Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 1-16).

Vallée de la Bourbre.

CHAPITRE PREMIER


De Lyonnais à Dauphinois. — Vieilles querelles. — La plaine de Saint-Fons et de Venissieux. — Saint-Priest. — Chandieu-Toussieu. — M. Pupil de Carabas. — La Bourbre. — Heyrieux, capitale de la cordonnerie dauphinoise. — La Seigneurie de Fallavier. — Monbaly. — Bourgoin et Jallieu. — Tous tisseurs. — Éloge du pot-de-vin. — J.-J. Rousseau à Bourgoin. — M. de Monciset, philosophe utopiste. — Thérèse. — La ferme de Montquin. — Le comte de Chatelard et Marie Stuart. — Poète amoureux d’une reine. — Les Balmes viennoises. — Crémieu. Une page d’histoire du moyen âge. — Les Juifs à Crémieu. — À travers les escarpements des bords du Rhône. — La Grotte de la Balme.



Le château de Saint-Priest.


Lyon vu de la grande chaussée de Perrache ; Lyon gigantesque, couché aux pieds de sa dame de Fourvière ; Lyon cravaté de brouillard…

Et le Rhône, émeraude, avec aussi le brouillard sur ses bords ;

Et le pont qui le traverse, avec le brouillard sur ses railles d’appui ;

Et les pêcheurs qui s’enracinent le long des rives, avec aussi le brouillard, car à peine distingue-t-on leur chapeau pagode et leur longue gaule, menue et tordue dans la brume comme un ver.

Le brouillard partout. Brouillard tenace, brouillard anglais.

… Quand, soudain, le voilà disparaissant, ce brouillard, qui tout à l’heure nous noyait dans son flot cotonneux.

Quoi ? déjà, si vite ?

Apprenez que nous sommes maintenant en Dauphiné et que les Dauphinois laissent le brouillard aux Lyonnais. Chacun chez soi.

Au ton sec et tranchant de ce début de chapitre, on a pu reconnaître qu’il existait entre les deux provinces de sérieux sujets de querelles.

Sérieux, en effet. Venir reprocher à Lyon son brouillard, c’est presque de la cruauté. C’est reprocher à un infirme son infirmité, à un pauvre sa misère… Et pour que les Dauphinois manquent ainsi aux vertus chrétiennes, il faut que les torts envers eux soient graves. Graves : ils le sont.

La vérité, cependant, est qu’il y a eu, qu’il y a encore, des deux côtés, beaucoup d’intransigeance un point d’honneur trop intraitable. Les Lyonnais sont fiers de la grandeur de leur ville. Ils ont raison.

Les Dauphinois sont fiers de la hauteur de leurs montagnes. Ils ont raison.

Et alors, s’ils ont tous deux raison, pourquoi ne pas s’entendre, en déclarant réciproquement que Lyon est une grande ville et que les montagnes du Dauphiné sont très hautes ?

S’entendre ! Ah ! grands dieux ! que nous en sommes loin de ce sage équilibre !

Sachez donc qu’il ne s’écoule pas de jour, sans que les Lyonnais déclarent à tout venant que la Jungfrau est bien supérieure au Pelvoux, et que les cascades de l’Oisans ne sont que petites wallaces auprès de celles de la Suisse, et que les glaciers bernois, et que les sapins de l’Engadine, et que… Le moyen de rester calmes devant semblables affirmations ?

C’est alors que les Dauphinois se font une arme des brouillards de la Saône — pour conclure malicieusement, dans leurs critiques, par un éloge ampoulé de Marseille, au préjudice de l’ancienne capitale des Gaules.

Préférer Marseille, la rivale, la bête noire !…

Au fond, je suis sûr qu’on pardonnerait le « brouillard » mais le brouillard augmenté de Marseille : c’en est trop.

Et la discorde grandit.

Où s’arrêtera-t-elle ? Quand s’arrêtera-t-elle ? Dans combien de siècles ? On ne sait pas.

En attendant, sans en venir positivement à la guerre, les deux partis s’usent en escarmouches continuelles. Ils se « chinent », expression lyonnaise, ou « s’égougnent », expression dauphinoise.

Ajoutons, pour être impartial, que les Lyonnais souvent triomphent dans cette lutte à coups d’épithètes, qui ne sont pas de pur classique. On les vit récemment écraser l’adversaire sous ce double choc : « Bardoux et ventres-jaunes ».

Bardoux et ventres-jaunes : ça ne veut pas dire grand chose, ça ne veut même rien dire du tout. Mais c’est euphonique.

L’outrage était sanglant. Les offensés ne voulurent point demeurer en reste. Ils cherchèrent à répondre — sans jamais, hélas ! pouvoir trouver l’équivalent.

Et depuis cette époque, nous sommes tous un peu humiliés à Grenoble. Et nous cherchons toujours…

Les restes de Fallavier.

Nous cherchons encore… quand le train, d’un seul tour de roue, passe la Rize — la Rize aux eaux noires et sales. La plaine dauphinoise, celle de Saint-Fons et de Venissieux, décrit sa circonférence. Peu accueillante, cette plaine, rugueuse, caillouteuse, terre rougeâtre. Dans le fond, des rideaux de collines basses qui la coupent en parallèles ; au premier plan, des routes blanches liserées de haies maigrelettes, couvertes de poussière… Des champs qui se rangent en carrés, à peine interrompus, çà et là, par des fossés bourbeux et des peupliers semés comme des I sur une immense page.

Saint-Priest montre bientôt sa grosse personne de bourg cossu, confortablement assise sur l’échine d’un mamelon. Saint-Priest, un peu intimidé par son château — quelque chose de froid, de compassé, de géométrique, le rêve d’un élève bien sage de l’École des beaux-arts : des lignes droites, ennuyées d’être si droites… oui, mais si distinguées, si aristocrates dans leur mutisme, avec ce petit donjon couronné de mâchicoulis, qui a l’air d’un petit toquet Henri III, posé sur la tête d’une vieille douairière.

Et Chandieu-Toussieu, où perche encore un château, ancienne propriété de certain M. Pupil, qui vivait sous la Régence. Ne cherchez pas ce nom dans l’Armorial, M. Pupil n’a aucun droit à la particule. M. Pupil descendait d’une famille de marchands ferratiers de Lyon. Peu d’aïeux, mais beaucoup de fortune — fortune qu’on dépensa, comme si on s’était appelé M. le marquis de Pupil, qu’on dépensa sans compter : en équipages, en maisons, en maîtresses, au jeu et à la table. Pupil de Carabas éclipsa par son luxe tous les seigneurs râpés de Paris et de Versailles. Ce que voyant, ceux-ci, admiratifs, lui décernèrent le titre de « milord ». Il fut le « lord » de Mions ! Inutile d’ajouter que milord de Mions mourut pauvre. C’était prévu — sinon par lui, du moins par nous.

Le château de Monbaly.

Ce brave M. Pupil, s’il revenait en notre monde, combien il s’étonnerait de voir sa Bourbre, autrefois tant libre d’allures, presque errante — et aujourd’hui tant modeste et tant douce ! La belle fille — est-il permis de comparer, même en rhétorique risquée, une rivière à une belle fille ? — la belle fille se laissa persuader qu’elle serait bien plus belle encore dans l’ajustement d’un corset. Coquetterie qui lui coûte cher : la malheureuse, pour avoir voulu fleureter avec les ponts et chaussées, chemine maintenant, timide et pudique, et triste sous l’échevelis de ses saules, dans un canal fait sur mesure par un ingénieur très distingué.

Les collines se joignent presque ; lacs et bois, villages et châteaux, ceinturent ces collines — les châteaux surtout — et c’est comme une vivante poussière d’histoire montant de leurs murailles croulées.

Bourgoin. — Vieille fontaine, place d’Armes.

Mais il manquerait quelque chose à tout cela qui s’épand dans l’abondance des champs, où la moisson se couche, il manquerait quelque chose, si nous n’avions là-bas, escaladant l’horizon, les montagnes du Bugey et de Chambéry, solides forteresses qui nous gardent.

Au détour de la voie, Heyrieux grandit, puis se fixe autour de son parc de Serezin. Une odeur de cuir flotte. Nous sommes dans la capitale de la cordonnerie dauphinoise. Une grande rue où les pan, pan, pan se multiplient… Et pan, pan, pan pour assouplir les formes, et pan, pan, pan pour fixer la semelle.

Ruche bourdonnante. À chaque embrasure de porte ou de fenêtre, la bonne silhouette du maître de céans se montre, la pipe à la bouche, les manches retroussées jusqu’aux coudes… Et pan, pan, pan, un gros soulier sort de ses mains, cuir solide avec de gros clous à têtes camardes qui, aux pieds des rouliers, marqueront d’étoiles le sol des grandes routes.

Les prairies s’entassent et la vigne court dans les treillages comme des notes sur une portée de musique. Les chemins, au bord des ruisseaux, zigzaguent… Au hasard j’en prends un — et droit il me mène, en plein bois, au pied du Relong.

Ici fut la seigneurie de Fallavier. Il n’en reste maintenant qu’une double haie de remparts, deux tourelles et les fossés, larges et profonds, bâillant dans les hautes herbes. Fallavier, derniers vestiges du royaume bourguignon. Tour à tour à la famille de Boczosel, à Hugues de la Tour du Pin, au comte de Genève, au prince d’Orange, au beau Dunois — pardieu oui ! – pour finir, enfin, dépendance du domaine de la Couronne.

Au xvie siècle, Richelieu le démantèle.

Et depuis, Fallavier se terre dans l’oubli.

Un coin de Hollande que toute cette plaine ; les canaux se croisent, s’entre-croisent, font parler les moulins… Et la Verpillière, et Vaulx-Milieu s’éparpillent sur les coteaux. Et sur ces coteaux, encore, les vieux restes d’autrefois. Monbaly, avec ses tourelles en dômes et sa lourde porte frappée de caboches – et sa terrasse dominant la Bourbre.

Et la Commanderie des Templiers, bâtisse mastoc, taillée en plein granit.

Et des coteaux, des coteaux, des coteaux… la terre grasse, spongieuse, criblée de récoltes ; et dans les marais avoisinant les prairies, d’immenses étendues noires de tourbe.

Solide ossature jurassique, derniers soubresauts de ces hautes roches qui nous entourent – et dont on voit l’anatomie se dessiner au fond des nombreuses carrières ouvertes le long des routes.

Population aussi forte que le sol ; à la fois paysans et ouvriers. On moissonne, on fauche, on vendange, on trame le velours pour les grandes usines du Forez et du Rhône. Et plus nous avancerons, et plus nous verrons l’industrie locale se développer.

À Bourgoin et à Jallieu, ce sont des ateliers d’impression sur étoffes, des filatures, d’immenses fabriques où cotons et soies se transforment. Près de 3,000 métiers tournent sans arrêts.

Il n’est ici que tisseurs ; au village : hommes, femmes, enfants, tous tisseurs. Tous travaillent aux pièces ; leur carré de culture apporte au ménage le blé et le vin ; les deux noyers, devant la porte, donnent l’huile ; la vache, dans l’étable, donne le lait. Et voilà du vrai bonheur. Ça n’est pas plus difficile à trouver que cela, le bonheur ! Il suffit d’aller à Bourgoin.

Oh ! la bonne petite ville, bien tranquille, bien acagnardée dans sa province, avec ses bonnes petites rues bien étroites, ses bonnes petites vieilles sur le pas des portes, qui tricotent en disant le plus de mal possible de leur prochain ; ses bons petits cafés : le « Café du Commerce », le « Café des Négociants », « Au Rendez-vous des Amis », bons petits cafés où l’on boit bouteille, un petit vin gai, d’aspect inoffensif et qui monte quand même dru à la tête. Attention !

Ici tout le monde « boit bouteille », — mais rien que bouteille. Ne nous parlez pas de bières ou d’apéritifs…

— Qu’est-ce que vous prenez, mon brave monsieur ?

— Et pardi, une bouteille !

— Bourgeoise, une bouteille ! ou pour parler plus exactement : — Bourgeoise, un pot !

Le pot, c’est l’unité.

Bourgoin. Vue générale.

Mais Bourgoin ne fut pas toujours la débonnaire, la marchande, seulement occupée à ses velours et à ses soies. Bourgoin eut ses heures d’héroïsme et de luttes. Au xvie siècle, son vieux pignon de Maubec, dont on voit se dresser la silhouette décharnée, du haut de la Combe de Brion, Maubec, la forteresse bâtie sous les premiers dauphins, est prise, reprise par catholiques et protestants, par Virieu et par Chatonnay, par Mayenne et par Les Adrets.

Et la pacification enfin achevée, les luttes continuent encore. C’était contre le huguenot, c’est maintenant contre le sol lui-même. Six mille hectares conquis pied à pied sur les marais, immense nappe d’ajoncs et de boues argileuses gagnant presque le Rhône…

Les travaux, commencés sous Louis XIV, sont arrêtés par la Révolution ; en 1805, on les reprend ; en 1812, l’œuvre est finie.

Quarante-quatre ans auparavant, un homme était venu à Bourgoin. Et Bourgoin s’enorgueillit du séjour de cet homme.

Cet homme était philosophe ; il avait déjà mené quelque bruit dans le monde ; il s’appelait Jean-Jacques Rousseau. Il était fort bon écrivain et fort médiocre botaniste. Fidèle aux habitudes de toute sa vie, il s’empressa de faire ce dont il était le moins capable : il n’écrivit plus une seule ligne, pour passer son temps à herboriser.

D’abord à l’auberge de la Fontaine, puis à la ferme de Montquin, aile délabrée d’une petite habitation de plaisance que Mme de Césarges possédait à une demi-lieue de la ville, Jean-Jacques mena l’existence d’un ours solitaire, très mal léché, d’un ours extraordinairement défiant, qui voyait des ennemis surgir de tous les coins. Rarement il se décidait à permettre quelques avances à ses voisins.

Chronomètre ambulant, chaque jour, à la même heure, on pouvait le voir passer, grave, immuable, dans son vieil habit bleu barbeau. Il allait par les champs, à ce point absorbé qu’il se laissait toujours surprendre par la grande ombre don quichottesque de M. de Monciset, soudain dressée devant lui.

M. de Monciset était, avec le marquis de Beffroy de la Grange-aux-Bois, le seul être humain que le « Promeneur solitaire » consentit à supporter.

Aussi bien, type étrange que ce Monciset, avec sa face ridée, simiesque, son long corps, son long cou, ses longs bras sans cesse traçant dans les airs des figures géométriques, — et par-dessus tout l’imagination la plus farcie de coq-à-l’âne, qu’il fût possible de concevoir.

M. de Monciset avait tout lu, sans jamais retenir un mot de toutes ses lectures. La méthode était au monde ce qu’il ignorait le mieux. Locke, Voltaire, Bayle, Montesquieu, l’Encyclopédie, les romans de l’abbé Prévost, tout cela se heurtait, virevoltait, se cognait aux angles de son vieux crâne.

Il avait des idées plein ses poches — mais de bon sens, pas une once. Il voulait le bonheur du peuple : révolutionnaire un jour, conservateur le lendemain. L’économie politique, il l’avait créée avant Quesnay et Adam Smith. Et ses journées passaient en la confection de multiples plans, d’innombrables requêtes, qu’il adressait au contrôleur des finances, aux ministres de la guerre et de la marine. Jamais de réponse, bien entendu. Ah ! ça lui était bien égal !

En présence de cette nature si torrentueusement en dehors, Rousseau, ramassé, replié sur lui-même, pesant ses moindres paroles dans la crainte vague de l’ennemi, Rousseau, le persécuté, ne savait se défendre d’un étonnement quasi admiratif. Il laissait tourner ce moulin à paroles, sans vouloir l’interrompre. Tous ces mots qui tombaient pêle-mêle, comme des gouttes de pluie dans un ruisseau, tous ces mots !… Comment un homme pouvait-il tant parler ?…

Une seule fois, cependant, il se départit de son mutisme étonné :

— Monsieur, venait de lui dire le terrible bavard, j’ai approfondi tous vos ouvrages.

— Ah ! monsieur, vous auriez bien mieux fait de labourer vos terres !

La leçon, paraît-il, ne profita point à M. de Moncisel ; il mourut dans l’impénitence finale. Sa dernière discussion eut lieu avec le curé qui lui apportait les sacrements.

La ferme de Montquin.

C’est à Bourgoin, on le sait, que l’écrivain se maria avec Thérèse Levasseur. Pauvre Thérèse calomniée ! Son mauvais génie suivant les uns, et presque son bon génie, suivant quelques autres. Et, somme toute, ne méritant, ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. Thérèse, pas bien intelligente, restée paysanne, sa vie longue, ne connaissant rien des usages d’un monde que du reste elle ne chercha point à pénétrer, mais dévouée, fidèle comme un chien, admirant, aimant, soignant son grand homme qui ne devait pas toujours être des plus commodes, quand sa misanthropie le tenait.

« J’ai le plaisir, écrivait-il le 31 août 1768, à M. Lalliaud, j’ai le plaisir d’avoir ici, depuis quelques jours, la compagne de mes infortunes. Voyant qu’à tout prix elle voulait suivre ma destinée, j’ai fait en sorte, au moins, qu’elle pût la suivre avec honneur. J’ai cru ne rien risquer de rendre indissoluble un attachement de vingt-cinq ans, qu’une estime mutuelle, sans laquelle il n’est point d’amitié durable, n’a fait qu’augmenter incessamment. La tendre et pure fraternité dans laquelle nous vivons depuis treize ans n’a point changé de nature par le nœud conjugal ; elle est et sera, jusqu’à la mort, ma femme par la force de nos liens et ma sœur par leur pureté. Cet honnête et saint engagement a été contracté dans toute la simplicité, mais aussi dans toute la vérité de la nature, en présence de deux hommes de mérite et d’honneur, l’un officier d’artillerie et fils d’un de mes anciens amis du bon vieux temps, c’est-à-dire avant que j’eusse aucun nom dans le monde, et l’autre, maire de cette ville et proche parent du premier.

« Durant cet acte si court et si simple, j’ai vu fondre en larmes ces dignes hommes, et je ne puis vous dire combien cette marque de bonté de leurs cœurs m’a attaché à l’un et à l’autre. »

Une visite s’impose : celle de la maison où ce bon Jean-Jacques souffrit, durant de si longs mois, les écarts d’éloquence de ce bon M. de Monciset, unis aux professions de foi solennelles du marquis de Beffroy de la Grange, baron d’Ecquencourt, puissant seigneur qui fut gouverneur de Bourgoin, s’il vous plaît :

Gouvernement solide et beau,
Qui présente pour toute garde
Un suisse avec sa hallebarde
Peint sur la porte du château.

La « ferme » de Montquin se tient à peu près debout. Elle a même encore belles apparences de vie avec ses baies croisillonnées et son lourd portail plein cintre.

C’est au premier étage qu’il habitait : deux pièces à fenêtres disjointes.

Au-dessus de la cheminée, certaine horreur cinabre et jaune ocre, amalgame monstrueux à faire hurler un loup, et représentant le Sacrifice d’Abraham, un vieillard au nez crochu qui lève le bras sur son fils, de ce même geste qu’emploie Chopard l’aimable pour dévaliser le bourgeois.

Dans un angle, le vieux fauteuil qu’on dit avoir longtemps assuré son sommeil. Sacrés restes que les vers ne respectèrent point. Que si encore on se souvenait de l’hôte illustre ! Hélas ! pas plus de lui que de Nabuchodonosor ou d’Ashourbanipal !

Il y a quelques années, M. Fochier, l’historien de Bourgoin, voulut interroger, là-dessus, une paysanne qui faisait sécher des haricots dans la chambre à coucher de l’auteur du Contrat social.

Celle-ci branla du chef négativement. Rousseau ! Rousseau ! personne ne le connaissait dans la maison…

— Mais, au moins, insista son interlocuteur, n’auriez-vous pas quelque objet, indice de sa venue, un portrait par exemple ?

La brave femme réfléchit un instant, puis soudain : « Un portrait, vous parlez d’un portrait ! Attendez donc : c’est peut-être bien ça, votre Rousseau ! » Ce disant, elle revint tenant un chenet rouillé, orné de têtes de chimères épouvantablement grimaçantes.

Ça Jean-Jacques !

Et le digne M. Fochier d’ajouter, mélancolique : « Ô génie, ô gloire, à quoi n’êtes-vous pas exposés ! »

De Montquin à Meyrié, à travers champs, à travers prés. Un pont sur l’Agny, affluent de la Bourbre ; et bientôt la Bourbre elle-même, dominée par Serezin-la-Tour. Il n’y a rien à Serezin-la-Tour, qu’un hameau sous les noyers et dans les vignes… Il n’y a rien qu’une histoire très triste et très touchante :

Il était une fois un jeune homme qui aimait une reine. Ce jeune homme s’appelait Piraud, comte de Chatelard, seigneur de Serezin-la-Tour ; cette reine s’appelait Marie Stuart.

Quand vous n’avez pour titres de noblesse qu’un comté de franc-fief ; quand vous n’avez pour biens immobiliers qu’un castel représentant

Dessin original de Bastet.


juste 10,000 écus, gardez-vous d’aimer une reine. Notre gentilhomme n’écouta point ces sages conseils. Il assaillit sa dame de sonnets, de rondels et d’épitres.

Celle-ci lut cette volumineuse anthologie et la trouva bien — la trouva même si bien qu’elle commit l’imprudence de le lui dire. Voilà Piraud dans l’apothéose de ses désirs : il aime et il est aimé !

C’était un homme aux décisions promptes que ce poète dauphinois et très pratique, quoique poète.

Faire des vers à une jolie femme, les lui envoyer, et recevoir de cette jolie femme des compliments sur ses rimes : c’est déjà quelque chose. Mais il y a mieux.

Un soir, dans son lit, au moment de s’endormir, Marie voit soudain se dresser devant elle une ombre ; cette ombre a un pourpoint rouge cerise ; cette ombre, c’est un homme — et cet homme, c’est Chatelard. Il met un genou en terre.

La veuve de François II était-elle de vertu si farouche, ou Chatelard si laid… Quel historiographe nous pourra renseigner ? La vérité est qu’on refusa d’entendre l’amoureux…

Un autre, plus prudent, s’en serait tenu là. Que croyez-vous que fit notre héros ? Huit jours après, il recommençait.

Et la reine, de plus en plus farouche, le faisait jeter à la porte.

Ce chassé-croisé aurait pu durer longtemps, si le bourreau n’avait pris tâche d’y mettre fin.

Le 22 février 1563, le pauvre Alcindor — terrible châtiment pour mince faute — marchait au supplice.

Il finit en poète. Avant de gravir les degrés de l’échafaud, il récitait les Discours de Ronsard. Et sur le billot, ses dernières paroles allèrent encore à la souveraine, aimée jusque vers la mort, par delà la mort…

… Nous avons quitté Bourgoin, le long de cette Bourbre attirante.

La route est droite. Ce sont de grosses fermes, des villages clairs au soleil. Les chiens jappent, les coqs chantent, les poules gloussent, les ânes braient. Les commères dépouillent le chanvre sur le banc, près de l’entrée.

La patache passe…

Elle passe, coupant les Balmes viennoises, une vague de roches qui court vers le Rhône, pour s’immobiliser près de ses bords, en de brusques jets de calcaires, à pic…

Elle passe près du lac de Moras, devant la seigneurie de Saint-Jullin où François 1er séjourna, devant Poisieu, devant Malins et son donjon…

Et soudain, voici qu’après un détour, une colline se lève, avec des murs et des arbres cloués à ses flancs.

Une vision de moyen âge : vieux monastères, vieilles chapelles, remparts encore menaçants, créneaux égueulés, restes d’ancienne baronnie — et une grosse horloge ronde sur sa face, comme l’œil d’un cyclope, et des portes mutilées, dont il ne reste que moignons de pierre… Des rues désertes, des maisons noires à façades dentelées, aux toits ventrus, fourrés de mousses…

Toute une ville s’est endormie là, d’un sommeil pesant, rigide, cataleptique. Cette ville fut Crémieu. Nulle part ne s’affirme

Crémieu.
plus forte, plus nette, l’empreinte féodale.

Une page de grande histoire, que son histoire.

Crémieu, centre de mandement des barons de la Tour-du-Pin. Crémieu qui doit sa prospérité à une charte de franchises que lui signa le dauphin Jean II.

Louis XI, en 1466, la cède en dot à Jeanne, sa fille naturelle, lorsque cette dernière épouse le bâtard de Bourbon. Tranquillité relative. Mais un siècle plus tard, vont s’allumer les guerres religieuses. Les compagnons des Adrets exercent consciencieusement leur pittoresque métier de bandits autorisés. Ils pillent, volent, rançonnent les bourgeois. L’un d’eux, naïf en deçà de raison, se plaint au terrible chef de ce que « tout le vin de son cellier a été tiré et qu’il ne reste pas une botte de foin dans sa grange ».

Heureux bourgeois ! si jamais les soldats catholiques ou huguenots ne se sont rendus coupables envers lui de plus graves méfaits !

Au signal de la Saint-Barthélemy, les luttes ne font, cela va de soi, que s’accroître.

Lesdiguières et Montbrun entrent en scène. Alertes sur alertes — sans jamais, à vrai dire, de sièges réglés, quoiqu’en 1574 et en 1576 on se vit obligé de remplacer la milice par des troupes régulières.

Mais ce n’étaient là qu’escarmouches, menaces de combats, plutôt que combats véritables… La Saint-Barthélemy ne devait point, somme toute, ruiner Crémieu, pour cette raison, d’ailleurs très simple, que Crémieu, bien avant Charles IX, avait déjà perdu ses principaux facteurs de production et de force.

Il y eut une cause à cette chute, une cause sociale. Tout un élément nouveau introduit dans la population : le Juif.

La communauté sémite des pays viennois a été l’une des plus importantes de province — la plus importante peut-être.

Crémieu. — La halle.

De son origine, on ne sait rien. Toléré par les archevêques, protégé presque ouvertement par les ducs de Savoie, le juif, monopoleur de la banque, voit bientôt le commerce entier en ses mains… Il est tout ; il tient tout. Son argent couvre le sol.

Mais qu’il paye cher sa puissance ! Au fond de sa petite boutique, où, à la lueur de la lampe fumeuse, il tire ses lettres de change, compte et recompte ses ducats, que de ruses, que de bassesses ne doit-il point échafauder pour résister aux désirs des grands de puiser dans ses coffres, quand ils n’ont plus rien dans les leurs ! Que d’angoisses dans cette existence de cloporte ! Tantôt il jouit des faveurs delphinales, tantôt c’est la prison qui s’ouvre.

Et cela dure jusqu’au jour où de trop fortes vexations le poussent à l’exode.

Vers le milieu du xve siècle, la synagogue du Mont d’Annoisin était
Entrée de la grotte de Balme.
vide — mais Crémieu était morte, morte au négoce ; son industrie locale, sans crédit et sans capitaux, tombait, au moment même où elle allait enfin pouvoir s’épandre…

Le juif avait emporté avec lui, dans sa fuite, les secrets de son entente merveilleuse des matérialités de la vie, la science du travail et des richesses faciles.

… Toujours à travers les escarpements des bords du Rhône ; à travers les premiers gradins des Alpes, timides encore, à fleur de terre…

Un immense arc de triomphe, taillé à coups de hache dans l’épaisseur des blocs de rocher, donne accès à une des merveilles les plus incontestablement « merveilles » de ce pays de merveilles :


Dans la grotte.
La Grotte de la Balme.

On entre : un torrent passe, bouillonnant à vos pieds.

On entre — et soudain cette voûte haute comme une cathédrale, cette voûte s’abaisse, s’écroule, presque à portée de la main. Des excavations se suivent : autant de niches à icônes, chargées de cristaux, qui brisent la flamme des bougies, la dispersent en gouttelettes brillantes, ruisselantes coulées de diamants.

Nous pénétrons. De petits bassins arrondis versent leurs eaux les uns dans les autres. Et des blancheurs s’étendent, gagnent vers le fond… Tout est blanc, dans ce demi-jour fluide qui semble dater des âges où la lumière n’était pas…

Une muraille se dresse, frangée de larmes : on la tourne en s’aidant des pieds et des mains. On traverse une série de puits… Un lac s’étend, calme, pétrifié…

Et des ombres se détachent, grandissent, semblent colosses ; et des stalagmites prennent vaguement figures humaines, et des stalactites partent en fusées. Des stèles montent…

Ombres, cauchemars de formes. Monstrueuse architecture, palais des visions…

Vue de Saint-Quentin-Fallavier.