Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 43-62).

Le couvent de la Grande-Chartreuse, en hiver.


CHAPITRE IV


Saint-Laurent-du-Pont. — Le défilé de la Grande-Chartreuse. — La porte de Fourvoirie. — Dans les sapins, aux bords du Guiers. — Dans les roches. — Le Grand-Som. — Au bruit des cloches. — Le monastère de la Grande-Chartreuse. — Chapitre général. — En cellules. — Bruno, chancelier de l’église de Reims, fondateur de l’Ordre. — Un chapitre de la Chronique du Dom Pierre Dorlande. — Au Désert. — Les règlements du Prieur Guigues. — Femmes au couvent. — Exorcisme. — Le baron des Adrets à la Grande-Chartreuse. — À matines. — Pourquoi les Chartreux sont-ils gais ? — Nouvelle dégringolade dans les sapins. — Chamechaude. — Le Sappey. — La Vence « qui gueule ». — Un montagnard qui n’aime pas la montagne. — Le Saint-Eynard. — Au-dessus du Graisivaudan. — Belledonne et le mont Blanc. — Corenc et le château de Bouquéron. — Dans les vignes et les mûriers. — L’Isère. — Vue de Grenoble.


C’est un gros bourg bien léché et bien aligné que Saint-Laurent-du-Pont, la « capitale » de la Chartreuse. Des maisons hautes à larges auvents, des rues régulières.

Et on y travaille dans ces rues ! Celui-ci tourne le bois, celui-là taille les limes, cet autre tresse l’osier. Avec le bois on fait des planches, avec les planches on fait des boites pour contenir les fruits confits ; avec l’osier on fait des corbeilles qui seront pleines de « souvenirs » des Alpes, à vendre aux étrangers — le plus cher possible, il va sans dire.

Dans un vacarme de ferrailles, arrivent les pataches aux portes des auberges. Des hommes, des femmes et des enfants et leurs nourrices couvrent la grande place. Il y a là des échantillons de peuples du monde entier : blonds et bruns. Il y a des Anglais, haut montés en faux-cols, des Allemands à lunettes et à Bædeker ; il y a des Norvégiens, des Suédois, des Danois, des Russes, des Espagnols et des Roumains — de tout un peu, à commencer par le bon Méridional qui vous tutoie, après dix minutes de chemin.

Fourvoirie.

Ah ! ce défilé en lequel nous entrons — et qui va devenir la célèbre, l’inoubliable, la splendide, la féerique gorge de la Grande-Chartreuse !

Le bon Méridional pousse des « pas mouain que c’est beau ! » retentissants ; l’Anglais ne dit rien : il est humilié dans la personne de son Écosse et de ses lakists ; l’Allemand en chausse une paire de lorgnettes de plus…

Ah ! ce défilé ! ce défilé ! Les Hurons, les Sioux, les Apaches, les Caraïbes, les Hottentots, tous le connaissent. Cent mille fois il fut décrit, photographié, aqua-tinté, cent mille fois il le sera encore, et toujours il restera des mots nouveaux pour l’admirer.

Il faut être en bois, revenir de Luzarches ou de Romorantin, avoir passé toute une existence au fond d’une cour de la rue Quincampoix, pour ne point s’emballer.

Les pauvres gens, qui ne s’emballent point !

Chartreuse, Belledonne et Grandes-Rousses.

Après Fourvoirie, vaste établissement où les Pères ont transporté le
Dans les gorges du Guiers.
siège de fabrication de leur liqueur, les rochers se rejoignent. Ils ne sont plus séparés que par le Guiers et par la route : un ruban étroit taillé en corniche, à pic au-dessus du torrent.

Au moyen âge, ainsi qu’il résulte des recherches poursuivies par M. Ferrand, les Chartreux avaient construit près de là une porte fortifiée. La disposition naturelle des lieux se prêtait admirablement à la défense. « Fourvoirie d’une part, et le Grand-Logis, de l’autre, fermaient le domaine. Aujourd’hui il n’en reste rien. »

Ce sont deux murs de montagnes qui se dressent. Entre ces murs, on marche si petits, si petits, que la peur gagne… Des murs titaniques, noirs de sapins de la base au faite. Ils dévalent des pics, ces sapins, ruissellent sur les pentes, jusqu’au fond du Guiers, et remontent toujours poussés par la sève furieuse.

Et le torrent s’enfonce de plus en plus dans l’abîme ; à peine une bande d’argent fluide : ses eaux qui zigzaguent dans les éboulis…

Un pont les traverse. Passé ce pont, sur la rive droite, ces incomparables grandeurs vont encore s’amplifiant. L’air et la lumière manquent. On est emprisonné dans les pierres. Pas un bruit. Rien qu’un murmure sourd, étouffé, gémissement continu du flot.

Soudain, une aiguille de calcaire, campanile monstre, jaillit des bords du gouffre. Et ce gouffre devient gouffre davantage ; les deux parois se rapprochent, se touchent,… elles vont se souder !… quand, dans une secousse gigantesque, les voilà qui se séparent, ennemies, pour s’évaser en un cirque, tourmente de rocs, face convulsée, hérissée de blocs qui semblent autant de bêtes apocalyptiques accroupies, avec, dans ses rides, dans ses plis, dans ses déchirures profondes, des coulées de sapins noirs, échevelés…

Et le Guiers, maintenant, roule plus bas encore. Des masses détachées veulent l’arrêter : il les contourne, il les franchit, il tombe en cascades, rebondit en ressacs ; il rugit, il écume…

Le cirque est dépassé. Et l’uniformité première reparaît. Et l’on ne se lasse pas de la subir. Par endroits, la montagne percée cède place à la route, des gueules de tunnels s’ouvrent. Ce sont les seuls points où la roche nue apparaît en de larges lits crayeux aux stratifications régulières.

Et le défilé ici va mourir, se fondre dans le massif central qui, à mesure que nous avancerons, s’élèvera, perdra de ses escarpements et de ses cassures, pour gagner en grâce, en lignes ondulées et câlines.

Le Grand-Som est devant nous, barbouillé de nuages, et sur notre droite, des éclaircies plongent en une gorge, au fond de laquelle des sommets s’entassent dans les brumes.

Une cloche, deux cloches, trois cloches tintent. Le carillon éparpille ses notes grêles et froides en ce silence que rien ne semblait devoir troubler. Le monastère nous appelle : il est là. Et nous vivons si près de lui, quelques minutes d’infini recueillement, de paix étendue, dans la vision de choses saintes et apaisantes, de croyances qui ne sont plus en nous.

Le carillon grandit, s’égrène plus clair, plus net, comme une loi qui s’affirme.

Nous avons traversé la forêt. Des prairies molles s’étagent, des sentiers se coupent. Des murs, bientôt, s’allongent. Suivons-les jusqu’à l’entrée de la Chartreuse.

Quadrilatère lourd, irrégulier, pauvre architecture. Les préoccupations d’art sont vaines ici. Tout ce que les hommes pourraient imaginer ne serait que mieux les convaincre de leur impuissance et de leur petitesse.

L’entrée du Désert.

Il y a une cour intérieure avec deux larges bassins-fontaines, et derrière cette cour, l’édifice principal flanqué de quatre pavillons. Cet édifice servait autrefois à recevoir les prieurs qui, des différentes provinces de l’ordre, se rendaient au Chapitre. Ainsi s’expliquent ses noms : salles d’Italie, d’Allemagne, de Bourgogne, de Provence, d’Aquitaine, de Picardie, etc.

Décrire le long cloitre en ogives unissant toutes les parties du bâtiment, et l’église, et la chapelle des morts, élevée sur la place même où avaient été ensevelis les restes des premiers anachorètes, et le cimetière, et l’Oratoire fondé par Louis XIII, et la bibliothèque riche de 20,000 volumes… À quoi bon ? à quoi bon redire des choses déjà tant redites !

Dans le pavillon du Général, on voit tous les portraits des supérieurs depuis saint Bruno.

Au moment de la terreur religieuse, les Chartreux abandonnèrent la France, emportant, chacun avec soi, un des portraits. La tourmente finie, chacun vint reprendre sa place et rapporter le sien. Ceux qui moururent durant l’exil avaient pris leurs mesures pour que le dépôt dont ils s’étaient chargés ne s’égarât point. Et de fait, aujourd’hui, aucun ne manque à la collection.

Sous les arcades brunies par le temps, le long de ces immenses corridors gothiques, humides, noirs d’ombre, s’ouvrent les portes des cellules. Et les cellules sont tout ce que tient à voir le visiteur. Seules, elles l’aideront à pénétrer un peu dans la vie de ces hommes qui les habitent.

Toutes pareilles, toutes avec deux escaliers, l’un pour monter à l’étage, l’autre pour descendre aux sous-sols.

La partie supérieure se compose d’un grenier ; la partie intermédiaire, d’une chambre à feu près de laquelle est disposée une sorte de cabinet de travail. La chambre à coucher est attenante ; son ameublement ne comprend qu’un prie-Dieu, un lit avec une paillasse et des draps de laine.

L’étage inférieur contient un atelier muni d’outils de tour ou de charpente. Chaque cénobite peut donner deux heures par jour à quelque travail manuel et une heure à la culture d’un jardin. C’est la seule distraction qui lui soit permise.

Et pas un changement à cette règle n’a été apporté depuis les huit siècles que le couvent existe.

Ce fut en l’année 1084 que Bruno, chancelier de l’église de Reims, prit la résolution de quitter le monde. Il se rendit auprès de saint Hugues, évêque de Grenoble, qui lui indiqua, pour retraite, le désert de la Chartreuse.

« Il y a au Dauphiné, au voisinage de Grenoble, dit la Chronique du dom Pierre Dorlande, un lieu affreux, froid, montagneux, couvert de neiges, environné de précipices et de sapins, appelé par d’aucuns Cartuse et par d’autres Grande-Chartreuse. C’est un ermitage fort ample et étendu, mais habité seulement par des bêtes et inconnu des hommes pour l’âpreté de son accès. Il y a des rochers hauts et élevés, des arbres sylvestres et infructueux, et la terre est si stérile et inféconde qu’on n’y peut rien semer ou planter.

Le pont Saint-Bruno.

« En ce lieu, Bruno désigna sa demeure, et n’ayant là aucune cellule, il demeurait dans les pertuis des rochers avec ses six compagnons : Landuin, natif de Lucques, deux chanoines de Saint-Rufin, appelés Étienne, un prêtre, nommé Hugues, et deux séculiers, nommés André et Guarin. »

La Chartreuse fut gratuitement concédée par ses propriétaires, Humbert de Mirabel, son frère Odon, et Seguin, prieur de la Chaise-Dieu.

On a rétabli l’acte de donation, approuvé par le pape :

« Considérant la fragilité des choses humaines, Humbert et Odon de Mirabel et Seguin, voulant racheter leurs péchés et changer les biens corporels pour les biens célestes, cèdent à maître Bruno et aux frères qui sont venus avec lui pour se livrer à Dieu, en habitant la solitude, un vaste désert dont les confins descendent jusqu’aux bords du Guiers. Ils frappent d’anathème, comme coupable de sacrilège, toute personne qui enfreindrait cette donation, la séparant de la communion des fidèles et de la grâce de Dieu et la vouant au feu éternel avec Dathan, Abiron et le traître Judas. »

Il n’y eut d’abord en ce lieu que quelques cabanes. Mais bientôt la communion s’étendit. Alors vint s’imposer la charge d’édicter des statuts qui, jusqu’ici, vu le petit nombre de fidèles, ne s’étaient encore conservés que par traditions.

Ces statuts, rédigés par le prieur Guigues, prescrivent le silence, l’isolement, les réunions au milieu de la nuit, à fin de prières, les jeûnes rigoureux et fréquents, un seul repas par jour, depuis les ides de septembre jusqu’à Pâques, et, durant la sainte semaine, la nourriture réduite au seul pain et à l’eau.

Et dom Guigues, après avoir ainsi réglé l’administration spirituelle et temporelle de l’ordre, le mode d’élection des généraux, les rapports à entretenir avec les visiteurs et retraitants, ajoute :

« Maintenant que notre œuvre est finie, nous ne permettrons jamais aux femmes d’entrer dans notre enceinte, car nous savons que ni le sage, ni le prophète, ni le juge, ni l’hôte de Dieu, ni ses enfants, ni même le premier modèle sorti de ses mains n’ont pu échapper aux caresses ou aux tromperies des femmes. Qu’on se rappelle Salomon, David, Samson, Loth et ceux qui ont pris des femmes qu’ils avaient choisies et Adam lui-même, et qu’on sache bien que l’homme ne peut cacher du feu dans son sein sans que ses vêtements soient embrasés, ni marcher sur des charbons ardents sans se brûler la plante des pieds. »

Cette défense est absolue. En 1418, le Chapitre condamne un Supérieur à quitter le siège durant trois mois, pour avoir permis à une reine de visiter le Chapitre. Et la sentence ajoute : « Qu’il prenne garde à ne point faire cette chose derechef ! »

L’autorisation seule de la Cour romaine peut ouvrir les portes du cloitre à la grande ennemie de l’homme.

Il en est quelques-unes, cependant, qui parvinrent à pénétrer, sous l’habit masculin. Mais que de bruit quand on s’en aperçut ! Quels graves

Le pic de l’Aiguille.


événements ! On les mit sans retard à la porte, et après leur fuite, tous, moines et novices, célébrèrent dans les appartements et les cellules où les tentatrices s’étaient arrêtées le rite complet de l’exorcisme.

Au moment des guerres de religion, la Grande-Chartreuse ne devait point échapper aux vengeances huguenotes.

Nous voyons, en 1562, les soldats du baron des Adrets la prendre et la brûler :

« Ce quatrième juin, qui étoit un jeudy au soir, à huit heures après midy, le capitaine Firmin, le capitaine Coct, le capitaine Brion, avec toutes leurs compagnies, départirent de Grenoble pour aller au désert.

À la Grande-Chartreuse. — La cour d’entrée du monastère.

« Le vendredi matin, y étant arrivés, ne trouvèrent que deux vieux frocards. Alors ils commencèrent à piller, et après avoir pillé ce qu’ils voulurent, ils mirent le feu dans ladite religion (couvent) dont se brusla beaucoup de biens et n’y demeura que les murailles et puis s’en vinrent et furent icy le samedy au matin.

« Après leur retour à Grenoble, vendirent si grande quantité de plombs qu’ils avoient enlevés que ces métaux perdirent la moitié de leur prix. »

Ils ne purent et cette franche canaille de capitaine Coct le regretta sa vie entière, — ils ne purent voler davantage, car le général dom Pierre Sarde avait eu la précaution de mettre en lieu sûr ce qu’il y avait de précieux dans la chapelle : un reliquaire d’argent incrusté de pierres fines et contenant le crâne de saint Bruno, un ciboire, des vases d’or et des crucifix richement sculptés.

Après cette visite intéressée du terrible baron, deux siècles se passent
Le grand cloître.
sans autres accidents que quelques incendies partiels, lorsqu’en 1792 les agents de la Révolution pénètrent dans les cellules et décident de leur fermeture immédiate.

Abandon complet jusqu’en 1816. À cette époque, une ordonnance du ministère autorise le rappel. Les Chartreux reviennent en hâte. Mais il y a un gros changement dans l’état matériel de la communauté. Si le séjour au désert leur est de nouveau permis, ils n’y sont plus à titre de propriétaires, mais de fermiers. Les forêts, les mines, jadis exploitées par eux, tout est devenu biens de la nation. Et la procure est obligée, chaque année, de payer à l’État 600 écus d’or de redevance.

Le couvent. — Vue d’ensemble.

… Minuit. Dans les longs couloirs, au milieu du cercle de lumière tremblotante, projeté par la lampe suspendue au plafond, des ombres passent…

Les Pères s’en viennent aux offices des matines. Lente procession en clair-obscur, vision blanche qui s’éteint sous les voûtes.

Ils sont maintenant en chapelle, les uns près des autres, serrés, ayant devant eux le pupitre, avec le livre des psaumes, qu’une seule bougie éclaire. Et les psaumes commencent. Tantôt assis, tantôt prosternés, mains et front sur la dalle. Et dans leurs coules de laine, on dirait des marbres couchés.

Prières sur rythme de plaintes, chants d’agonie et de mort — mais d’une mort qui se fait calme, accueillante, douce, pour qu’on aille à elle sans peur…

Sans peur… C’est bien cela qui les caractérise. Ces grands désabusés ne sont pas des désespérés. Ils ne sont pas tristes.

Dans sa cellule, où me reçoit, quelques instants plus tard, le dom coadjuteur :

— Je vous en prie, me dit-il, aidez à couper court à cette sotte légende qui nous veut voir, chaque nuit, creusant notre tombe. Tenez, regardez-moi, ai-je donc l’air si abattu ?

Non, certes, pas abattu ! Elle rit toujours, sa bonne et franche figure ronde, striée de fibrilles roses sur les joues.

Nous causons longuement :

— Ce cloitre qui vous effraye, c’est une joie complète, assurée. Vraiment, nous ne saurions trop remercier Dieu : il nous donne le bonheur sur cette terre, alors qu’il ne nous le doit que dans le ciel. Vous ne vous imaginez point combien la vie devient facile quand elle est, comme la nôtre, réglée jusqu’en ses moindres détails. Nous ne nous ennuyons jamais.

— Oh ! jamais !…

— Jamais.

— Pas de regrets ?

— Pas de regrets.

— Et les passions, les désirs ?…

— Oui, au début. Très durs, les débuts ! On lutte. Et quelles luttes ! Mais le démon vaincu, finies les luttes. El la prière aidant, et le travail… La prière, surtout, elle est notre grande force contre le mal ; les macérations et le jeûne ne viennent qu’après. Prier, prier !… Et quand on a prié, prier encore, prier toujours ! Si vous saviez quelle paix profonde, sans restrictions, presque l’absolu dans la béatitude… Si vous saviez que tout cela vient de la prière !… Mais vous le saurez, je le veux…

— Moi !

— Je veux que vous fassiez une neuvaine… Vous me le promettez ?…

— Bien volontiers. Vous aurez en ma personne un retraitant plein de bon vouloir, à défaut de croyances bien vives… hélas !…

— Ça suffit, me répond-il vivement. Allons, au revoir, à bientôt !

Et la main tendue :


Peinture et dessin original de Bastet.

— Surtout n’oubliez pas !…

— Quoi donc ?…

Saint-Pierre-de-Chartreuse.

— … De dire que nous ne creusons jamais notre fosse et que jamais nous ne nous sommes abordés dans les couloirs en répétant le fameux…

— Frères, il faut mourir !

— C’est compris. Vous pouvez compter sur moi.

Et voilà qui est fait, mon Père. J’ai dit — et je le répète encore — que je tiens les Chartreux pour les plus dignes, les plus sages, les plus heureux, les plus joyeux hommes de ce monde !…

Le Sappey et le fort Saint-Eynard.

De nouveau la dégringolade dans les sapins. Le brouillard est tombé si épais, qu’on dirait des toiles grises tendues…

On ne voit plus le Guiers — mais on l’entend ronronner son éternelle plainte, toujours rapide, toujours colère, en ses marnes et ses éboulis.

Sapins, sapins, sapins : les grandes silves du Canada en France… Et puis tout d’un coup, plus de sapins, plus de brouillards : — des prairies creusées en conque. Un idyllique petit village où Virgile aurait placé Tityre : Saint-Pierre-de-Chartreuse.

Qu’un peintre passe par là, et je le défie de s’en aller, sans avoir barbouillé une demi-douzaine de toiles — dont aucune, du reste, ne le satisfera, car il est impossible de rendre ces bleus que prend au loin la montagne, et ce vert rayonnant épandu dans les prés ; et par-dessus tout, ce fluide extrême de l’atmosphère, un ciel bas en coupole de cathédrale, dont les roches seraient les piliers, un ciel sans cesse lavé par les brumes matinales, qui éclate en une flambée d’or pur quand le soleil le traverse, ou se fond en transparences laiteuses, quand le gros astre se cache, boudeur, derrière la bosse de Chamechaude…

Allons, museux, par les pâturages, surprendre les vaches qui nous regardent baveuses, tirer la queue des chèvres qui poussent des bée !… courroucés… Allons par les haberts, où les femmes, sur le pas des portes, piquent les gants ; allons au pied des murailles à pic, au ras des abîmes… Allons, allons, fous de grand air !

Près du hameau des Cottaves, nous retrouvons la forêt.

La voilà, solide, profonde, énorme, écrasante, qui réaligne ses fûts.

La route la traverse, monte un instant pour gagner le col de Palaquit et descendre rapide dans le bassin du Sappey.

Le Sappey : nouvelle édition de Saint-Pierre-de-Chartreuse, village blanc, couché sur un tapis de prairies, frangé d’aiguilles et de crètes…

Au pied de Chamechaude.

Brrou… brrou… brrou… « Faites pas attention, c’est la Vence qui gueule ! » me dit mon vieux guide, homme peu euphonique.

Montons encore… Encore… Encore.

Oh ! oh ! halte !

Le vieux s’assied sur une pierre et bourre sa pipe.

Et moi je regarde et c’est furieusement magnifique ! C’est une moitié des Alpes, dressée en des lointains tellement lointains qu’on ne voit que des arêtes aux bases rongées par les nuages : le Taillefer, la Grande-Moucherolle, le mont Inaccessible et, au-dessous de nous, la plaine du Graisivaudan, habillée de vignes et de mûriers.

— Pour lors, vous trouvez ça bien beau ? me demande à brûle-pourpoint mon compagnon.

— Dame, il faudrait être difficile pour ne point se contenter de ce coup d’œil.

— C’est drôle. Tout le monde répète la même chose. Et pourtant…

La Porte du Grand-Logis.

— Et pourtant, vous n’êtes pas de cet avis, vous ?

— Ma foi non. V’là deux cents fois que je les ai devant le nez, ces grandes montagnes — j’en ai assez !

— Je comprends cela. Mais la première fois que vous les avez vues ?…

— Peuh !… Vrai de vrai, ça m’a jamais rien fait… C’est trop haut !

Et après un silence :

— Tenez, vous qui êtes un homme savant, vous devez connaître la Beauce, hein ?

— La Beauce ?…

— Oui, la Beauce, en France, une plaine où on dit comme ça que c’est partout uni, pareil à ma main.

La Beauce. Après ? Qu’est-ce que vous voudriez y faire en Beauce ?…

— Eh ben, y aller, donc, m’épromener — sans avoir besoin, comme dans ce sacré pays, de lever la jambe à la hauteur de l’œil, à chaque coup que je veux marcher !

— Ah çà ! vous voulez aller en Beauce, maintenant ! Vous n’êtes pas de la montagne, alors ?

— Moi, je suis de Saint-Pierre !

— Et vous parlez de la sorte !

— J’ai donc dit quelque chose de mal ?

Le château de Bouquéron.

— Comment, misérable, si vous avez dit quelque chose de mal ! Vous, un montagnard : vous voulez quitter la montagne !

— Oh ! pour sûr, allez, monsieur – et tout de suite. Seulement faudrait trouver ! Je vous le répète : moi, j’en ai assez de toujours grimper, toujours grimper, toujours montrer aux étrangers des trous et des roches. Enfin, voyons, là, franchement, vous, monsieur, qui êtes un homme de sens, si vous l’aviez passée deux cents fois cette route-là, comme moi, qu’est-ce que vous diriez ?

— Le fait est que…

— Vous voyez bien que vous êtes de mon avis. C’est pas drôle, allez ! Et puis par tous les temps ! Imaginez-vous qu’il y a des originaux qui ne veulent voir Chamechaude ou Charmant-Som que sous la pluie ou dans la neige ! Vous croyez qu’ils ne sont pas toqués, ces gens-là ! Tonnerre de Dieu ! je leur en fourrerais, moi, des Chamechaude sous la pluie !… Vous, au moins, vous vous étonnez de quelque chose. Vous dites que c’est beau, mais vous voyez quelque chose, tandis qu’eux, ils voient rien du tout ! Des fois les brouillards sont si épais, qu’on irait serrer la patte à un ours en croyant embrasser sa femme !… Ah ! non, vous savez, je vous le dis, j’en ai assez de ce métier-là ! C’est la Beauce qu’il me faut maintenant, une grande terre qui se voit bien en entier. Jamais besoin de monter…

Puis, après un silence, il ajouta, en secouant la tête, cette phrase, résumé de tout son amour profond, instinctif, pour la montagne :

Vallée du Graisivaudan. — L’Isère et la Dent de Crolles.

— N’empêche que quand je serai bien vieux, c’est encore ici que je viendrai mourir…

… Nous passons près du Saint-Eynard et de son fort.

On le contourne, ce Saint-Eynard, bedaine grise, pelée, pauvre vieille carcasse calcaire qui s’effrite, s’éboule, laisse après chaque averse des lambeaux de sa peau.

— Ah ! nom de chien, attention aux rigoles ! s’écrie le cocher. Pan, à gauche ! pan, à droite ! La voiture boite. Si l’essieu pliait, nous irions dans le Graisivaudan piquer une tête.

Mais l’essieu ne plie point. Au petit trot nous suivons le chemin dans ses pentes et ses courbes. Un autre fort : le fort de Bourcet.

Et maintenant se déploie toute la vallée — de l’Isère aux confins de Montmélian. Des villages, des hameaux accrochés, juchés partout, jusque sur les pitons et les schistes en saillies.

Belledonne écrase ce panorama de son poids. Plus loin, le mont Blanc, en un fond de gloire, se lève, seul, empereur des Alpes !

Le soleil se couche. Le ciel brûle. On dirait d’une forge allumée dans les cimes.

Corenc et son château de Bouquéron, à pic sur un précipice de verdure…

Des champs rangés en carreaux de damiers, des collines, des chaînes en pyramides — et là-bas, le torrent du Drac, dans son large lit de sables et de graviers.

Plus près de nous, l’Isère, dessinant avec ses rives un immense fer à cheval dont les peupliers qui les bordent rappellent les clous.

Et la Tronche, blottie sur les pentes du gros Rachais.

Et l’Isère, encore, que nous longeons, que nous traversons…

Et Grenoble, enfin, élégante, serrée dans sa ceinture de remparts…

Saint-Laurent-du-Pont.