Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 283-292).

Dans le Queyras. — Les colonnes coiffées.

CHAPITRE XVII


En Queyras. — Le « Pays des Pierres ». — Cornettes et bavettes. — Diables et sorciers. — Dure punition infligée à un avocat menteur. — La ronde de Pra-Prati. — L’histoire du Queyras. — Guillestre. — Mont-Dauphin. — Saint-Crépin et Réotier. — Le Guil. – Au Pont-du-Roi. — Le Pas de la Mort. — Château-Queyras. — Ville-Vieille. — Molines. — Saint-Véran, à 2,000 mètres. — Aiguilles. — Les Queyrassins millionnaires. — Ristolas. — La muraille du Viso.


L’église de Guillestre.

Après la vallée du Pelvoux, celle du Viso. — Après la Vallouise, le Queyras.

Le Queyras, le pays des pierres, des gorges droites, pâmées en longues arêtes, des forêts agrafées aux pentes comme des crinières emmêlées, des pâturages en flots… « Fracture grandiose » ouverte sur le Piémont.

Et c’est d’hier — à peine d’hier — qu’elle est ouverte. (J’entends, ouverte à ceux qui, sans être obèses ou amputés des deux jambes, n’ont cependant qu’un goût tempéré pour les exercices d’équilibre sur pointes de roche.) Autrefois les passages se faisaient à dos de mulet. Chaque semaine, des caravanes descendaient vers Embrun ou vers Digne, le long de routes invraisemblables, innommables. Avant le départ, tout voyageur soucieux d’assurer le sort des siens devait dicter son testament. Et quand il arrivait à atteindre jusqu’en ces profondes reculées, c’était presque là un coup d’audace équivalant à une véritable exploration chez les Fuégiens ou les Groenlandais.

Combe du Queyras. — Le Guil et l’Oratoire.

Les Queyrassins, acculés à l’une des extrémités du Dauphiné, vivaient dans un isolement que, seuls, ces Fuégiens ou ces Groenlandais connaissent des besoins si restreints ! qui leur laissaient ignorer l’usage du coton et du chanvre ! Ils avaient, comme en Vallouise, des draps en peau de chèvre servant une année complète sans lavages ; et pour la cuisson de leurs aliments — à la manière dont en use le chamelier avec les matières fécales de sa monture — ils brûlaient les bouses de vache desséchées.

Heureux Queyrassins ! Longtemps ils conservèrent leurs vieilles coutumes et leurs costumes, plus vieux encore. Longtemps ils eurent des cornettes, des bavettes, des cols plissés, des culottes courtes et de longs habits taillés en sifflets. Ils crurent au diable, aux sorciers.

Un jour, un avocat de Gap, menteur comme il n’est point permis de l’être, même dans sa profession, voyant que les juges n’attachaient pas grande créance à ses serments, s’écria : « Si ce que je dis est faux, que le diable m’emporte ! » Le diable vint et l’emporta sur une crête, où depuis, affirment les gens sérieux, il est assis.

Un autre jour, un tailleur de Ristolas fut invité à prendre part à une ronde que les lutins dansaient sur la pelouse de Pra-Prati. Il eut l’imprudence d’accepter « et tant dansa qu’il en trépassait le lendemain ».

Légendes italiennes et françaises ; merveilleux commun aux deux races. Légendes de guerre, qui ont toujours pour héros le Malin, celui qu’on chante en complainte :

As-tu vu Marguerite ?
Cette bête hypocrite ?…

L’histoire de ce creux d’Alpes est troublée, brouillée… Pas d’autres traditions transmises que ces fables… Voici cependant ce qu’on a cru deviner : une population paisible, envahie, dès les premiers âges, par la foulée barbare. Tous sont égorgés — ou fuyards. Et bien des années passent…

Guillestre.

Enfin viennent trois bergers et trois bergères de Provence qui s’installent sur les bords du Guil. Le repeuplement se poursuit, très lent. Au xvie siècle, à peine doit-on compter un millier d’hommes. Chiffre suffisant pour assurer le succès de quelques petits exercices d’Inquisition. Ici, comme ailleurs, huguenots et catholiques s’entre-tuent, et nous pouvons mentionner à la hâte deux ou trois embrochades de Vaudois… sans intérêt.

Mais bientôt nous verrons nos montagnards se faire brûler et canonner pour de plus sérieux motifs que la validité des indulgences.

Guillestre, leur capitale, résiste au duc de Savoie, qui vient de se liguer avec l’Espagne contre Louis XIV. Guillestre, type resté pur de la forteresse de sommet, avec ses impasses tortues, hérissées de remparts et de tours, qui ne sont plus maintenant que des carabornes et des granges ; son église de troisième époque ogivale, au porche soutenu par des colonnes de marbre rose. Guillestre, où naquit le général Albert, un des héros de la Révolution et de l’Empire… Et près de Guillestre, Mont-Dauphin, construit par Vauban, en 1694, pour défendre le confluent de la Durance et du Guil ; Mont-Dauphin, dont on voit les murailles grises dessiner leurs rectangles sur la terrasse d’un bloc camard.

Mont-Dauphin.

Eygliers, pays des sortilèges ; Saint-Crépin, dans une éparpillade de vergers ; la combe de Réotier, du haut de laquelle les soldats de Lesdiguières précipitèrent un curé, après avoir pris soin, pour donner plus de pittoresque à son supplice, de l’enfermer dans un tonneau garni de clous.

Des noyers, des champs maigres, des sapins ; le Guil, au pied, roulant son écume… La route large, parallèle au Guil, — et des rochers de toutes teintes, de toutes formes, que le soleil brûle de flammes ; des rochers arrondis, pointus, carrés, élancés… et soudain, un seul, infranchissable — et que l’on franchit cependant à coups de sape dans sa peau.

Le torrent, la roche, la roche et le torrent — et le ciel au-dessus. Et rien d’autre…

Le Pas de la Mort, défilé aux éboulis fantômes. Sous une poussée formidable, les parois se disjoignent : un bassin de verdure jaillit comme une coupe.

Chateau — Queyras.

Château — Queyras, assis sur sa chaise de granit, profil ferme de bastille qui eut son heure d’héroïsme, quand elle arrêta, en 1692, les Barbets commandés par Schomberg.

Ville — Vieille.

Le Guil dessine des s et des z au milieu des pacages ; les prairies emmailloient les plateaux jusqu’aux premières fumées errantes des nues — et Ville-Vieille reste la seule note grise jetée en toute cette harmonie verte…

Bientôt Molines, après une forte grimpade, à 1,750 mètres. Et de Molines, le chemin en lacets, toujours à travers mélèzes, gagne Saint-Véran.

Des troupeaux de chèvres et de brebis, sur les pierres qui papelonnent le sol, deux gamins en loques, une vieille femme courbée sous le poids de sa biasse et de son goitre ; la profondeur des fûts rangés en perspective, ainsi que des piliers de cathédrale, et dans les lointains, au soleil finissant, la masse farouche des monts de neige qui se chargent de pourpres et de violets.

Saint-Véran.

Voilà le tableau qu’un Segantini devrait faire ! Et cela nous changerait des fabricants de petits Suisses pour familles Perrichon !

Oh ! ces paysages de pasticheurs el de confiseurs ! ces lacs d’un bleu exaspérant, bêta comme un œil d’Allemande ; ces glaciers lavés et bichonnés comme des salons de patinage, ces bergers, ces chiens et ces moutons en bois, ces arbres en fil de fer, ces roches en simili-coton… Qui nous en débarrassera ?

Je recommande un mois de séjour à Saint-Véran aux jeunes élèves de l’École des beaux-arts, fatigués de peindre à l’huile Thémistocle et Mucius Scævola.

Saint-Véran. Sous quelle étiquette ethnographique placer ses autochtones ? Sous quelle étiquette architecturale placer ses maisons ?

Au fait, sont-ce bien des maisons ?

Une rue étroite, longue, une seule rue portant, à chaque bord, des murs pisseux, troués d’écrouelles, surmontés de greniers en planches, flanqués de balcons ventrus, aux lignes de balustrades enchevêtrées… Il en est dont le toit est un assemblage de bardeaux coupés et jetés contre des poutres transversales ; il en est de caduques en venant au monde, « qui tâchent à défendre un peu leur frêle existence en s’encapuchonnant tant qu’elles peuvent d’ardoises ».

Aiguilles-en-Queyras.

Toutes sont disposées en équerres : d’un côté, l’étable construite en cave et recouverte de sa fenière ; de l’autre côté, la cuisine et la chambre, éclairées par des fenêtres courtaudes — avec, au fond, des placards à pieds droits sculptés et à portes en tentures rouges, qui sont des lits.

Mais c’est là un luxe de capitaliste. Les plus pauvres se contentent d’un mobilier autrement sommaire : un poêle, deux bancs de bois, un pétrin, le seau, la marmite et, dans un coin, certain châssis bourré de paillasses en feuilles de frêne. Le père et la mère couchent là-dessus ; les enfants couchent près des vaches.

Et épchère, avez-vous vu l’église ? Misérable petite église ! — en nul endroit la prière ne part de si haut : 2,006 mètres ! – Elle a été élevée à la mémoire d’un évêque du vie siècle qui délivra le pays d’un énorme dragon, mangeur de jeunes filles.

Et l’auberge chez Isnel ? Maigres liesses pour les fins de gueule ! Mais quel large appétit engoulant pêle-mêle du jarret de cochon, de la tête de cochon, du pied de cochon, du fromage de cochon et l’omelette finale !

Ainsi sustentés, nous pouvons élargir d’un œillet la ceinture, bourrer la pipe — et quitter Saint-Véran en promenade.

On glisse dans l’herbe jusqu’aux genoux ; on suit le Guil dans sa gorge.

Ristolas.

Seigneur ! où suis-je ? mes yeux me trompent, devenus le jouet de quelque mirage !

Je viens de voir une ville, une vraie ville, ici, à 1,550 mètres ! Un château, un parc, deux châteaux, trois châteaux, des chalets à tourelles, à mansardes, à girouettes, à vérandas, des grilles de fer forgé, Seigneur, et des fontaines ornées de guillochis !… Et aux portes de ces résidences alibabesques, je vois des rocking chairs qui balancent de gros gentlemen en veston blanc et de respectables dames au corsage cerclé de chaînes d’or… Je fais quelques pas : une élégante charrette anglaise, traînée par une paire de poneys, manque de m’écraser. Encore étourdi, je me jette de côté, quand j’entends le Danube bleu, qu’une demoiselle, en robe de mousseline rose, joue sur un piano qui pourrait bien être à queue. Et cela finit par m’affoler…

Je croyais trouver une auberge où j’aurais mangé à mon aise, devant un verre de clairet, mon morceau de cochon entamé, le malin même, à Saint-Véran — et je ne sais par quelle magie me voilà transporté au milieu de palais ?

Le mot de cette énigme ? Irai-je le demander à la demoiselle rose qui joue le Danube bleu ? Je n’oserais, sans souliers vernis et gardenia.

Enfin, j’avise un monsieur d’allure moins intimidante. Celui-là veut bien m’expliquer que toutes ces richesses qui m’étonnent si fort sont l’œuvre d’enfants du pays.

« De tout temps, me dit-il, les gens du Queyras ont émigré : d’abord en Espagne et en Italie, ensuite en Amérique. Depuis trente années environ, c’est la République argentine qui les attire. Ils arrivent à Buenos-Ayres avec un petit pécule, s’y installent et régulièrement, poussés par leurs solides qualités montagnardes de travail et d’épargne, font fortune — grosse fortune.

La muraille du Viso.

« Après quoi, ils reviennent en France user de leurs revenus, à Paris, et dans le Midi principalement, sans oublier, il va de soi, leurs vieilles combes du Guil, où tous veulent avoir une habitation d’été. Or comme il n’est point d’endroit mieux exposé qu’Aiguilles, ils ont choisi Aiguilles afin d’y créer cette charmante station. »

Ajoutons, en sorte de louanges, que ces enrichis ne sont pas des parvenus. Leur retour au village natal est pour eux plus qu’une satisfaction d’amour-propre : c’est un devoir de solidarité.

Ils ont aidé à la transformation du sol, en renouvelant les cultures. Grâce à leur initiative, l’élevage du bétail, le lait, sont devenus ressources premières. Sept communes fabriquent un fromage bleu dont la vente annuelle atteint 320,000 francs. Une irrigation bien comprise a presque doublé le chiffre de ces ressources pastorales.

Et là ne se sont pas bornés leurs efforts. Ils ont voulu aussi tirer bénéfices du pittoresque unique de leurs montagnes. Ils ont voulu attirer le voyageur et le garder. Déjà plusieurs hôtels sont construits ; bientôt un chemin de fer mènera ses lignes jusqu’à la frontière italienne…

Passé Aiguilles, la vallée projette en ondes de nouvelles prairies : Abriès, sa grande place pavée de chausse-trapes et ses mâzuts en amphithéâtre ;

Valprévaire, sur une langue de taillis mouillée dans l’eau ; Ristolas.

Le défilé du Guil se fait plus étroit, plus abrupt dans ses calcaires écorchés ; le torrent, saisi de vertige, précipite ses cataractes…

Et toute cette masse de roches et de forêts, qui semble emportée dans une montée de houle, vient s’aplatir contre la muraille du Viso dont l’énorme pyramide apparaît maintenant au ciel, avec une netteté de médaille.

Les maisons de Saint-Véran.