraulique et la formule du ciment — sa seconde source de richesse.

Vicat, alors simple ingénieur des ponts et chaussées, prononça un jour cette phrase : « Le ciment est le produit de la cuisson d’un mélange intime de calcaire et d’argile. »

Ça n’a l’air de rien — et pourtant ce fut encore une révolution.

— Du calcaire et de l’argile ! Allons donc !

Thénard haussa les épaules, Gay-Lussac bondit hors de son laboratoire.

— Je ne m’en occuperai pas, articula nettement Thénard.

L’hôtel de ville.

— Ce garçon est fou, formula brièvement Gay-Lussac.

— Du calcaire ! de l’argile !…

Cependant Vicat parlait, écrivait, accumulant notices sur notices, mémoires sur mémoires… Tant de notices, tant de mémoires, que l’Académie des sciences, Thénard et Gay-Lussac en tête, finit par demander au ministère des travaux publics de laisser le jeune savant venir à Paris s’expliquer devant une commission.

Vicat vient à Paris. En présence de tout le haut personnel du corps des mines, on lui remet de la chaux grasse et de l’argile. Il délaye une pâte ; il place cette pâte dans des flacons pleins d’eau, cachetés à la cire. Et toutes ces opérations terminées, rendez-vous est pris pour l’année suivante.

— On retrouvera de la bouillie, grommelle Thénard.

— On ne retrouvera plus rien, grommelle Gay-Lussac.

L’année se passe. De nouveau le jury s’assemble. Les flacons sont débouchés. Thénard et Gay-Lussac n’en peuvent croire leurs yeux. Tout ce qui a été dit est rigoureusement vrai : il y a au fond de l’eau une pierre artificielle.

Le succès fut immense. Vingt ans plus tard, en 1845, Arago déclarait à la tribune que les nouvelles découvertes avaient procuré au Gouvernement, dans l’exécution de ses travaux hydrauliques, une économie de 200 millions.

Le calcaire à ciment s’étend en larges coulées aux portes mêmes de la ville, au-dessus d’une immense assiette de roches oxfordiennes. Le mont Rachais, le mont Jalla sont chaque jour taillés, perforés, déchirés. Ils n’ont plus d’épiderme, les pauvres, et leurs blessures saignent au soleil couchant !

Mais l’homme reste insensible. Il continue à fouiller dans ces entrailles de pierres, il tourne, il retourne le fer dans les plaies… Une poussière grise monte, envahissante, gros nuage qui obscurcit, déshonore la montagne. Et si ce n’était que cela : crime d’esthétique, mais c’est aussi crime d’hygiène. Cette poussière vous prend à la gorge, vous étouffe. Il faut se sauver – el vite – pour ne point avoir une petite chaussée de béton dans l’estomac.

Terrible, épouvantable industrie, qui tue en dix années et cependant industrie sans cesse grandissante, bagne auquel des milliers de familles sont rivées.

Partout le ciment se substitue au granit. On en obtient des moulures, des écussons, des dallages, des carreaux, des conduits, des pilastres. La construction à bon marché l’emploie presque exclusivement. Cent mille tonnes s’expédient annuellement sur tous les points de la France et jusqu’en Indo-Chine. Si l’Isère était plus navigable, permettait le transport par radeaux, dans le Midi, sur la Méditerranée, à Marseille, à Cette, le commerce des chaux hydratées prendrait rapidement un essor considérable. Et ce qui achève de donner à Grenoble sa note bien à elle en matière d’économie sociale, ce sont ses nombreuses fondations philanthropiques, dignes de servir de modèles aux autres départements : bureau de bienfaisance, sociétés de patronage des apprentis, des vieillards, prêt charitable et surtout cette application parfaite du principe

Le vieux Grenoble
Porte de Bonne.


de l’assistance alimentaire qui permet de servir des repas substantiels pour la somme invraisemblable de douze sous !

En flâneur, par les rues étroites, obscures, tortueuses, datant du moyen âge, et les percées larges, régulières des nouveaux quartiers. Un arrêt place Grenette, au centre de la vie locale, des affaires, en un tohu-bohu d’omnibus, de diligences, de breaks, de fourgons de toutes tailles et de toutes formes. Chaque bourg de la plaine se trouve représenté par quelques-uns de ces fantastiques véhicules. Il en est de vert pomme, d’amarante et de rouge ponceau ; il en est de ventrus, il en est d’efflanqués, aux antiques ressorts grinçants et pleurards…

Et caisses, paniers, sacs et cages à poules s’entassent en dômes sous les lourdes bâches. Des paysannes en bonnet tuyauté, en fichu de couleur croisé sur la poitrine, des paysans en complet de velours à côtes, des maquignons en blouse avec le fouet à la main, tous s’entassent, jambes entremêlées, dans l’intérieur. Une odeur saine de pipe, de fromage et de souliers fatigués s’épand… Hue ! – et tout ça s’en va cahoté, à grand bruit de grelots et de « n. d. D… » amples, sonores comme des cris de guerre !…

Le département est sillonné de chemins de fer ; il n’est pas de village un peu cossu qui ne possède sa gare… Qu’importe, la patache résiste et durera jusqu’à la mort du dernier Dauphinois. Parce que, si commode, si accueillante, si bonne enfant, la patache ! Si loin de ces règlements qui font de chacun de nous, voyageant dans un wagon, une sorte de colis étiqueté, classé, numéroté, bousculé !

Paternelle, la patache !

Vous êtes en retard, elle vous attend. Allez donc dire au mécanicien de la locomotive d’en faire de même !

Vous avez un paquet à prendre sur votre route, des obligations d’impérieuse nature à satisfaire, la patache s’arrête, docile. Allez donc dire au chef de convoi de s’arrêter !

Enfin qui donc, si ce n’est elle, recueillera le cher ivrogne, épave de la nuit !

La patache n’a point d’heure pour partir ; elle n’a point d’heure pour arriver. Elle part quand elle est pleine, elle arrive le lendemain, s’il le faut. Ça n’a pas autrement d’importance.

Tandis que le train, toujours pressé, souffle, crache, siffle, plein d’orgueil, symbole de la vie enfiévrée, jamais satisfaite, metteur en œuvre impitoyable de l’atroce formule anglaise : time is money, la patache nous reporte aux âges heureux où « la petite maison blanche avec des contrevents verts » était le rêve des plus exigeants. Elle ignore la précipitation, la patache ; elle va son bonhomme de chemin, dandinante sur son essieu. Les chevaux dorment, le cocher dort, tout le monde dort, et, miracle journalier, jamais on ne verse.



Grenoble.
L’ancienne façade de Notre-Dame.

Dieu protège la patache.

Et durant qu’elle roule, la patache, voici que les devantures des cafés de la « Grenette » s’allument. C’est l’heure des manilles et des dominos. Chacun se range, suivant l’usage, par fonctions et par castes.

Les officiers à part ; les magistrats à part ; les professeurs à part ; les négociants à part ; et les étudiants çà et là — et la garnison un peu partout, dans les impasses mal éclairées, près des remparts, aux portes d’hospitalières guinguettes.


Le
Vieux Grenoble
Place de l’Écu.

Les femmes restent chez elles, casanières, comme dans toutes les régions du centre où les théories de Mme Paule Minck n’ont pas encore pénétré. Jolies ? Certes, oui, elles le sont – mais sans type particulier, ni brunes, ni blondes, ni petites, ni grandes. Des traits fins, aux lignes de profil cependant arrêtées, et de la grâce, et du charme, et aussi de la vigueur de vieille race montagnarde. Tout un heureux et sage équilibre « un ensemble de perfection, sans jamais toutefois pouvoir l’atteindre » conclut Francis Wey.

Et à côté de ces qualités physiques, des qualités d’ordre moral encore plus accentuées. Certain auteur ne tarit pas sur le chapitre de leurs vertus familiales ; tel autre, statisticien de rare mérite, reconnaît gravement « que le nombre des maris trompés est, en Dauphiné, moins grand que partout ailleurs ».

Nous devons l’en croire sur parole.

Traversé la place aux Herbes, dans un dédale de trottoirs étroits, collés contre les hautes maisons grises ; la rue des Clercs, où naquit l’abbé Mably, l’impeccable penseur, à qui il ne manqua pour être vraiment grand que l’imagination et l’éloquence ; Mably le farouche, condamnant les mêmes choses que Rousseau, blâmant les arts, le luxe, la civilisation moderne, et plaçant l’idéal du genre humain dans le passé « par dégoût et défiance du présent ».

La Grand’Rue, où naquit Condillac, l’infatigable et acharné constructeur de systèmes – de ces systèmes dont Voltaire disait qu’ils étaient comme les rats, passant par bien des trous, mais en trouvant toujours quelques-uns qui ne les pouvaient admettre. Exagérateur de Locke, Condillac supprime l’âme humaine. Et avec quelle méthode sèche, rigoureuse, concise : en théorème mathématique ! Et combien hautes ses vues ouvertes sur la science, sur son développement par la formation du langage !

C’est le métaphysicien le plus clair qui ait jamais existé. Il faut lire son Essai sur l’origine des connaissances, pour trouver réunie en corps de doctrine toute la pensée du xviiie siècle — Jean-Jacques excepté. Moins de dogmatisme, plus de sensibilité — et le théoricien de la sensation transformée eût pu exercer une action pareille à celle de Diderot et de d’Alembert.

Après Condillac, Mounier, voisin de l’auteur du Traité de logique. Le « libéral, le passionnément raisonnable Mounier », l’immortel maître des États de Vizille ; et Barnave « beau et éloquent comme un dieu »…

Mounier et Barnave, têtes sacrées, d’où sortit la Révolution.

« Car cette leçon de la France, écrit Michelet, ne fut pas dans le type bâtard des assemblées provinciales. Elle fut dans l’unanimité des trois ordres du Dauphiné.

« Le Dauphiné, il faut le dire, ne ressemblait guère au restant du pays. Il avait certains bonheurs qui le mettaient fort à part. Le premier, c’est que sa vieille noblesse avait eu le bon esprit de s’exterminer dans les guerres ; nulle ne prodigua tant son sang.

« À Montlhéry, sur cent gentilshommes tués, cinquante étaient des Dauphinois. Et cela ne se refit pas. Les anoblis pesaient très peu. Un monde de petits nobliaux labourait l’épée au côté, nombre d’honorables bourgeois, qui se croyaient bien plus que nobles, composaient un niveau


Dessin original de Bastet.


commun rapproché de l’égalité. Le paysan vaillant et fier s’estimait, portait la tête haute. À travers toutes les misères qu’il traversait avec la grosse monarchie, il n’avait qu’à regarder vers un certain point des neiges pour aspirer l’air meilleur, se redresser, se sentir fort. Dans les veines des plus royalistes, cet air gaillard mettait du républicain. »

Il y a eu de tous les hommes en notre Grenoble, abondante éclosion de philosophes, de moralistes, de jurisconsultes, de guerriers, de tribuns… et d’inventeurs aussi. La rue Chenoise porte sur un de ses angles la plaque rappelant l’enfance du sorcier-mécanicien Vaucanson.

Grenoble. — La place Victor-Hugo.

Et plus loin, à deux pas des vieux murs d’enceinte, se fixe le souvenir de Stendahl.

Malheureux Stendahl, dont l’œuvre ne fut comprise que quarante années après sa mort ! Stendahl, forçat de lettres, toujours écrasé dans sa lutte contre les bas besoins de la vie et l’indifférence de ses contemporains. Il voulut, il poursuivit le bonheur sans cesse — et sans cesse ce bonheur lui échappa !

Sa biographie est toute saignante des blessures qui lui sont faites. Il souffre et n’osera crier sa souffrance que vers le tard, près de la fin. Trois fois il veut se suicider ; trois fois l’idée de justice immanente à laquelle ses livres ne peuvent échapper, retient la batterie du revolver.

Enfin l’aura-t-il ce succès — avec sa Chartreuse de Parme ?

Le succès ne vient point. La première édition manque d’acheteurs et ce manuscrit, qui lui a demandé trente mois d’acharnés efforts, rapporte bien juste 2,000 francs !

Et pourtant, et de plus en plus, même devant ce terrible effondrement de tous ses rêves de gloire, Stendahl ne désespère point encore.



Grenoble. — Le Palais de Justice.

« Je ne pense être lu que vers 1880 », écrit-il à Balzac — et plus bas, il ajoute :

« Ce qui serait un blasphème à dire aujourd’hui, sera une vérité incontestée en 1900. »

Conçoit-on plus effroyable torture ! Être convaincu de sa supériorité, brûler de génie, écrire un des plus rares chefs-d’œuvre du siècle… Et de tout cela, rien, rien que mépris…

Et il est vieux maintenant, Stendahl ! Il est malade, la misère le hante. Il n’a même pas le petit capital exigé pour entrer à Sainte-Périne !

Mendier ? Oui, il mendiera, nous dit son historiographe, M. Auguste Cordier, il mendiera au maréchal Soult une augmentation de retraite, il se portera candidat à l’Académie, à cause des 5 francs des jetons de présence !

Et quatre mois durant on le verra se traîner en ce chemin de calvaire !

Où l’eût mené ce calvaire si la fin n’était venue ?

Elle vint le 8 novembre 1841. Vingt-cinq personnes accompagnèrent son cercueil.

… Nous achevons de les suivre ces rues croulantes et torses. Nous achevons de les suivre au hasard de la rencontre de ceux de nos grands noms qui y avaient vécu. Et de leurs pierres disjointes, tout un passé s’est levé. Un passé qui bientôt, hélas ! ne se lèvera plus !

La pioche des démolisseurs achève la ruine de ces ruines. Dans dix ans, il n’en restera rien — que les monuments historiques.

Déjà sur plus de la moitié de la masse bâtie, se dressent froides et hautaines les maisons des bourgeois. Des parterres anglais déroulent leurs pelouses — et la place Victor-Hugo, et la place de la Constitution, avec sa bordure de palais, sont le dernier cri de la ville haussmannisée. On s’y promène en smoking, en chapeau haut de forme, ce hideux chapeau haut de forme que, jusqu’ici, la province avait eu le bon goût de ne pas emprunter à la capitale ; on s’y donne rendez-vous pour les prochains five o’clock ; sur les trottoirs, des orchestres s’installent et se font entendre jusque bien avant dans la nuit…

Grenoble. — La salle des comptes, au Palais de justice.

Moi, j’aime mieux ma « Grenette » et son jardin, avec l’hôtel que Lesdiguières habita et la vieille tour du temps de Dioclétien.

J’aime mieux Saint-Laurent et sa crypte carolingienne lézardée, pisseuse, boiteuse sur ses colonnes de marbre.

J’aime mieux la cathédrale, mêlée de tous styles, allant du roman au flamboyant mais belle encore par ses détails d’abside qui, suivant le cartulaire de Saint-Hugues, auraient été construits vers le milieu du xe siècle.

J’aime mieux Saint-André, avec sa tour carrée et sa flèche octogonale percée d’ogives ; Saint-André, fier d’abriter le tombeau de Bayard…

Grenoble.
L’église Saint-Laurent.
La crypte de l’église Saint-Laurent.

Et enfin, par-dessus tout, ce pur joyau gothique et Renaissance qu’on appelle le Palais de justice !

Mais ce n’est point cela, ce n’est point cette merveille, ce ne sont point les sculptures de Paul Jude ou de Richier qui font de Grenoble l’unique !

Non, ce n’est pas l’homme qui la fit belle. C’est sa montagne, c’est sa plaine, c’est son Isère coulant rapide le long des prairies de l’Ile-Verte…

C’est ce Rachais qui la protège de son éperon armé en forteresse ; c’est le Saint-Eynard — et cette trouée du Col de Porte vers la Chartreuse, une bande de ciel bleu riant dans les sapins.

Et c’est la chaîne titanique des hauts sommets : Belledonne, casquée de neiges, le seul Taillefer, et l’Obiou chauve, et le Grand-Serre, et le Conex… Et derrière ces roches, d’autres roches encore, le chaos — du mont Blanc au Saint-Bernard et au Thabor !…

Des grisailles et des verdures à flots. Le Drac, sur son lit de graviers rèches, le Trièves, le mont Aiguille pyramidal, le Grand-Veymont — et plus près de nous les poussées du Villard-de-Lans, le Moucherotte et le Vercors onduleux, derniers soubresauts des grandes Alpes, qui viendront mourir en Provence…

C’est de tout cela que Grenoble est belle.

Et tout cela, ni pinceau, ni plume ne le peuvent rendre.

… Au moment où j’écris, le soleil traîne son filet aux mailles phosphorescentes dans les glaciers étagés ; le Graisivaudan s’élargit sous la lumière, tend ses jardins et ses champs sous cette pluie d’or qui tombe ; l’Isère semble de platine entre les peupliers fuyants… Les escarpements contre lesquels la ville s’appuie s’enlèvent en reliefs fauves. Une route monte à travers chalets et maisons peintes, accrochés aux pentes.

Le gros village de la Tronche a poussé là, en pleins vignobles. Et quels vignobles ! « Il ne s’agit pas d’aller à la Tronche, répètent les gantiers, aux soirs de fêtes, il s’agit d’en revenir ! » En revenir solide sur ses jambes — et ça n’est pas facile avec ce satané clairet qui aurait eu raison de Bassompierre lui-même.

Enfin on en revient toujours, tant bien que mal. Quand les pieds refusent, restent les genoux et les mains. On va moins vite, mais c’est plus sûr.

La petite église s’ouvre sur une place solitaire, dominant le paysage mollement arrondi. Pauvre, cette église, vide — et pleine pourtant, pleine du nom d’un grand artiste qui, se souvenant de son pays, lui donna un chef d’œuvre.

Au-dessus du maître-autel, sous les vitraux qui laissent tomber un jour éteint, Hébert a placé sa Vierge de la Délivrance. D’une beauté profonde, magnétique. Brune comme les Italiennes du peintre de la Mal’aria, avec des yeux si grands « que le visage disparaît dans l’ombre de leur cernure ».

L’ovale de ce visage, ce front calme et cette bouche close, aux lèvres lourdes de bonté, qui ne s’ouvriront que pour dire à Dieu de pardonner aux hommes !

Elle tient dans ses bras l’Enfant Jésus, grave, sérieux déjà, la tête forte, le regard droit et clair. Pas d’autre recherche de mouvement, pas d’autres efforts de mystique, le tableau est simple comme une page de François de Sales.

Hébert est né à la Tronche même. Il y passa son enfance. Et de

La Tronche.
la Tronche vint sa vocation. Le splendide Rubens du musée n’y fut pour rien. Ce sont les arbres et les ruisseaux de sa commune qui ont tout fait.

Les ruisseaux surtout, disait-il un jour à Goncourt.

« Ces ruisseaux pas très grands, à l’eau très courante, et cependant paraissant immobile, avec l’ondulation verte de toutes sortes d’herbes, sur le fond gris, où il y a des cailloux jaunes. Ces tons doux et lisses, sous la fuite du ruisseau, cette lumière noyée, cette transparence de choses aquatiques, sous ce vernis trémulant – ce vernis qu’il comparait à un vernis copal – tel a été pour lui son miroir d’idéal et son inspiration. »

Mais il est une autre Vierge, encore, près de celle de la Délivrance. Oh ! bien humble, terrée dans sa niche – et cependant puissante là-haut. Des miracles l’attestent ; des signatures, des inscriptions se gravent sur ses murailles. Autrefois, chaque année, en lundi de Pentecôte, un pèlerinage se formait en plein air, le prêtre officiait et la procession lente faisait trois fois le tour de la chapelle. Un homme y vint pour se moquer. Il tomba mort sur-le-champ.

« C’est huit cents années après la mise en croix de Notre-Seigneur qu’un paysan trouva, en labourant sa vigne, une statue de bois noir.

On la plaça dans l’église. Elle n’y resta pas longtemps. Le lendemain elle avait disparu. Durant la nuit, elle était remontée d’elle-même à l’endroit où elle avait été découverte. On s’empressa aussitôt d’élever un oratoire en ce lieu, qui est celui où on la voit encore aujourd’hui. La couleur du bois de la statue lui fit donner le nom de Vierge Noire. »

Il y en a partout des Vierges noires : en Auvergne, en Bretagne, en Forez… Foi naïve qui reste intacte, profonde dans les foules. Foi naïve, qu’on garde en un coin du cœur, comme on garde sur ses lèvres les vieux refrains des vieux noëls, que la grand’mère chantait, le soir, au coin du feu :

Ô nuit gracieuse,
Claire et lumineuse,
Qui as fait porter
Par la Vierge mère
Le grand Dieu sur terre
Pour nous racheter…

Le col de Porte.