Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 293-306).

Saint-Gervais.

CHAPITRE XVIII


La fin de la montagne. — Tullins, colonie romaine. — Le couvent de Parménie. — Une bergère et un cardinal. — Le prophète Dubia et la Sainte Mère Nanon Bonneton. — Notre-Dame-de-l’Osier. — Saint-Marcellin. — Une réunion des États généraux du Dauphiné au xviie siècle. — Saint-Marcellin et ses tomes. — L’abbaye de Saint-Antoine. — Histoire de Guillaume Le Cornu et de son fils Jocelyn. — La Maison de l’Aumône. — Antonins contre Bénédictins. — L’Église abbatiale. – La Sône. — Les ruines de Beauvoir ; Saint-Gervais. — Le Chapitre de Romans. — Trois cents ans de guerre civile. — Romans : ses galoches et ses chapeaux. — Saint-Barnard. — Le Jacquemart. — Quelques hommes de Romans : le troubadour Folquet, Servan, Lally-Tollendal……


Les ruines de Beauvoir.

Et c’en est fini, maintenant, de la montagne, du Dauphiné haut perché. Après le Viso, le Queyras, le train pris à Mont-Dauphin nous ramène à Grenoble.

Par les portières ou vertes, je revois Embrun, Gap, l’Obiou, le Trièves et le Drac. Toutes ces grandes Alpes que je laisse, je les revois dans l’accablement de ce jour d’été. Elles se hissent, fauves d’abord, et puis blêmes, sépulcrales, roides de glace, trouant de leurs têtes, saignantes au crépuscule, les bleus exaspérés du ciel. Les forêts balayent en longues traînes les premiers degrés des rochers ; les torrents chevauchent dans un tumulte de ravines ; les vallées aspirent l’air de flamme, découvrent leurs terres pour en mieux laisser mûrir la moisson — et les routes se coupent en croix blanches, et dans la fuite des rails, le soleil pique les cailloutis de la voie de pointes d’éclair…

Une nuit passée à Grenoble, par une pluie battante qui cingle les réverbères : la moitié de la ville plongée dans l’obscur, le tonnerre roulant ses gongs au-dessus du Casque de Néron. — Pas moyen de fermer l’œil.

Mais le lendemain, des nuages rassérénés, une atmosphère de soie enveloppant la plaine…

… Cette plaine soignée, cultivée comme un jardin et de fécondité débordante — que nous allons suivre jusqu’à Valence.

C’est Tullins que la route traverse, au bas de la colline de Parménie. Tullins n’a qu’une rue vraiment digne de ce nom et qu’une place. Les deux sont de propreté flamande, reluisantes d’hôtels et de cafés… Ah ! pardon, j’oubliais : Tullins a ses remparts, fameux remparts, avec portes à ogives aiguës du xiiie siècle et, plus haut, sur un tertre, de nouvelles murailles reliées par trois grosses tours.

Quelques-uns ont voulu voir dans ce vieux bourg une colonie romaine créée par un descendant de Cicéron : Marcus Tullius Cicero. Déjà ils avaient préparé de copieuses monographies, quand M. Antonin Macé est venu.

M. Antonin Macé n’aime pas les Romains. Il le fit bien voir en réduisant en miettes les preuves les plus décisives de leurs partisans.

Il ne reste donc rien du Tullius Cicero. Cependant nos premiers archéologues n’avaient pas tout à fait tort, et M. Antonin Macé n’avait pas tout à fait raison. Tullins a une origine latine.

Au iie siècle de notre ère, Tullins battait son plein. On a trouvé dans ses sous-sols des vases funéraires, des médailles — et même un camée représentant l’impératrice Faustine.

À moins que toutes ces choses vénérables n’aient été cachées là par quelque mystificateur, car et ici M. Antonin Macé pourrait bien avoir tout à fait raison — ce n’est vraiment qu’au vie siècle qu’on trouve des témoignages écrits.

À cette époque, Tullins appartenait aux comtes de Valentinois ; plus tard, il rentra dans l’évêché de Saint-Hugues, jusqu’au jour où Humbert II réunit la plus grande partie de ce fief à son domaine delphinal…

Mais j’ai parlé de Parménie tout à l’heure. J’y reviens.

Le sentier est court et facile qui mène à pleines futaies, sur gazons, au sommet d’un bloc de mollasse perdu dans l’épaisseur de la petite chaine ourlant la Bièvre.

Devant soi, la plaine étale la même abondance heureuse : noyers, mûriers et vignes — et, dans le fond, l’infini tourmenté des Belledonne et des Chartreuse.

Il y avait à Parménie un couvent de femmes dont l’histoire ajoute un chapitre au livre des superstitions. Ce couvent, fondé par les prélats de Grenoble, longtemps vécut paisible, lorsque Louis de Châlon, prince d’Orange, incendiaire et pillard, envahit le Dauphiné.

Les religieuses s’enfuirent.

Parménie resta abandonné : misère, ruines, délabrement.

Tullins.

L’herbe poussa dans ses assises, et les troupeaux mangèrent cette herbe.

Or vivait, en 1681, une jeune pastoure qui s’appelait Louise Hours. C’était une digne et sainte fille ayant la foi de Jeanne d’Arc.

Elle résolut de relever le vieil édifice.

Tâche surhumaine !

L’admirable entêtée ne sait même pas parler français ! Elle crible le cardinal Le Camus de lettres patoises.

Le Camus ne l’écoute point.

Et de persévérer, d’écrire, d’intéresser à sa cause quelques bourgeois, de tenter exprès le voyage de Grenoble, d’aller s’asseoir, patiente, au seuil de la porte du palais, d’attendre, comme un chien battu, le moment où cette porte bâillera, d’entrer, en rasant les couloirs, pour éviter le coup de pied des domestiques et enfin, triomphe ! d’être reçue par le cardinal, ahuri en présence d’un aussi formidable effort.

Elle lui parle à phrases rompues ; dans son patois trouve des images neuves, des mots brûlants… Elle va le convaincre… Pas encore. Des années se passent.

Sans se rebuter, la folle poursuit son héroïque folie. Elle arrive à obtenir, sinon de l’argent, au moins le droit d’en demander. La voilà errante de hameau en hameau, mendiant pour la Vierge Marie.

Croquis originaux de Bastet.

Et chapelle, cellules, enclos sont rebâtis tels qu’ils demeurent encore maintenant : murs engoncés, fenêtres basses et étroites, sans aucune préoccupation d’élégance.

La Terreur ferme le béguinage ; mais les lois de l’an X sont signées — qui le rouvrent.

Et alors se passe un fait extraordinaire, argument de plus en faveur de M. Arthur Schopenhauer, lequel affirme que l’homme est l’animal le plus incurablement bête qui ait jamais existé.

Vers 1804, un sieur Dubia, ancien marchand de vin, certain abbė Marion et une servante, Nanon Bonneton, surnommée la Sainte-Mère, formaient le noyau d’un petit schisme, dont le but était de protester contre le Concordat. Pourquoi contre le Concordat ? Ils n’en savaient certes rien et les 10,000 prosélytes qui bientôt se groupèrent autour d’eux ne furent pas mieux renseignés.

Dessin original de Bastet.

En attendant que de nouvelles lumières vinssent, touchant la vérité de leur mission, les trois complices vivaient largement.

Marion et Nanon résidaient à Parménie ; quant à Dubia, le prophète, il n’y venait que rarement.

Mais quels transports quand il gravissait la colline sacrée ! On baisait ses pieds, on baisait ses mains, on déchirait ses vêtements pour en tirer des amulettes, car il rendait la parole aux muets, l’oreille aux sourds, la vue aux aveugles. Il promettait à ses fidèles une vie heureuse de dix siècles et la naissance d’un Messie que Nanon devait enfanter. Plus encore : il vendait des places de Paradis et assurait contre les risques de l’enfer !

Cette prodigieuse farce dura vingt-cinq années.

Elle aurait pu durer cinquante, soixante années… si la justice, enfin émue, ne s’était décidée à envoyer la sainte famille attendre la venue de son messie dans une prison spécialement ouverte pour escrocs…

« Tout ce pays est imprégné de mysticisme », dit M. Lacroix. Est-ce bien « mysticisme » le mot exact ? Est-ce bien le sentiment substitué à la raison, le cœur seul atteignant l’infini et se mettant en rapport avec Dieu ? Est-ce bien la vie réduite à la contemplation passive ?

N’est-ce point plutôt une sorte de réalisme de croyance : la précision, l’ « humanisation » des concepts religieux ?

Il y a déjà ici un peu de l’Italie. Il faut, en matière de foi, des images nettes, des formes tangibles, parlant aux sens. Somme toute, un fétichisme supérieur.

Voyez, près de Parménie, Notre-Dame-de-l’Osier, dans le même plantureux décor normand :

En 1649, le jour de l’Annonciation, un huguenot coupait des branches de saule. Sa stupeur fut grande en constatant qu’à tout coup de serpe le sang jaillissait des pousses détachées. Il fait part de ce phénomène à ses voisins. Ceux-ci lui reconnaissent une origine céleste. Aussitôt la nouvelle se répand dans la province. Les donations affluent ; en quelques mois, un sanctuaire s’élève à l’endroit où le miracle s’est affirmé.

Cependant le huguenot, seul témoin de ce miracle, ne se convertit pas. Et c’est alors qu’un soir, la sainte Vierge, sous les traits d’une belle dame vêtue de bleu, lui apparaît :

« Misérable, s’écrie-t-elle, c’est toi qui as coupé les tiges de l’osier. Pense à te convertir, autrement tu seras un des plus grands tisons de l’enfer ! »

Devant pareille menace, le parpaillot abjure au plus vite.

Et cette nouvelle encore se répand, les donations se multiplient, le sanctuaire devient si riche que Mgr de Genouilhac oblige ses fondateurs « à entretenir des prêtres séculiers et des élèves destinés à la garde des autels ».

On conserve toujours dans l’oratoire l’étendard de soie qui symbolisa le prodige. Cet étendard, admirablement brodé, suivit plus de cent combats, jusque sous les murs de Constantinople.


Vingt mille pèlerins se rendent annuellement au pied de son tabernacle. Et l’on raconte que, chaque hiver, autrefois, madame la Vierge venait prier sur la pelouse qui entoure sa demeure, « après quoi elle s’élevait vers Dieu en semant des roses sur son passage ».

Un vallon creusé dans la plaine par la Cumane annonce Saint-Marcellin, enveloppé d’arbres.

C’était la demeure préférée des Dauphins, leur rendez-vous de chasse et de plaisirs.

Parménie.
Plaisirs de peu de durée. Peu de villes ont été plus martyres.

Saccagée par Les Adrets, qui précipite tous ses soldats du haut d’une tour et fait traîner son procureur le long des rues, le cou pris dans une chaîne de fer ; brûlée par Maugiron ; brûlée par Cardė ; brûlée par d’Ornano, par le duc de Nemours…

 

Et après la réforme religieuse, la réforme politique. De Saint-Marcellin date ce procès fameux qui réunit, pour la première fois, les États généraux.

La cause est importante. Il s’agit de savoir si la taille sera réelle ou personnelle, si l’on imposera la terre ou le possesseur ?

« L’ouverture des débats eut lieu par les soins du gouverneur, le premier président remplissant les fonctions de commissaire d’État. L’assemblée était dirigée par l’évêque de Grenoble et composée des députés du clergé et de la noblesse ayant terre en justice. Quatre fauteuils étaient préparés pour les quatre premiers barons dauphinois : ceux de Clermont, de Sassenage, de Maubec ou de Bressieu et de Montmaur. Après eux venaient, sans ordre, les gentilshommes et les consuls des grandes villes, à savoir : Grenoble, Vienne, Valence, Romans, Embrun, Gap, Montélimar, Die, Briançon ; et puis les châtelains ou représentants des autres bourgs, le secrétaire des États, le procureur du pays tiré de la noblesse et le syndic des villages. »

Faute de pouvoir payer la taille, serait-on obligé d’abandonner ses terres ? La question était posée de la sorte. On ne s’entendit pas. Force fut de demander l’avis du roi Henri IV, qui en saisit son Conseil, lequel donna raison aux nobles.

L’abbaye de Saint-Antoine.

Mais le peuple ne se tint point pour battu. Il se réunit de nouveau à Crest, et sa persévérance l’emporta : par deux arrêts motivés, la taille était définitivement déclarée réelle.

Nous ne reverrons maintenant les États généraux que deux cents ans plus tard, à Vizille.

Vous pensez si c’eût été un crime digne d’un Anglais que celui de s’arrêter à Saint-Marcellin sans y boire une bouteille de vin de la Côte et y manger des tomes à la pointe du couteau.

Tolède a ses épées ; Baccarat, ses verrières ; Saint-Marcellin, renommée tout aussi éclatante, a ses tomes — entendez par ce mot des fromages de chèvre, qui sont au monde ce qu’il y a de meilleur, à faire sécher de honte le plus orgueilleux camembert. Nous en étions à notre deuxième litre et à notre quatrième tome, quand un bruit de voiture se fit entendre. Le cocher entra dans la salle. Il venait nous demander si nous voulions voir l’ancienne abbaye de Saint-Antoine, dans le vallon du Furand, à trois lieues de la Cumane. Notre réponse fut aussi courte que précise : « Tout de suite. » Et lestés d’une cinquième tome, soigneusement enveloppée dans un vieux numéro de la Gazette de France, trouvé ici par je ne sais quel prodigieux hasard, nous partîmes.

Vers la fin du xie siècle, Saint-Antoine s’appelait la Motte-Saint-Didier. Et son seigneur s’appelait Guillaume Le Cornu, descendant des ducs d’Aquitaine.

Ce seigneur se mit un jour en tête de visiter le Saint-Sépulcre ; mais, au moment de s’embarquer à Marseille, il tomba si grièvement malade qu’à

Le pont d’Iseron.
peine trouva-t-il le temps, avant de mourir, de charger son fils Jocelyn de faire le pèlerinage à sa place.

Jocelyn pleura beaucoup son père et s’empressa d’oublier ses recommandations. Quelques mois après, il partit en campagne, fut blessé dans une escarmouche, garda la chambre pour se guérir — et c’est durant ce repos forcé qu’il eut un songe étrange : il vit saint Antoine, le fondateur de la vie monastique, mettre en fuite, à coups de bâton, des damnés qui l’assaillaient, en lui criant : « Viens brûler avec nous, traitre à ta foi ! »

Le jeune homme alors brusquement se souvint de ses promesses non réalisées… L’enfer qui l’emporterait, si plus longuement il méconnaissait les dernières volontés paternelles…

À peine remis de ses blessures, il gagne Jérusalem et de là Constantinople, où il recueille les restes de son protecteur. De retour en ses terres, il élève une chapelle sur le coteau de la Motte-Didier et dépose les reliques dans une châsse d’ébène.

« Le précieux corps du grand saint devint vite populaire. L’an 1080 vit se propager le « feu sacré » venu d’Orient, à la suite de la croisade. C’était une espèce de gangrène qui commençait par une tache noire et dévorait les chairs au milieu de douleurs affreuses, dit Pic de la Mirandole. Une dévotion à Antoine passa pour le meilleur remède. Il vint des malades de tous côtés, ce que voyant, deux nobles de la Valloire, Gaston et son fils Girin, firent installer un vaste hôpital sous le nom de Maison de l’aumône, et, aidés de huit autres gentilshommes, soignèrent les malades. Cet exemple fut suivi. En Allemagne, en Italie, en Espagne, en Angleterre, partout où il y avait le mal, de semblables établissements furent fondés, et bientôt l’ordre des frères hospitaliers de Saint-Antoine avait Gaston pour grand maître. La maison mère resta toujours à la Motte-Saint-Didier, devenue Saint-Antoine en Viennois. »

Les fidèles croissaient en nombre et les richesses aussi. Une église monumentale fut édifiée, que le pape Calixte II vint consacrer en 1119.

« Mais il arriva que deux autorités se firent jour : celle des frères hospitaliers qui dirigeaient la Maison de l’aumône et celle des religieux bénédictins de Montmajour, qui avaient été chargés par les héritiers de Jocelyn de veiller à la garde de la châsse. Les Antonins prirent les armes et envahirent la partie des bâtiments occupés par les Bénédictins, qui s’enfuirent. »

La querelle se prolongea, traina devant les parlements, les conciles. Les uns et les autres montraient des reliques et tous voulaient que ces reliques fussent les vraies.

Finirent-ils par s’entendre ? On doit le croire. Ce qui est sûr, c’est que les Antonins restèrent maîtres de la place.

La célèbre abbaye jouit longtemps d’un grand prestige chez les Dauphins. « Toutes les puissances chrétiennes envoyèrent à son Supérieur des marques d’estime. Jacques, roi de Sicile, donna un buste en or, et les Galéas, ducs de Milan, des bustes d’argent de grandeur naturelle et un bras d’or enrichi d’émeraudes. »

On raconte que François 1er, dans le voyage qu’il accomplit en 1533, ordonna d’ouvrir le cercueil de l’ermite. Il trouva ses ossements bien conservés dans les lambeaux d’une tunique de palmier, avec une inscription sur une sorte de membrane, « attestant que c’était bien là le corps du vénérable vieillard ».

« L’ancienne Maison de l’aumône souffrit beaucoup des troubles religieux. Les huguenots la pillèrent ; le baron des Adrets fit égorger ses prêtres sur les degrés de l’autel. La fin des guerres permit enfin de relever les bâtiments détruits. Ils furent réunis à l’ordre de Malte ; des chanoinesses l’occupèrent jusqu’à la Révolution. En 1793, le couvent fut vendu. Seule l’église resta propriété de l’État. »

C’est une merveilleuse page gothique que cette église.

Elle s’élance d’un jet de prière,… semble ne tenir au sol que par de frêles attaches. Des nervures allongées comme des mains jointes soutiennent ses voûtes, qu’un double rang de tribunes autour de la nef fait paraitre plus détachées, plus aériennes, portées sur de minces piliers aux troncs lisses, qui s’effilent ainsi que des cierges pascals…

Le jour filtre, pâle, à travers les hautes fenêtres en arcs brisés que séparent des colonnettes en filigranes.

Et au dehors, le poème d’ogive grandit, maîtrise l’âme. Les sculpteurs ont habillé de dentelles la façade, épanoui les statues autour du portail, tordu les gargouilles en louches grimaces…

Romans.

Tout cet essor éperdu de pierres marque la route du moyen âge vers le Ciel. Aux bruits d’asthme de ses vieilles orgues, aux bourdons chevrotants de ses vieilles cloches, souvenirs des gloires lointaines, la vieille église vibre encore. Elle se redresse dans ses très vieux atours, appelle les siens ; mais personne ne lui a répondu… Les indifférents s’écoulent le long de ses marches. Quelques bourgeois ont bâillé sous ses voûtes, des couples de gens du monde, en culottes de bicyclistes, ont examiné, d’un air las, son maître-autel en marbre noir, spécialement recommandé par le guide Joanne.

Et la pauvre aïeule, devant pareille froideur, s’est retirée, triste, sans trop comprendre son abandon… Et elle a demandé grâce au bon Dieu pour ses fils, dont la foi, la foi radieuse d’enfant, est morte et ne reviendra plus… jamais plus…

Un obligeant bedeau me mène dans la sacristie où se trouvent diverses toiles, pas mauvaises du tout, d’écoles flamande et italienne ; un christ en ivoire, un ossuaire rempli de châsses en bois de diverses essences, et enfin des armes à feu très anciennes qui figuraient autrefois dans la procession annuelle des reliques de saint Antoine.

« Avant 1789, ces reliques étaient promenées autour des murailles, le jour de l’Ascension, par quatre seigneurs qui prenaient le titre de barons de Saint-Antoine. Plus tard, à la place des barons, ce furent soixante jeunes
À Romans. — La place de Jacquemart.
gens de la commune qui servirent d’escorte, chacun ayant à la main une lance et un fusil à rouet. »

Dites-moi : où faudrait-il aller pour trouver un pendant au cadre qui m’entoure, ici, à 12 kilomètres de Saint-Marcellin, sur la grand’route ?

… La Sône et son château bâti au milieu de rochers, à pic sur l’Isère.

Beauvoir et ses ruines, que Louis XI fit démanteler ; Beauvoir, résidence du dernier dauphin.

Et n’est-ce point le plus adorable, le plus charmant des Allongé, que ce Saint-Gervais endormi aux bords de sa rivière, les pieds baignant dans ses eaux blondes.

Saint-Lattier, au seuil de la plaine de Romans : des coteaux veloutés de lumière où les villas étagées semblent des toisons blanches séchant au soleil.

Et Romans ?

On a dit que Romans descendait de Romus. Or il faut savoir que Romus était un roi qui vivait vers 1500 avant l’ère chrétienne. Et pourquoi pas ?

Et déjà je m’apprêtais à féliciter les Romanais de leur illustre origine, quand j’appris que Romus n’avait jamais existé, que Romus était une invention de poète.

Romans est de 2,300 années moins vieux. Romans date de saint Barnard, archevêque de Vienne, qui abandonna, en 839, son palais épiscopal pour aller chercher la solitude sur les rives iseranes, au confluent de la Savasse.

Il éleva en cet endroit un monastère. Humble monastère devenu bientôt chapitre puissant, réunion de très honnêtes et très dignes chanoines.

Mais le diable corrompt tout, même les chanoines. Sous sa néfaste influence, ces dévots personnages se livrent aux pires dérèglements. Ils tyrannisent leurs vassaux. Ceux-ci protestent. Les querelles grandissent, poussent à la guerre civile : trois siècles de guerre civile !

À Romans. — L’église Saint-Barnard.

« Cet état de révolte impose aux bourgeois romanais le besoin de s’unir. Ils s’érigent en confédération municipale, embryon de forme républicaine, et, pour l’indépendance de leurs besoins sociaux, s’adonnent aux affaires. Leurs usines deviennent le centre le plus considérable des vallées du Rhône et de l’Isère pour la fabrication des draps. Ils vont jusqu’en Asie échanger des droguets contre des épices. »

Et Romans est resté la ville commerçante du moyen âge. Dans ses rues anguiformes aux murailles culottées à la Goya : plus de drapiers, mais des cordonniers, des galochiers, des chapeliers, des cordiers. Chapeaux, souliers et cordes font vivre une armée de coupeurs et de souffleurs de poils, de tireurs de chanvre et de ligneuls.

Quand cette armée sort le soir, son travail fini, les petites places caillouteuses aux escaliers amputés de plusieurs marches, les longues avenues craquantes de poussière, les quartiers neufs, orgueilleux, à cinq étages, s’emplissent d’accent dauphinois, nulle part plus pur, plus religieusement conservé. Les sabots troc-troquent sur les trottoirs ; des compagnies d’hommes s’attardent au café, vident leurs dernières bouteilles, avant d’aller manger la soupe ; des bataillons de femmes passent en jacassant… Et tous ces braves gens, à la lueur clignotante des rares réverbères, ont presque le fantastique des eaux-fortes de Rembrandt.

Quand on a vu l’ancienne église abbatiale de Saint-Barnard, mutilée et puis tripatouillée, raccommodée par de sous-entrepreneurs de bâtisse, mais très belle encore, avec le peu qui lui reste du xie et du xiie siècle ; quand on a vu la tour où Jacquemart, sous les traits d’un grenadier de la République, frappe sur un timbre pour annoncer les heures ; quand on a vu l’impasse du Fuseau et ses maisons à arcades ; quand on a vu la butte qui ressemble, dit-on, au mont Calvaire ; quand on a vu la rue du troubadour Folquet, et celle de Servan, et celle de l’infortuné Lally-Tollendal ; quand on a jeté sur son carnet deux lignes à l’adresse de Guillaume des Autelz, pasticheur de Rabelais, auteur de Fanfreluche et Gaudichon, mytho-histoire baragouine, assommante et prétentieuse, on connait son Romans par cœur.

On n’a plus alors qu’à s’aller coucher.

C’est ce que j’ai fait.

Demain, réveil dès la première heure — et place dans le train qui doit nous conduire à Valence.

Saint-Marcellin.