Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 17-28).

Pont-de-Beauvoisin.

CHAPITRE II


Toujours la Bourbre. — La Tour-du-Pin. — Jupe courte et veste ample. — Les Abrets. — Tout le long du Guiers. — Le Pont-de-Beauvoisin. — Mandrin au Pont-de-Beauvoisin. — Aoste la Romaine. — Querelles d’archéologues. — Caïus Atisius Gratus, marchand de pots. — Virieu et son château. — Une nuit de Louis XIII. — Dans les terres froides. – Le lac Paladru. — Les Troglodytes de Paladru. — Ars la maudite. — La cloche d’Ars. — La Tour de Clermont. — La petite Fure. — Charavines. — La Silve-Benite. — Un fils de Frédéric Barberousse. — Dans les ruines. — Ce qu’est devenue la cellule du dom coadjuteur. — À travers champs et sous les hêtres.


La Tour-du-Pin. — Le Calvaire.


Allant ici, ailleurs, au hasard, dans la plaine de la Bourbre, nous n’avons eu, encore, que des commencements de sensations, des motifs de cavatine, comme disait Taine.

C’était le Dauphiné — sans l’être cependant… Des plateaux élevés, les sommets chartreux apparaissaient bien — mais dans un lointain si profond ! On les sentait d’un autre pays, très éloigné, quasi de l’autre côté des nuages… Et nous n’en avions que des lignes perdues…

La note sera maintenant plus accentuée. Les routes vont tendre leur pente — et la montagne jaillira bientôt de terre, presque à nos pieds.

Elle jaillira, sans fracas, sans secousses, sans ces menaces de rochers qui semblent des poings de pierre, tendus. Elle restera aimable, souriante, dans sa gaine de forêts ; et toujours jusqu’à Grenoble, passé Grenoble, nous verrons, à sa base, les mêmes eaux se répandre, les mêmes prairies, les mêmes vignes, les mêmes villages aux toits rouges, et les grands noyers devant les portes.

Et la Bourbre, ici, en prendra mieux à son aise. Elle roulera plus libre, sous les oseraies pâles qui l’enveloppent, elle musera dans des sinuosités plus profondes, parfois elle pourra s’attarder dans les champs, en détacher des îles, en denteler des miniatures de golfes et de baies… Elle ne redeviendra sérieuse qu’à La Tour-du-Pin.

Une sous-préfecture, fière, un peu, de sa naissance. Et avec raison, car au xie siècle, elle était déjà grande personne. Elle avait une belle robe, faite de belles murailles de bon granit épais ; elle avait sa citadelle — et ses barons devaient devenir les chefs de race des souverains dauphinois.

Murailles, citadelle, baronnie, que de toute cette gloire, il reste menues choses ! La Tour-du-Pin n’a de féodal que ses rues irrégulières, pavées en pointes. Moderne sa halle aux lourds piliers ; moderne son église de style romano-gothique ; modernes sa fontaine de la grande place et son calvaire surmonté d’une statue de la Vierge en bronze doré.

Moderne jusque dans ses costumes. Il n’y a pas très longtemps, à peine quelques années, les femmes portaient encore la jupe courte en droguet, le tablier, le petit fichu carré, avec la capeline, chapeau de paille, sans bords, largement échancré derrière, pour céder place au chignon.

Les hommes laissaient croître leurs cheveux, pêle-mêle sur le col. Ils avaient une veste ample, une culotte, des guêtres retenues au-dessus des genoux par des jarretières rouges, un feutre à vastes ailes. Ils en sont loin, aujourd’hui, de ces ajustements pour chromolithographies. Place au pantalon de peau de diable, au veston noir, dit tape-cul, inusable, inamovible, protégé qu’il reste toujours par la blouse, la belle blouse trapue, taillée en rotonde, qui se gonfle sur le dos quand le vent souffle et fait ressembler son heureux propriétaire à quelque cloche errante, trinqueballante dans les champs et sur les routes…

Et nous voilà, ici, près de Savoie, aux Abrets, gros bourg de canuts, travaillant presque tous pour les usines lyonnaises.

La plaine s’étend mouillée sous le ciel, un ciel gris d’automne, un ciel hollandais, très fin. Les hautes collines boisées semblent des pans d’ombres montantes, et, dans la brume, on devine plutôt qu’on aperçoit la chaîne jurassique qui s’effile irréalisée.

Un bon petit diable de torrent va, vient, court, bavard comme quatre sur son lit de cailloux : c’est le Guiers, le Guiers vif.

Pont-de-Beauvoisin n’est pas loin… Il est là devant nous, propre, bien bâti, plein du bruit de ses scieries et de ses moulins. Quelques souvenirs ? Oh ! bien peu ! Ville frontière, prise, reprise et reprise encore par Savoyards et Dauphinois.

Près de Saint-Béron, au château de Rochefort, c’est là que le fameux Mandrin, cet empereur des contrebandiers, trahi par une femme, fut arrêté.

Les habitants employèrent tous leurs efforts pour le délivrer, menacèrent, implorèrent… Efforts vains, supplications vaines.

À la Tour-du-Pin. — La fontaine des Dauphins.

Mis en prison à Valence, un mois après, le terrible ennemi de la gabelle subissait le supplice de la roue, le 26 mai 1755.

Il avait vingt-neuf ans.

… Le Guiers tapageur, le Guiers tonitruant, mais si crâne dans ces roches qu’il escalade, rageur, pour les inonder de son écume blanche !… Il nous faut le quitter, ce Guiers. Au revoir. Nous nous retrouverons en Chartreuse !

En attendant, nous grimpons sur un vieux cabriolet trainé par un très vieux cheval, lequel très vieux cheval a pour cocher un très vieux homme, passablement ivrogne, qui s’arrête, à chaque kilomètre, pour « boire pot » à l’auberge.

Après une douzaine de stations, la voiture trace des zigzags inquiétants ; elle va verser… elle verse…

— As pas peur, dit le vieux. J’en ai vu bien d’autres !

Je crois devoir observer :

— Que vous en ayez vu d’autres, je n’en disconviens pas… Mais le fossé est là, à cinq centimètres de la roue, et…

— As pas peur ! Hue !

Et coups de fouet, coups de canne de pleuvoir… Hue !

La pauvre bête veut protester, essaye d’une ruade. Hélas — les ans en sont la cause — elle ne peut exécuter que la première figure de son mouvement de révolte ; la deuxième figure s’achève à terre — à plat ventre.

Quels efforts pour la remettre debout ! Quand on la tire à droite, elle retombe, flasque, à gauche. Le vieux hurle, tempête, vocifère, pour finir — le vin aidant — par pleurer à chaudes larmes.

Enfin, victoire, Belle Rosse est d’aplomb sur ses antiques jambes.

Et nous courons — ma parole, je crois que nous courons ! — à travers un réseau serré de collines, près de la Bièvre, qui semble immobile sous les ajoncs — et fuit pourtant, jolie, moirée, noire d’ombre…

Tout à coup mon ivrogne tend le bras, très fier, et ce seul mot sort de ses lèvres :

— Aoste.

Un gros tas de maisons, en rond, autour de l’église paroissiale, coiffée d’ardoises. Des routes se détachent, jettent leur note grise sur le vert des vignes et des prés. Des fermes bâillent sur ces routes, des odeurs fortes montent des écuries ouvertes — et dans la rue, que le fumier gagne, les poules, haut juchées sur la paille, grattent, attentives, les canards barbotent, les oies s’en vont par lentes théories, dandinantes et solennelles.

Cette abondance de volaille assure la richesse du pays. Aux quatre foires d’hiver, il n’est que gloussements et cocoricos ! Un bon chapon gras, arrosé de bon bourgogne, rien au monde de mieux. Mais le chapon gras mangé, mais le bourgogne bu, à ce moment exquis du cigare qui facilite les digestions, on éprouve le besoin de parler, de se répandre. Parlons d’Aoste, si vous le voulez, Aoste la Romaine, que fonda Auguste.

La petite colonie dura-t-elle jusqu’à l’arrivée des Barbares ? De nombreuses inscriptions sont là pour en témoigner. Et il y a autre chose que des inscriptions… Devant la porte du Musée se dresse une pierre qui servit d’autel à sacrifices ; à quelques pas, git un rectangle de feldspath, détaché d’une nécropole voisine.

En 1848, la pioche découvrait une voie très large qui portait, tenace, l’empreinte des ornières dans lesquelles roulaient les chariots. Quelques années plus tard, un nouveau coup de pioche ramenait au jour une centaine de vases de terre, de formes massives, échantillons complets de l’art céramique aux premiers siècles.

Longtemps on chercha d’où provenaient ces vases. Enfin, après avoir torturé textes et bas-reliefs, la science finit par acquérir la certitude qu’il y avait eu là, en ce même endroit, une fabrique de poterie.

Nos archéologues départementaux allèrent même plus loin. Précieux renseignement pour le Bottin : ils allèrent jusqu’à donner les noms de ces industriels en cothurnes. C’étaient, paraît-il, les deux frères Caïus Atisius Gratus et Caïus Alisius Sabinus.

Gratus et Sabinus furent immédiatement présentés aux Académies compétentes. Les Académies compétentes daignèrent approuver.

La tour de Morestel.

Et voilà un important point d’histoire qui semblait éclairci, quand soudain le bruit se répand qu’un troisième Caïus Atisius, l’aîné celui-là, vient d’être découvert.

On recompulse les notes, on retorture textes et bas-reliefs…

Le savant, déjà père de Gratus et de Sabinus, en est frappé d’insomnies. Ce Caïus, quelle profession pouvait être la sienne ? Marchand de pots, comme ses cadets ? Placier de la maison pour toute la Gaule cisalpine et transalpine ?…

Le hasard, qui fut toujours le plus brillant élève de l’École des Hautes Études, amena la solution de ce tant passionnant problème.

Caïus Atisius Primus, le fait est indéniable aujourd’hui, n’était pas marchand de pots. Il ne voulut jamais embrasser cette carrière du négoce que ses puînés devaient suivre avec tant de succès.

Caïus Atisius Primus quitta de bonne heure le tablinum de ses pères, pour se consacrer à l’Administration. Ses talents naturels, ses qualités d’ordre et de tenue lui permirent de franchir rapidement les échelons de la fortune. Il mourut gros fonctionnaire, quelque sinécure analogue à celle de fermier général, en Narbonnais. Fut-il marié, décoré ? On ne sait pas… Mais le résultat obtenu est déjà suffisamment honorable. Je dois d’ailleurs ajouter que, depuis cette reconstitution si mémorable, le calme est revenu s’asseoir au chevet de tous les membres de la haute société des épigraphistes.

Pourvu que l’entrée en scène d’un quatrième Caïus Atisius, et qui sait ? peut-être d’un cinquième, voire d’un sixième Caïus Atisius ! — les familles étaient si nombreuses autrefois ! — ne vienne pas les replonger dans l’incertitude et le trouble !

Mais non, je ne veux point envisager les possibilités de réalisation de si cruelle hypothèse !…

Et cette Bourbre, qui ne peut se résoudre, à son tour, à nous abandonner — et qui nous accompagne jusqu’à Virieu !

Drôle de petit village avec ses maisonnettes en pisé, sur un coteau ventru, taché de vignes. Toujours l’église romane — et au-dessus de l’église, le château, quadrilatère irrégulier soutenu par de hautes terrasses.

Il est d’âge respectable — xive siècle – ce château ! Pas rien que xive siècle — xvie et xviie aussi… Il en est de la plupart de nos monuments historiques comme de ce fameux couteau de Jeannot, à qui l’on changea successivement et le manche et la lame — et qui n’en resta pas moins, et n’en reste pas moins encore, et n’en restera pas moins toujours : « couteau de Jeannot ».

Et qu’importe, après tout, qu’elle ait été construite sous Charles V, remaniée sous Henri IV, élargie sous Louis XIV ?… Ces successives retouches empêcheront-elles la seigneurie de Virieu d’être presque une grande œuvre, avec son entrée défendue par l’épaisse courtine à machicoulis et à créneaux, et ses deux tours raides, massives, engoncées, lourdes de pierre !

Une galerie en forme de cloitre serpente dans l’intérieur, et au fond de la cour, largement ouverte, une chapelle profuse les pourpres chaudes de ses vitraux. Le gardien s’arrête, pénétré de respect, devant certaine chambre. Faut-il ôter ses souliers ? C’est la chambre du roi.

Louis XIII y reposa plusieurs nuits. On peut toucher de l’index la chaise et le fauteuil qui furent siens. Touchons de l’index et même commettons cette irrévérence de nous asseoir sur… oui, sur le propre fauteuil de Sa Majesté !… Cependant, il y a mieux à faire que de se livrer à ces petits exercices de famille londonienne en voyage. La fenêtre, béante devant nous, domine les ondulations du plateau.

Des collines viennent s’abattre, en pentes très douces, dans les vallons que les eaux éparses couvrent d’une résille de lacs empanachés d’herbes rêches.

Le chaos des terres froides commence. On peut le suivre, profilant ses arêtes et ses dômes, jusqu’au massif chartreux, auquel il se rattache par sa semblable unité de contexture. Terres froides, les bien nommées : vent violent, brouillard, hiver précoce… Terres froides, en opposition avec les terres basses de Bourgoin, aux cultures épanouies, aux moissons pleines de grande Beauce dauphinoise.

… Le soleil s’est couché dans un trou de ciel rouge. Du haut de l’immense terrasse, l’ampleur magnifique des choses s’est encore exaltée. La nuit a glissé sur elles comme un voile qui se déroule… Et une rumeur confuse monte… On dirait d’un halètement continu, le souffle colossal de la terre.

Le château de Virieu.

Quelle idée baroque me traverse la tête ? À la lueur des étoiles, je vais gravir une diablesse de côte pelée qui se dresse là, tout proche. Et en avant ! avec des airs d’alpiniste, sur les cailloux pointus dévalant à chaque pas.

Le hameau des Charpennes dort, frileux, sous la couverture de ses chaumes — et puis un sentier étroit s’enfonce, en vrille, dans la touffe serrée des bois de Silve-Bénite, que la lune, à travers les découpures de ses arbres, éclabousse de jaunes soufres.

On grimpe, on grimpe régulièrement, dans l’épaisseur ouatée des gazons humides… Le calme de cette forêt ! sans qu’une pesée d’air la fasse sortir de son immobilité !…

Et soudain le rideau se déchire, une clairière laisse voir à nos pieds le lac de Paladru, d’une blancheur éteinte, mystérieuse… Et c’est bientôt Paladru lui-même, qui se détache sur un mur de chênes et de noyers.

Le soleil vient d’apparaître, frappant les eaux à coups de lanières aveuglantes ; les mamelons boisés se rejoignent presque. Un gouffre insondable s’est ouvert là : le puits d’Enfer, que les vieux du pays doublent avec effroi.

Il arriva que, sous Charlemagne, une tribu errante de la Gaule bâtit ses habitations sur des pieux enfoncés dans la vase lacustre. Et ces hommes vécurent longtemps tranquilles, heureux — à ce point qu’ils n’eurent pas d’histoire, ou si peu, que toute cette histoire tient dans les restes de leur architecture et de leur art domestique.

On aperçoit encore les têtes des pilotis qui servaient de supports aux cabanes. Les pêcheurs en ont retiré à maintes reprises, jadis, des objets d’un « hétéroclisme » à ravir de joie un congrès entier d’antiquaires ossements de bœufs, de cerfs, de cochons, d’échassiers, armes, bois de pirogues, etc… Tout un musée.

Après avoir chassé et pêché ici, nos aïeux nomades voulurent aller pêcher et chasser ailleurs. Ils partirent. Où ? De quel côté ? Chronique muette.

Ceux qui, à leur suite, s’installèrent sur les bords paladrins pour y fonder la ville d’Ars, furent, paraît-il, de bien incorrigibles mécréants, auteurs de tant et tant de crimes, qu’Alexandre III les frappa d’excommunication.

Châtiment anodin. Les crimes se multiplièrent.

Alors l’ire céleste s’appesantit. La foudre gronde, le vent croule en cataractes des quatre pans du ciel — et le lac monte sous le regard de Dieu, engloutit, d’une seule vague, Ars l’impie.

Urbs Arsi fuit
justo Dei judicio submergata.

Et, depuis, Paladru a toujours recouvert l’infidèle.

Un jour, cependant, un marinier trouve dans quelque bas-fond une cloche. Fort irrespectueux, il la hisse sur sa charrette et va pour la vendre au bourg voisin. Il chemine doucement… Tout à coup son cheval choppe, la charrette oscille sur son essieu – et la cloche, s’aidant de son battant comme de levier, roule par terre et se met à fuir vers son ancienne demeure.

On ne la revit plus.

Mais on l’entend. Parfois une plainte monte, un glas.

La nouvelle Gomorrhe pleure ses péchés.

« Eh non ! elle ne pleure point, nous dit M. Antonin Macé, redoutable démolisseur de croyances, eh non ! elle ne pleure point ! Ars, victime de la vengeance suprême ?… « Ce qui est vraisemblable, c’est que les eaux, rongeant un terrain meuble, auront fait s’écrouler une agglomération plus ou moins considérable de maisons, catastrophe dans laquelle on aura vu un effet de la justice divine. »

Une légende de moins. Tant pis.

Chemin gagnant sous les feuilles, près des buissons qui vous retiennent, grinchus, par les basques de votre habit. Tout un paysage de couvercles de bonbonnières, cadeaux pour jeunes filles… tout cela frais,
La Silve-Bénite.
limpide, azur et gris perle, délicatesse de tons si ténue que, durant trente années, l’école lyonnaise y puisa ses motifs les plus souvent reproduits.

Et c’est en ce décor Watteau que se lève, cinquième acte d’une idylle qui finirait tragiquement, la gigantesque ossature d’une tour blanchâtre délavée par les pluies, carcasse monstre, château fantôme où Edgar Poë aurait placé sa Ligeia.

On zigzague à travers champs. On est près des hauteurs d’enceinte. Le donjon se profile, debout, solide sur sa base rocheuse. Vieux mutilé dont il n’est que jambes. Le reste, toits et voûtes, s’est effondré. Des piliers et des amorces d’arceaux voulurent résister quand même ; mais ils finirent, eux aussi, par se coucher, fatigués. Et dans cet intérieur de ruines sur ruines, la vie du dehors ne pénètre plus maintenant
Le donjon des Clermont-Tonnerre.
qu’en de rares brèches, qui bâillent dans l’épaisseur des murs comme des mâchoires vides.

Elle appartint aux Clermont-Tonnerre, la forteresse moyenâgeuse, aux illustres Clermont-Tonnerre, premiers barons dauphinois. Richelieu, que ce nid d’aigle gênait, donna le coup de sape — et de l’énorme machine féodale, il ne resta bientôt que ce qui dure encore aujourd’hui et que les oiseaux nocturnes seuls connaissent.

Mais il faut redescendre. Quel enchantement ! Larges échappées sur le lac, panorama mêlant, si intime, le ciel à l’eau, qu’on ne saurait point où commence le ciel, qu’on ne saurait point où finit l’eau, s’il n’y avait, pour trancher l’incertitude, la gamme verte des frondaisons étagées sur les bords…

Un ruisseau rigole, timide, dans son lit étroit, si étroit qu’il semble fait de mottes de terre creusées par un enfant. On l’appelle la Fure, ce ruisseau éliacin. Ne vous hâtez point de sourire de sa faiblesse. La Fure est un bon gosse très utile, et pas bruyant du tout, et pas fantasque du tout, ce qui est une grosse qualité pour un ruisseau iséran.

Aussi bien, vous le voyez ici, petit, encore dans ses langes, mais il grandira, il « forcira » — et si vous allez le retrouver à Rives, vous ne le reconnaîtrez plus, tant il vous paraîtra sérieux et sûr de lui, ouvrier modèle occupé à faire mouvoir d’interminables papeteries, et des métiers, et des forges, et bien d’autres machines !…

Nous la traversons cette jolie Fure — et voilà Charavines, qui doit nous conduire, par un tracé montant, sablonneux, malaisé, à la Chartreuse de Silve-Bénite.

L’histoire entière du bassin de Paladru se résume dans celle de sa Chartreuse.

Qu’était-ce donc que sa Chartreuse ?

On ne sait guère. Il en reste si peu ! Morceaux informes, chicots de murailles, au milieu des fermes et des écuries…

Quelle architecture ? Viollet-le-Duc lui-même hésiterait.

Cela existe depuis 1116. Le fondateur fut, dit-on, certain Thierry, fils naturel de Frédéric Barberousse.

Débuts faciles. L’Empereur cède à la communauté des domaines considérables et un grand nombre de droits féodaux sur les paroisses voisines. Et c’est le calme dans la richesse.

Les redevances sont si régulièrement acquittées, que les bons Pères n’ont qu’à remercier la Providence de leur avoir fourni si généreuse prébende.

Cependant, il devait y avoir bientôt des réfractaires à cette loi de recouvrance.

On raconte que les habitants de la rive occidentale du lac se fatiguèrent de voir, chaque année, leurs moutons et leurs porcs les plus gras, prendre le chemin de la procure.

Il y eut révolte, siège en règle.

Les moines sont délogés ; ils fuient. Le pape apprenant cette défaite, excommunie les infidèles et pour que la leçon soit encore plus profitable, Barberousse en personne vient, suivi de son armée, venger l’insulte faite à son fils.

Un Barberousse redresseur de si minces torts ! une armée contre une centaine de paysans !… Tout cela est-il vrai ?

M. Macé hoche la tête.

Ce qui est plus vrai, c’est que, vers la fin du xviie siècle, nos seigneurs de la Silve-Bénite avaient vu leur nombre croître à tel point que les salles du vieux couvent, œuvre de Thierry, furent insuffisantes pour loger novices et frères.

En conséquence, le général décida d’élever de plus spacieux bâtiments : un cloitre arrondi et, dans l’enceinte de ce cloitre, un cimetière, autour duquel, suivant la règle cénobitique, les cellules devraient être placées.

Vint la Révolution, qui arrêta les travaux. Et depuis personne ne les reprit.

Il n’est debout maintenant que le logement du prieur, sous des voûtes massives, et une petite chapelle, une horreur de petite chapelle, avec, au plafond, des horreurs de petits anges en plâtre, des poupards soufflés, joufflus, dernier degré d’abaissement de l’art religieux.

Un peu plus loin, la chambre du dom coadjuteur. Profanation !

Charavines et le Lac de Paladru.

Il y a un poêle, dans cette chambre, et sur ce poêle une marmite ; il y a un pétrin, il y a une barcelonnette, il y a un cuvier… Et, double profanation, l’oratoire du vénérable ermite est devenu une cave… on y met des tonneaux et du charbon ! Et, triple profanation, le garde forestier, maitre de céans, a l’air de trouver ce changement tout naturel :

— … Pas d’offense, déclare-t-il cynique, s’il revient, le bon vieux… comment que vous l’appelez ? le Père coad… juteur… quel drôle de nom !… Eh ben, s’il revient, ce Père coad… juteur, y trouvera au moins de quoi boire et de quoi se chauffer !  !…

En espérant sa venue, nous sommes allés, à travers champs et sous les hêtres, l’ancienne promenade des Chartreux. Paladru tremblote, clapote, fronce le satin blanc de ses eaux. Et la « hauteur » de Bilieu, chargée de forêts, roule ses feuillées en murmure berceur…

La plaine s’élargit, jalonnée de collines rondes. Et plus loin, très loin, dominant les lignes régulières et polygonales des ceps et des blés, les poussées rocheuses de Saint-Ours se dégagent — et semblent une menace à toutes ces choses de beauté et de calme…

Aoste.