Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 307-324).

À Valence. — Le monument de Championnet.

CHAPITRE XIX


Valence. — Sous les Barbares. — Sous les Évêques. — Misères et révoltes. — La Maison de la Confrérie. — Libertés perdues. — Libertés retrouvées. — Les consuls et leurs privilèges. — Consuls contre officiers. — Une visite du roi Louis XII. — La Réforme à Valence. — La Motte-Gondrin et Les Adrets. — Des massacres. — Des chenilles. — À Monsieur le sous-lieutenant d’artillerie Napoleone Buonaparte, Grand’Rue, no 4. — Le prisonnier Pie VI. — Valence et le Rhône. — Boulevards et ruelles. — La cathédrale. — Le Pendentif et la Maison des Têtes. — Dans la plaine : Chabeuil. — Aux portes du Royannais : Rochechinart et le prince Djem. — La vraie Drôme. — Presque la Provence. — Premières cigales. — Livron. — Loriol. — Montélimar. Le puits de sang. — Grignan et Mme de Sévigné. — Nyons et Philis de la Charce. — Dieulefit. — Bourdeaux et ses ruines. — La forêt de Saou. — Crest et son donjon. — L’alchimiste Nicolas Barnaud. — Aouste. — Saillans. — Dans les roches hautes : Pontaix. Saint-Julien-en-Quint. — L’ours de Louis XI. — Face au Vercors. — Die. — Ses origines, ses luttes. — Passé oublié. — Le sommeil de Die.


Château de Grignan.

« 
Nous fûmes deux jours sur le Rhône, écrivait, en 1661, Racine à La Fontaine — et nous couchâmes à Valence. J’avais commencé, dès Lyon, à ne plus comprendre le langage du pays et à ne plus être intelligible moi-même. Ce malheur s’accrut à Valence, et le hasard voulut qu’ayant réclamé à une servante un pot de chambre, elle mit un réchaud sous mon lit. Vous pouvez vous imaginer les suites de cette maudite aventure et ce qui peut arriver à un homme endormi qui se sert d’un réchaud dans ses nécessités de nuit. »

Ajoutons que, deux cents ans après Racine, les difficultés étaient encore tout aussi grandes. On raconte qu’un Anglais polyglotte fut obligé, pour acheter deux œufs frais, de s’accroupir dans un coin et de chanter à la manière des poules qui pondent.

Dieu merci, il n’en va plus de même aujourd’hui. Racine et l’Anglais pondeur peuvent revenir : ils se feront apporter, commodément, sans effort de mimique, un pot de chambre, deux œufs et bien d’autres choses…

À l’hôtel où je suis descendu, on parle un français d’une élégance à peine colorée de léger accent. Bien mieux, je trouve dans la salle à manger des interprètes habiles à converser en allemand, en italien, en espagnol…, de sorte que notre Anglais pourrait maintenant demander ses œufs en cinq langues.

Ma fenêtre s’ouvre sur un magnifique boulevard, face à la monumentale statue d’Émile Augier, présenté sous les traits d’un notaire donnant une consultation devant son bureau, style Empire ; plus loin, le Champ de Mars et le Rhône — et de l’autre côté du Rhône, les dents aiguës de la roche Crussol…

Mais il pleut à verse, à torrents, à fleuves, il vente à flots. Impossible de sortir sans risquer d’être enlevé par une trombe.

Restons donc enfermé. Et pour passer le temps, feuilletons le vieux livre de Valence.

Les origines de Valence ? C’est là problème encore à résoudre.

Ses habitants premiers étaient les Cavares. Et nous n’en savons pas davantage.

Il faut arriver au règne d’Auguste pour avoir des certitudes. Valence prend alors le titre de colonie romaine et se peuple de vétérans jusqu’au jour où elle est comprise dans la Narbonaise, puis dans la première Viennoise.

Passe la chevauchée barbare. Sarus, général de l’empereur Honorius, assiège, en 408, Constantin, dans l’enceinte même de la nouvelle ville. Il est repoussé avec de nombreuses pertes.

Les Wisigoths, quatre ans plus tard, emportent la place. Ils ne la gardent que peu de temps ; les Alains et, après eux, les Francs et les Lombards achèvent la conquête.

Vers l’an 737, le midi de la France était en proie aux irruptions des Maures. Ils occupaient toute la Provence et le Dauphiné, quand Charles Martel marcha contre eux et parvint à les déloger. Les moyens qu’il mit en œuvre furent terribles. Presque tous les bourgs de la contrée envahie disparurent, saccagés, brûlés — et, comme si ce n’était assez de toutes ces misères, voici que les Normands vinrent, à leur tour, faire œuvre de pillards. « Ils ne trouvèrent en nul endroit la plus faible résistance. Les habitants étaient tombés dans l’avilissement le plus abject ; les grands eux-mêmes montrèrent le même manque d’énergie, divisés entre eux, énervés par la corruption des mœurs, n’opposant que de vains efforts, sans unité. »

Tribulations sur tribulations, Valence poursuit sa vie, pénible, incertaine. Elle appartient maintenant au royaume de Bourgogne ; bientôt les comtes de Toulouse s’en emparent. Elle a encore un semblant de liberté. En 1157, elle n’en a plus ; l’empereur Frédéric 1er l’abandonne au pouvoir religieux. Mais cette passade excite la jalousie des seigneurs qui regardent,

Statue d’Émile Augier.À Valence.
avec dépit, s’accroître une influence rivale.

Gontard, comte de Chabeuil, se met à la tête d’une ligue. Il est vaincu, jeté dans un cachot ; et la misère retombe, plus implacable encore, sur les pauvres Valentinois.

Pourtant la révolte approche. Les bourgeois marchent contre leur évêque, le jettent hors des murs. Après quoi ils se réunissent, afin d’aviser à la formation d’un gouvernement stable. Ils nomment un directeur et un magistrat, tous deux assistés de conseillers. Un vaste bâtiment est destiné aux réunions ; on l’appelle la Maison de la Confrérie. Chaque citoyen est appelé à émettre son vote.

« Mais pendant ce temps, Giraud-Bastet, seigneur de Crussol, faisait envisager aux révolutionnaires tous les désastres des combats qu’ils auraient à soutenir contre leur pasteur et ses nombreux partisans. Il leur dépeignait ces derniers, courroucés par une longue résistance, les livrant aux rigueurs des plus affreux supplices.

« Bas vassaux et manants, touchés de la crainte que leur inspiraient ces préparatifs, s’en rapportèrent à la décision des arbitres proposés par le sire de Crussol. Ces arbitres étaient Guilhaume, comte de Genève, Raymond Bérenger, prince de Royans, Roger de Clayrieu, Pierre de Bucion et Ponce de Durand. Le traité conclu, le 30 octobre 1229, stipulait le rasement de la Maison de la Confrérie, la défense des assemblées, sans la permission de l’évêque et l’amende de 6,000 marcs d’argent. »

La liberté était perdue !

Enfin, après tant de vicissitudes, Valence devient sujette du roi. Ses franchises sont rapidement reconstituées ; ses consuls ont le droit de siéger aux États généraux et d’exercer leur administration sans contrôle.

« Les hommes de guerre, dont extrême était l’insolence, s’emportaient bien souvent contre eux en graves sévices ; mais de promptes punitions vengeaient aussitôt leur honneur outragé.

« Du Rochay, lieutenant garçon-major de la Gervesais, ayant frappé à coups de canne un magistrat, la communauté contraint l’agresseur de faire en pleine assemblée d’humbles soumissions, avec sincère repentir.

« Le sieur Baron, ayant été grièvement insulté par deux officiers du régiment de Montmorency, ses collègues, irrités, se réunissent. Il est décidé qu’il sera dressé plusieurs plaintes que l’on enverra au duc d’Orléans, au ministre de la guerre, au commandant et intendant de la province et au gouverneur. La requête obtient satisfaction. Les officiers présentent des excuses et la ville ne les accueille que sur les instantes prières de l’évêque. »

C’est aux consuls qu’était commis le soin de recevoir les souverains et les princes à leur passage. Ils leur offraient, suivant coutume, des vins de marque, du gibier, des fruits et surtout, ajoute avec humeur l’ancien archiviste de la Drôme, de longues, belles et interminables harangues :

« À Charles VIII, fust octroyé cadeau d’une tasse d’argent de la valeur de 15 écus.

« À Louis XII, fust octroyé cadeau de vingt muids de sel. Tout le corps de la communauté, les syndics, l’Université et la milice municipale étoient allés le recevoir en belle et noble ordonnance. Le recteur de l’Université, revêtu de la robe noire fourrée d’hermine, le bonnet carré en tête, précédé de ses bedeaux, étoit au premier rang ; après lui marchoient le chancelier et les professeurs, tous avec leurs costumes ; enfin, les pédagogues, aussi en robe. Les consuls, avec les insignes de leurs charges, entourés de leurs sergens, présentoient les clefs de remparts sur un bassin d’or, le plus révérencieusement qu’il étoit en leur pouvoir. Les beaux esprits récitoient alors des éloges en vers, des discours en grec, en hébreu, en chaldéen, en syriaque, en anglais, en allemand. Enfin, les soldats, revêtus de morions et de corselets, maintenoient le bon ordre, ouvroient et fermoient l’entrée et faisoient de beaux saluts d’arquebusades. »

Valence fut la première ville du Dauphiné où la Réforme s’introduisit.

Après la Saint-Barthélemy, la guerre éclata dans toute la vallée. Un grand nombre de huguenots furent jetés dans les prisons ; la foule les massacra.

« Et il advint qu’aux maux des sièges se joignirent encore, cette année, dit Nicolas Chorier, les calamités d’une saison désastreuse.

« Des pluies abondantes, après avoir ruiné les moissons, firent naître une quantité de chenilles qui infestèrent les habitations, sans qu’il fût possible de parer à cet incommode fléau. On s’épuisa vainement en inutiles combinaisons, lorsqu’enfin les hommes sages crurent avoir rencontré un salutaire expédient. Le grand vicaire cita les chenilles à comparoître devant lui. Elles furent condamnées à vider incontinent le diocèse. Tardives à obéir, on lança contre elles anathèmes et excommunications, mais vainement : les chenilles demeuroient en leur obstination. Alors, deux jurisconsultes et deux théologiens méditèrent une longue consultation dans laquelle ils pensoient que les voies de la douceur devoient seules être mises en œuvre en une aussi délicate matière, et qu’il seroit sage d’user envers les chenilles d’un peu de tolérance, en les adjurant et aspergeant d’eau bénite. Longtemps après, les chenilles disparurent, comme il a coutume d’arriver, et les clairvoyants imputèrent leur disparition à prodige, bien que le miracle fût un peu tardif… »

Enfin, Henri IV assure la paix, qui ne sera plus alors troublée que par l’édit de Nantes, dont la rupture enlèvera à la ville le tiers de son chiffre.

Franchissons deux siècles…

En 1788, on pouvait voir, se promenant souvent au bord du Rhône, un petit homme, au teint olivâtre, aux cheveux noirs plaqués sur les tempes. Ce petit homme, c’était le sous-lieutenant Napoleone Buonaparte, du régiment d’artillerie de la Fère. Il habitait une modeste chambre, Grand’Rue, No 4, vivait fort retiré ; à peine, en de rares intervalles, deux ou trois amis : le commandant Josselin, M. de Montalivet et M. de Tardiva, ex-abbé de Saint-Ruf.

C’est chez ce dernier qu’un jour il rencontra Mlle Grégoire du Colombier, dont il ne tarda point à devenir amoureux.

Mais il n’avait pas le sou ; maigre noblesse, maigre grade.

Il aurait fallu vraiment le don de prescience de la sibylle Lenormand pour deviner que ce jeune officier, qui paraissait poitrinaire, serait bientôt empereur des Français et roi d’Italie. Aussi quand il adressa à la famille une demande en fiançailles, fut-il toisé des pieds à la tête et reconduit vers la porte, tambour battant.

Et quelques mois plus tard, Mlle du Colombier perdait la couronne d’impératrice en devenant Mme de Bressieux, soit la femme d’un honnête hobereau, assez riche, qui la rendit heureuse avec beaucoup d’enfants.

Bonaparte eut un assez fort chagrin ; et puis, somme toute, comme il avait d’autres préoccupations plus importantes que le mariage, il se remit aux mathématiques — et oublia.

Il resta trois années au régiment de la Fère et partit en laissant une dette de 3 fr. 50 chez son pâtissier, nommé Coriol.

« Ajoutons que, malgré le changement qui s’opéra dans sa fortune, Napoléon pensa toujours à sa première caserne. Lorsqu’il monta sur le trône, toutes les dettes de cour ou de bourse qu’il avait contractées furent


Valence. — La Maison des Têtes.
Le pont suspendu sur le Rhône.
payées avec usure, même celle du pâtissier Coriol. Mme de Bressieux fut appelée au poste de lectrice près de Madame mère ; son mari fut nommé baron et administrateur des forêts et son frère préfet de Turin. »

Le second souvenir qu’on évoque à Valence est celui du pape Pie VI, mort prisonnier du Directoire à l’hôtel du gouvernement, le 29 août 1799.

Son corps fut inhumé dans le cimetière commun ; mais bientôt, après décision prise par le Consulat, un décret rendit les honneurs de la sépulture « à ce vieillard respectable par ses malheurs, qui n’avait été un instant l’ennemi de la France que séduit par les conseils perfides qui environnaient sa vieillesse ; attendu qu’il était de la dignité de la nation française et conforme à la sensibilité de son caractère d’assurer des marques de considération à celui qui avait occupé un des premiers rangs sur la terre… »

La dépouille de l’infortuné pontife fut transportée dans la basilique de Saint-Pierre de Rome ; l’urne qui contenait son cœur fut donnée à l’évêque avec un monument surmonté d’un buste sculpté par Lelaboureur, élève de Canova.

Quelqu’un m’a posé cette question :

— C’est une grande et belle ville que Valence ?

Et j’ai répondu :

— Oui, monsieur.

Un autre m’a posé la question contraire :

– C’est une petite ville étroite et noire que Valence ?

Et j’ai répondu, imperturbable : — Oui, monsieur.

Et ces deux fois, j’ai eu raison de répondre ainsi.

Le Champ de Mars, qui domine le Rhône, dépasse en superficie la place de la Concorde ; les boulevards, les avenues aux monumentales constructions blanches, sont assez larges pour permettre aux charretiers d’évoluer en quadriges… Et passé ces boulevards, passé ces avenues, nous voilà tâtonnant dans des venelles d’un précieux tour féodal, des impasses restées ce qu’elles étaient lors de la visite du roi Charles VIII : maisons crasseuses et déjetées, portes à cintres bas et murs à poutrelles…

Singulière situation, observe justement M. A. Dumazel : Valence est assise sur un grand fleuve, en vue de belles montagnes, riches de vignes et de vergers, et elle tourne le dos à ce paysage d’où pour elle vient la vie. Le Rhône appelle en vain les habitations, ses rives demeurent désertes ; toute l’existence de la ville, jadis concentrée autour de la cathédrale, se porte maintenant sur les grandes voies qui ont remplacé les fortifications.

La cathédrale, dédiée autrefois à saint Corneille et à saint Cyprien, aujourd’hui à saint Apollinaire, consacrée le 5 août 1095, par le pape Urbain II ; la cathédrale, reconstruite au xie siècle, avec ses trois nefs et sa colonnade d’abside, minces faisceaux si frêles qu’on s’attend à les voir plier au moindre souffle.

Et en sortant, sur les pavés disjoints, recouverts d’herbes, près d’une petite place, blottie entre de hautes murailles noires, voici ce délicieux édicule de la Renaissance élevé par les artistes italiens et connu, à cause de la forme de sa voûte, sous le nom de Pendentif. « Longtemps les savants discutèrent sur sa destination ; il paraît certain maintenant que c’était le caveau funéraire de l’ancienne famille de Mistral dont les armes : de sinople au chevron d’or, chargées de trois trèfles, sont sculptées en médaillon. »

Et, en face, dans la cour de la propriété Dupré, ce nouveau petit chef d’œuvre Renaissance : une porte conduisant vers une cage d’escalier, ciselée comme une pièce d’orfèvrerie. Délicieuses figurines d’un maniérisme à la Boucher, racontant l’histoire d’Hélène, de son frère Castor et de sa mère Léda, groupe voilé dont deux satires viennent soulever les draperies ; plus loin, le berger Pâris, en manteau de velours, debout devant Jupiter qui le choisit pour juge du différend survenu entre Vénus, Junon et Pallas…

Et la Maison des Têtes, du xvie siècle, frappée de bustes en ronde bosse d’un exquis travail de pierre !…

 

La plaine de Valence se ramasse entre le Rhône, droit, rapide, roulant sur des grèves sableuses ; les roches de l’Ardèche, avec, suspendu comme un rideau de fond, le tranchant bleuâtre des chaînes du Vivarais — et vers l’est, les montagnes de l’Isère, les granitiques entassements du Vercors. Les pentes se multiplient, quasi insensibles ; les vignes sabrent de vert les terres rouges ; les mûriers, dépouillés de leurs feuilles, gardent, fantomatiques sentinelles, l’entrée des magnaneries… et il est des bois de chênes qui se collent, ainsi que des chevelures, aux frontons des coteaux.

Chabeuil, dans les blés, n’est qu’un gros bourg tortueux, où il n’y a rien que vieilles murailles fistuleuses ; mais Chabeuil est aux portes du Royannais, de Sainte-Eulalie, de Saint-Jean-en-Royans, de Rochechinart, la forteresse où fut confiné, en 1484, le malheureux Djem, frère de Bajazet II, livré par celui-ci au roi de France ; Chabeuil, grâce à ces voisinages, est destiné à prendre une place de plus en plus importante dans les itinéraires de touristes.

Échappons à ces itinéraires sur commande et gagnons la Drôme, la vraie Drôme. Déjà le soleil, se croyant en Provence, nous menace d’insolation, les routes broient la lumière en poudre fine et c’est une kyrielle de côtes pelées qu’il faut gravir — et c’est la vallée du Rhône qui se développe, du nord au midi, depuis les gorges de Tain et de Tournon jusqu’aux cimes coniques de Montélimar, dans l’ampleur apaisante des champs coupés de lignes de peupliers.

Sur une de ces collines pelées a poussé Livron, cramponné aux interstices comme avec des crocs de fer. Il y a là encore des ruelles étroites aux maisons maçonnées en torchis, cuirassées de grilles. Mais ces vieux trous féodaux sont maintenant abandonnés ; toute la ville se réfugie au bord des cunettes dérivées de la Durance, dont les eaux ont changé les conditions agricoles du pays.

Livron, boulevard de la Réforme en Dauphiné, a sa page d’histoire. Cette page est peu connue et pourtant mérite de l’être ; il n’en est guère de plus glorieuse. La voici, d’après Chorier :

« Le 19 décembre 1574, le maréchal de Bellegarde, à la tête des troupes catholiques, vint mettre le siège devant ses murs.

« Le capitaine de Roësses commandoit la petite place avec quatre cents hommes de garnison, tandis que les assiégeants comptoient dans leurs rangs quatorze compagnies de gardes, onze enseignes de suisses, douze d’arquebusiers dauphinois et vingt-deux pièces de grosse artillerie. La garnison fit deux sorties vigoureuses, qui néanmoins n’empêchèrent pas l’armée royale d’avancer et les canons, durant deux jours, foudroyèrent la place, qui n’avoit qu’une seule pièce de campagne. Les assiégés ne se laissèrent pas décourager par la supériorité des forces qu’ils avoient à combattre, et pour railler l’ennemi, ils dressèrent au bout d’une pique, plantée sur une brèche, un rébus parlant : c’étoit un fer à cheval et des gants, allusion au maréchal de Bellegarde qui ne devoit pas s’attendre à prendre le chat sans gants. Le 26 décembre, à la suite d’un assaut pendant lequel on vit les femmes combattre sur les murailles à côté des soldats, les assiégeants furent repoussés. Le roi Henri III voulut se joindre à ses troupes, et, le 13 janvier 1575, faisoit recommencer le feu au milieu des imprécations proférées par les Livronnais qui lui crioient :

« Hau ! massacreurs, que venez-vous chercher ici ? Est-ce pour nous surprendre en nos lits et nous égorger, comme vous avez fait dernièrement pour l’amiral. Ce n’est pas à gens sans défense que vous avez affaire ici. Allons, mignons dorés, approchez et venez voir s’il est bien facile de tenir tête seulement à nos femmes ! »

« Le roi, irrité, fit distribuer un quart d’écu d’or à chaque soldat pour venger des insultes de cette canaille ; mais tout fut inutile : les revers et les maladies s’étoient unis pour démoraliser son armée. Il leva le siège, échappant avec peine aux poursuites de l’ennemi… »

Montélimar.

À Livron, cliquettent déjà les cigales ; à Loriol, halte fraîche au milieu des hogues brûlées, les cigales cliquettent plus fort ; à Montélimar, on n’entend qu’elles. Ça y est. Vé, la Provence ! Je vois des grenadiers, des genêts d’Espagne, des glaïeuls — et les premiers oliviers aux feuilles de bronze. Les blés et les luzernes baignent dans une limpide clarté, sous le ciel verdissant dans l’or.

C’est une délicieuse petite ville que Montélimar : elle vous a des rues qu’on dirait coupées dans les pralines de ses nougats, tant les maisons en sont proprettes et blanchettes ; elle vous a un large boulevard de ceinture — son orgueil — et un jardin public son autre orgueil — qui n’a pas son pareil (prononcez avec l’accent) dans toute la province.

Sa plaine est d’une richesse proverbiale ; ses deux rivières, le Roubion et le Jabron, se comportent assez bien pour des rivières méridionales, puisqu’elles gardent quelques litres d’eau toute l’année ; ses moindres mas ont des manoirs historiques qui, comme tels, virent rôtir leurs douzaines de parpaillots…

Et Montélimar n’est pas heureuse !

Montélimar a des ambitions ; Montélimar — faut-il le révéler ? — depuis qu’elle compte un président du Sénat, voudrait être capitale… de la France ? Non, pas encore… — de la Drôme seulement. Or tout cela est difficile, car Valence saura se défendre… Et c’est bien parce qu’elle connaît toutes ces difficultés que la pauvre ville se consume.

Mais elle se consumera toujours moins maintenant que jadis, au temps d’Inquisition.

Guy Allard nous raconte qu’en 1582 les calvinistes, ne reconnaissant plus aucun frein d’humanité ou de raison, achèvent de ruiner le couvent des Cordeliers, fondent sur Sainte-Croix, pillent tabernacles et sacristies, et brûlent les vénérées reliques de saint Hébrand.

Plus tard, en 1587, le 16 août, nous verrons le comte de Suze, après Lesdiguières, s’emparer de la place et présider aux mêmes boucheries. Impitoyable, il passe tout au fil de l’épée, plante ses drapeaux sur les cadavres en tas, tant de cadavres qu’un puits se remplit de leur sang jusqu’à son orifice. Trois jours après, cependant, il arriva que les rares soldats qui avaient pu se soustraire au massacre reçurent des renforts. Aussitôt ils attaquèrent, à leur tour, les ligueurs.

Les deux camps, dit Expilly, exaspérés par une haine ardente, firent des prodiges de courage, souillés par la plus odieuse barbarie. Enfin les ligueurs sont culbutés, égorgés ou chassés ; et leurs vainqueurs restent maîtres d’un monceau de décombres et de corps en putréfaction.

Dans des lointains bleus, la vallée se creuse, et sur une roche isolée, ainsi qu’un gros clou fiché en terre, apparaît la seigneurie de Grignan. Ici, François-Adhémar, xxe comte de Grignan, bien qu’il eût quarante années et en fût à son second veuvage, épousa Françoise-Marguerite de Sévigné.

« Il faut enfin que je vous apprenne, mande l’inimitable marquise à Bussy-Rabutin, que la plus jolie fille de France s’allie — non pas au plus joli garçon, mais à un des plus honnêtes hommes du royaume ; c’est M. de Grignan, que vous connaissez depuis longtemps. Toutes ses femmes sont mortes pour faire place à votre cousine, et même son père et son fils, par une bonté extraordinaire ; de sorte qu’étant plus riche qu’il n’a jamais été, et se trouvant d’ailleurs, et par sa naissance, et par ses établissements, et par ses honnêtes qualités, tel que nous le pouvions souhaiter, nous ne le marchandons point, comme on a accoutumé de faire : nous nous en fions bien aux deux familles qui ont passé devant nous. Il paraît fort content de notre alliance ; et aussitôt que nous aurons des nouvelles de l’archevêque d’Arles, son oncle, ce sera une affaire qui s’achèvera avant la fin de l’année. Comme je suis assez régulière, je n’ai pas voulu manquer à vous en demander votre avis et votre approbation. Le public paraît content, c’est beaucoup ; car on est si sot, que c’est quasi sur cela qu’on se règle. »

Nyons.

Ce mariage fut un bon mariage. Le comte fut un digne gentilhomme, « accompli en tous points » ; la comtesse, une belle et aimable dame, « sacrifiée à ses devoirs, faisant un usage admirable de l’étendue de son esprit » et sa mère : une heureuse mère.

« Que ne puis-je finir ma vie près de la personne qui l’a occupée tout entière ! » s’écriait-elle un jour.

Son vœu devait être exaucé.

Elle mourut à Grignan, l’aimable femme qui a été un grand écrivain dans le siècle de Racine, parce qu’elle avait bien aimé sa fille.

En un sinueux ruban de route, où verdures et reliefs se profilent dans la fournaise fluide de l’atmosphère, on arrive à Nyons, l’ancien chef-lieu de la province des Baronnies, une des dix-neuf villes des Voconces dont parle Pline ; Nyons et les six tours de ses anciens remparts gardant le souvenir d’une autre femme : Philis de la Tour du Pin de la Charce, l’héroïne qui, à la tête d’une compagnie de volontaires, arrêta, en 1692, les troupes du duc de Savoie. Louis XIV récompensa justement son acte de courage, en lui accordant une pension militaire, avec le droit de faire mettre son épée, ses pistolets et le blason de ses armes au trésor de Saint-Denis.

… Mais les blés mûrs se courbent et se redressent sur leurs tiges, à perte de vue, comme une mer de houle ; mais, dans des splendeurs de clartés, les villages s’égrènent, se tiennent tous enchainés par les anneaux rouges de leurs tuiles, semblent danser la farandole autour des collines rondes…

C’est Châteauneuf-de-Mazenc et les brèches de sa forteresse, qui servit de cachot au comte de Valentinois et au prince d’Orange ; c’est la Bégude ; Souspierre, au pied des cimes dentelées en forme de scies de la gorge du Jabron ; Poët-Laval et ses potiers ; Dieulefit, aux toitures bossuées et penchantes. Et la montagne reparait, dernière visite de nos vieilles Alpes. Nous grimpons avec des han ! désespérés. Enfin voici le col ; voici Comps, le bassin de la Rimandoule et à droite, un chemin serpigineux. Prenons ce chemin, puisqu’il descend, car de la montée, zut, j’en ai assez !

La forêt de Saou.

Les carapaces rocheuses se soulèvent en de rauques efforts ; la pyramide de Rochecourbe et celle de Montmirail semblent sortir de la bouche d’un volcan, tant elles restent encore secouées de convulsions…

Descendons toujours. Soudain, en coup de théâtre, tout au bas, des maisons : Bourdeaux. Qu’est-ce que c’est que ça ? Une ville ? — Non. — Un bourg ? — Non. — Un village ? — Non plus. Alors quoi ? Bourdeaux, c’est Bourdeaux.

Imaginez du gothique, de la Renaissance, de l’italien, du hollandais, mêlez tout cela et lâchez tout cela ensuite sur des pentes rêches : vous aurez Bourdeaux. Ahurissement, saisissement. Mais au bout d’une heure, les impressions se fixent, et voici alors ce que l’on croit voir : des fortins
Le Donjon de Crest.
à tourelles, des fontaines camardes, des impasses égueulées, des masures aux inclinaisons tragiques, subitement retenues au bord du ravin, des balcons de bois, des portes d’ogives, des murailles bombantes, des pans de voûtes confits dans les mousses, des bermes éboulées conduisant en des châteaux qui, la nuit, au clair de lune, doivent refermer leurs poternes pour protéger les dernières rondes des poulpicans.

Furieux de n’avoir pu trouver la moindre trace de légende dans ce cadre de chansons de geste, je regagne le Roubion, fantaisiste torrent qui tantôt coule à fleur de route et tantôt plonge en des crevasses rugueuses. Une heure de marche exquise sous un soleil que les crocodiles du Niger pour raient presque envier, et la « forêt de Saou » s’annonce par une immense balafre calcaire, tapissée de prairies et d’arbres. Il n’est pas de lieu plus propice que celui-ci à la méditation. J’en recommande particulièrement le séjour aux métaphysiciens — s’il en reste. Pour moi, comme je n’avais pas dans ma poche la Commentatio in qua historia doctrinæ de fontibus et ortu cognitionis humanæ du révérend Gotthilf Salzmann, je me suis empressé de fuir ces mornes et solennelles hauteurs. Une voiture m’attend, je saute dedans. Mon cocher mène un train d’enfer pour ne point se laisser surprendre par la nuit. Mais il a beau époumoner ses locatis, il ne peut devancer l’obscure déesse (je parle de la nuit), et les étoiles brillent déjà depuis longtemps quand nous arrivons à Crest.

Montagnes, disparaissez ! Place au paysage provençal : vigne basse sur sa tige, prés d’un vert poussiéreux, noyers et mûriers, et sur les collines, des plaques de cultures grêles, des éclats de terre gercés. La Drome, avec un bruit de marmite râlante, roule ses eaux limoneuses.

Crest a un donjon, formidable donjon de 150 pieds. Et puis rien d’autre. Quand on s’est donné la peine de gravir les hautes marches qui y conduisent, on peut, sans remords, se rendre à la gare et y fumer des cigarettes en attendant le passage du premier train. Crest, hors de son donjon, n’intéresse plus que l’industrie, qui en a fait la ville la plus importante de la vallée par ses fabriques de lainages et de draps, ses filatures et ouvraisons de soie.

Et Nicolas Barnaud ? Ne l’oublions point, je vous prie. Avez-vous entendu parler de Nicolas Barnaud, né à Crest ? Étrange figure dans cet étrange xvie siècle. Il voyagea durant vingt années, en Allemagne, en France, en Suisse, en Espagne, exerçant la médecine et tirant de son art de précaires moyens d’existence. Longuement, il s’appliqua à la recherche de la pierre philosophale, mit à la diète des crapauds, des lézards et des serpents pour extraire de leurs corps l’âme du monde, enferma le ventre d’un cheval dans un vase pour en laisser jaillir le « feu sans feu ». Il ne trouva ni l’âme du monde ni le feu sans feu. Et tous ces échecs répétés le dégoûtèrent de l’alchimie ; il planta là ses cornues et se jeta dans la politique. Il y fit de meilleure besogne. Un de ses ouvrages offre ce curieux rapprochement qu’il fonde la réforme de l’État sur la vente des biens du clergé, la déportation des prêtres, leur mariage, l’établissement d’une milice sédentaire, tous moyens réalisés, deux siècles plus tard, par la Révolution française.

Dans le massif de la Drôme.

Combien de temps vécut Nicolas Barnaud ? Où est-il mort ? Séjourna-t-il dans son pays ? Autant de questions sans réponse. Et je m’étonne que quelqu’un n’ait pas encore songé à nous écrire le roman prodigieusement divers de cet homme que personne ne connaît, ce grand homme qui fut un révolté avant La Boëtie, un prophète avant Rabelais, un défenseur de la tolérance avant Voltaire.

Laissons Nicolas Barnaud : allons à Aouste, en suivant des chemins

Die — La cathédrale.
fous à travers vignes. Aouste, l’ancienne capitale, qui n’a gardé de ses Voconces qu’une inscription déposée chez le notaire ; Saillans, à l’embouchure du Riousset, étranglé par les crêtes de Rochecourbe et de Barry.

La Drôme s’essaye à son rôle de torrent alpin et y réussit à souhait : elle gronde, crache, jure dans son lit trop étroit ; au-dessus d’elle, la montagne grise se dresse en perspectives troubles, toute disloquée, lambrequinée de gargouilles.

Pontaix glisse vers l’eau et veut se rattraper en scellant à la roche ses maisons hors d’équerre, son château rasé par le duc de Mayenne et ses ruelles voûtées, semblables à de longs boyaux de mines.

Sainte-Croix et Quint, dernière possession des empereurs d’Allemagne en France ; Saint-Julien, où Louis XI fut saisi par un ours. Il était perdu ( pas l’ours, mais Louis XI) quand deux bûcherons, accourus, tuèrent l’animal à coups de hache. Le souverain, pour récompense, les anoblit. Ils portèrent « d’or à la patte d’ours ».

« Les petits-fils de ces deux braves, dit M. Léon Barracand, ont pullulé depuis et peuplent la montagne, toujours nobles et toujours bûcherons. Quant aux ours, on en voit encore ; l’administration des forêts les conserve, paraît-il, précieusement, trouvant que, mieux que les gardes, par la terreur qu’ils inspirent, ils écartent les maraudeurs et les voleurs de bois. »


Et à la descente de la Sure, ce sont des gorges plus étroites qui se fixent un instant et disparaissent au détour du train pour renaître ensuite, vers Saint-Auban, vers Die et le Ponet, où de nouveau la vallée, en de moelleuses ambiances, apparait jolie jusqu’au point où l’énorme massif du Vercors — le Glandaz — crève le limpide paysage et précipite sur ses pentes de noires averses de sapins.

Die, c’est une rue et une place. La rue est formée par la route nationale
Die. — La porte Saint-Marcel.
allant à Sisteron ; la place, pompeusement appelée la « promenade », longe les vieux remparts. Et pour relier cette rue à cette place, on suit des passages macrobiens, vermoulus, qui tous portent des noms trouvés probablement par un ancien chef de musique militaire : passage du Tambour, passage du Fifre, passage des Trompettes, etc., etc.

Die – encore des questions auxquelles on ne saurait répondre Die, élevée au rang de colonie romaine, a-t-elle été consacrée à Livie, femme d’Auguste, que le Sénat avait placée parmi les déesses — dea ou die ? — A-t-elle été consacrée à Cybèle ? Artaud, Aymar du Périer, Denis Long, Ollivier, hésitent…

Les traditions réelles de la cité ne remontent qu’à son premier prélat, Nicaise, qui fut membre du concile de Nicée en 325. Depuis cette époque, son existence se confond avec celle de ses voisines : Gap, Valence, Grenoble… Lutte du peuple contre le pouvoir temporel des évêques ; l’un d’eux, Humbert, est assommé par les soldats sur le seuil même de l’église…

Au xvie siècle, la lutte grandit, ouvre la série des beaux massacres. Le capitaine Montbrun — cette fière brute qui envoyait promener son maître Henri III, de si belle façon : « Comment ! le roi m’écrit comme roi ? Cela est bon en temps de paix, mais en guerre, le bras armé, le cul sur la selle, tout le monde est compagnon ! » — Montbrun, à la tête du parti protestant, tente en vain de s’emparer de la place ; en 1577, son successeur a plus de chance : il entre, tue et brûle — et après lui, voici Maugiron et Lesdiguières. Mèmes tueries, mêmes pillages.

Enfin la paix est faite. N’en croyez point. La guerre continue, sinon à coups de mousquet, du moins à coups de plume. L’Académie protestante, fondée récemment, devient un foyer de querelles entre ministres et prêtres catholiques. Les jésuites publient un journal où ils se montrent, selon leur habitude, polémistes filandreux et redoutables…

Oh ! mais que ce passé agité parait loin ! La petite ville ne s’en souvient plus. Peut-être encore, près de la porte Saint-Marcel, renforcée de ses deux tours, près de la cathédrale, une très vieille chose romane reconstruite, en partie, au xviie et au xviiie siècle ; peut-être, en face de l’ancien palais épiscopal et de ses remparts, peut-être aurons-nous quelque hantise d’autrefois ? Non, plus rien.

L’étroite place dort du long sommeil des provinces. On regarde le buste en bronze d’une certaine comtesse de Die, poète en langue d’oc ; on regarde couler la fontaine — et l’on s’en va… Il y a des affiches de conseillers municipaux sur les murs, des circulaires de Monsieur le Préfet et de Monseigneur l’Évêque. Une vieille femme fait sécher des graines sur un drap ; le pharmacien, en bonnet grec et en pantoufles, prend le frais devant ses bocaux ; des gens glissent, rares, silencieux, comme des ombres… Un chien aboie, un enfant crie, une charrette grince et la fontaine coule toujours…

À Valence. — Le Pendentif.