Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 271-282).

Ville-Vallouise.

CHAPITRE XVI


Aide-mémoire pour servir à la connaissance de la Vallouise. — Les petits Vallouisans ; leurs pères, leurs mères. — Travail hivernal. — L’entrée de la Vallouise. — Le mur des Vaudois. — Les Vigneaux. — Le mont Pelvoux. — Le Gyr, l’Onde et la Gyronde. — Ville-Vallouise. — La loi des contrastes dans les Alpes : Puy-Saint-Vincent et Ailefroide. — Le Poët. — Les Claux. — Le lac de l’Échauda. — Les Vaudois en Vallouise. — Innocent VIII et le capitaine Ugo de la Palud. — Une croisade. — Le massacre de Celse-Nière. — La Barre géante des Écrins.


Un « bavet ».

Aide-mémoire pour servir à la connaissance de la Vallouise, où nous sommes aujourd’hui, après avoir quitté Briançon la veille :

En Vallouise, on couche dans des draps de laine ou de peau de brebis ;

En Vallouise, en dix années, deux cents femmes sont mortes des suites d’enfantement ;

En Vallouise, les grains restent treize mois en terre, avant d’être récoltés ;

En Vallouise, au début de chaque saison, ceux de Dormilhouse, perdus au fond de la gorge de Freyssinières, venaient ensemble, à dos de bourriquet, acheter les différents produits utiles à leur consommation. Comme ils n’avaient pas d’argent, ils échangeaient ces produits contre d’autres produits, à la manière des nègres…

En Vallouise, il y a des loups :

« Un loup fust si hardy que de venir le soir mettre sa tête à la fenêtre d’une establat pleine de gens et puis de lutter avec une villageoise. Il la saisit. Elle ne sceut se deffendre si bien, ne le soudain secours, qui à son cry accourut, que cet animal n’emportât partie des fesses par où il l’avoit mordue. »

Les Bans.

Et cette autre jeune fille qui fricassait dans sa cuisine. Soudain, elle se sent prise. Elle croit que c’est son amoureux, se met à rire : « Finissez donc ! » Enfin, elle se retourne. C’était un loup. Elle l’avait vu !…

Rassurez-vous : les femmes maintenant ne voient plus de loups ; elles ont des draps de toile dans leurs garde-robes, et une accoucheuse-jurée aide leurs petits Vallouisans à venir au monde.

Ils n’en sont pas plus beaux pour ça, les petits ! gardant sur leur large visage, en as de trèfle, au nez aplati d’un coup de poing, une sorte de vague ahurissement, voisin du crétinisme ancestral.

Ils portent de solides vestes rondes, comme leurs pères, avec une cein
En Vallouise.
La vallée
d’Entraigues.
ture rouge sous le gilet, comme leurs pères, et un chapeau marron, comme leurs pères, un chapeau-parapluie qu’ils n’enlèveront jamais, jusqu’à la mort… comme leurs pères.

Et leurs pauvres bonnes vieilles de mères, vieilles avant l’âge, ratatinées, flétries ? Elles portent une robe noire à taille courte, un tablier de cotonnade, un fichu de laine à fleurs voyantes et un bonnet de linge blanc. Quelquefois, — la mode est tyrannique, — quelquefois on les rencontre sous une capote surmontée de diverses plumes de coq !…

Mais cette coquetterie est rare, l’argent si dur à gagner ! Et par quel travail. Songez qu’à près de 1,000 mètres, nous trouvons encore de la vigne, un vin chétif, effroyablement sûret. Soit… enfin, du vin !…



En Vallouise. — Chapelle Saint-Genest.
Plus haut, ce sont des prairies et des chalets à fromagers, des fosses à rouir le chanvre. Et un peu partout, dans les replis rocheux, voici du blé, des pommes de terre, du sainfoin, des fèves et des lentilles… De quoi vivre, si l’on y ajoute les prix de pension payés par les touristes.

À plein collier, haletants, les chevaux trainent la patache.

Au sortir de la Bessée, la Vallouise s’ouvre. Les premiers plans apparaissent au delà d’un trou pratiqué par le torrent de la Gyronde. En face de ce trou, des murailles en lambeaux rampent.

Les chalets d’Entraigues.

On a longuement disserté sur leur origine. Les uns voulurent y voir l’œuvre d’Annibal ; les autres, l’œuvre des Vaudois.

Aucune de ces deux versions. La vérité est plus simple. Ces défenses furent élevées « en temps féodaux, à l’ancienne limite du Briançonnais et de l’Embrunais, qui, à cette époque, avaient des droits et des péages différents ».

Ce que l’on prenait pour un rempart d’hérétiques n’était qu’un poste pour gabelous.

Toujours à plein collier ! C’est maintenant un long couloir de sommets nus, chaperonnés de glaciers : — celui de Séguret-Foran, celui du Sélé — et tout en bas, des côtes zébrées de cultures en rectangles.

Les Vigneaux et leur chapelle massive du xvie siècle, où un peintre goguenard enlumina les sept péchés capitaux.

Le passage du Gyr, que d’innombrables ruisselets grossissent, des ruisselets joliment moirés, d’une joliesse de pastel, sous la voûte des viornes aux feuillages qui semblent des velours découpés.

La muraille des Vaudois.
En montant au Pelvoux. — Le Pré de Madame-Carle.

Changement à vue. Le sol se déchire, se meurtrit de pierrailles ; des eaux roulent encore sur ces pierrailles. Et l’Échauda et le Pelvoux surgissent, durs, coupants.

Le Pelvoux et sa double pyramide, qui s’élève tout d’un trait, à 2,500 mètres au-dessus de la plaine.

L’Onde.

« Le coup d’œil offert par ses précipices est un des plus magnifiques que l’on puisse trouver dans toute la chaîne des Alpes, dit M. Coolidge. Lorsque l’on étudie cette montagne de plus près, on voit que ces précipices soutiennent un berceau de névés, semblable au cratère d’un volcan ; de ce berceau, des langues de glace pendent sur les versants sud, ouest et est de la montagne. C’est sur ces langues seules que l’ascension devient possible, car vers le nord, les précipices sont d’une verticalité désespérante pour l’ascensionniste… Nous avons vu tout ce que l’on peut voir de ce point élevé, et c’est beaucoup dire. Toutes les Alpes, en effet, s’y déploient devant les yeux, autour de l’horizon : de la Provence à la Suisse, en passant par le Dauphiné, la Savoie et le Piémont. J’ai vu bien des panoramas superbes, pendant vingt-trois campagnes alpestres ; mais le panorama du Pelvoux l’emporte sur tous les autres. Il m’a semblé, et il me semble encore, que la terre ne peut pas offrir de plus beau spectacle à la contemplation de l’homme ! »

… Le Gyr et l’Onde bientôt se réunissent, forment la Gyronde, — et Ville-Vallouise, à cheval sur les deux cluses, montre la crête de bronze du coq de son clocher.

Le Glacier Blanc.

Ville-Vallouise : c’est beaucoup de prétention. Pas même un bourg, mais un gentil village, ma foi. Des maisons jetées à la « va comme je te pousse », au pied d’un plateau de pâturages, premier piédestal du Pelvoux.

Une bonne auberge, voilà l’important. À côté, ceux qui sont archéologues peuvent s’intéresser fort à la vue :

1o D’une église du xvie siècle, à l’autel monumental encadré de colonnes dorées ;

2o D’une énorme cuve baptismale creusée dans un seul éclat de marbre.

Lignes de sommets vues du Glacier Blanc.

Dix minutes consacrées à l’inspection de ces vieux restes, et c’est grandement assez. Après quoi on va se promener, errer sur chemins, sur plaines et par montagnes, en nul endroit plus grises, plus invraisemblablement abruptes…

Le triomphe du contraste que ces Alpes ! On croit les bien connaitre. Pas du tout : à chaque étage, les voilà qui se fondent en de nouveaux aspects.

Les pointes pelvousiennes, leurs implacables lignes, vous angoissent… Que dire du Puy-Saint-Vincent, sinon le contraire ? « La gloire de Vallouise ! s’écrie Élisée Reclus ; des prés, des bouquets d’aulnes égayent les basses pentes, laissant voir des hameaux éparpillés à mi-côte ; plus loin viennent des champs d’orge et d’avoine, à l’abri dans une large dépression qui occupe presque tout le sommet du plateau ; plus loin encore, des bois de mélèzes, enfin deux escarpements calcaires jaillissant de cette verdure : le col de la Pousterle. De ce col on voit tourner la vallée du Gyr, et plus loin celle d’Ailefroide jusqu’au Glacier Blanc, dont la surface est hérissée comme une mer. »

Dessin original de Bastet.

Ailefroide, nouveau contraste.

On ne saurait, d’après Whymper, rêver vallée d’un aspect aussi implacablement aride. On n’y voit qu’amas de pierres, tas de sable ou de boue. Les arbres y sont rares, et si haut perchés qu’ils deviennent presque invisibles. Nul être vivant. Les pentes, trop fortes pour le chamois, n’offrent pas d’abri suffisant aux marmottes, et l’aigle lui-même ne peut s’y maintenir.

Le lac de l’Échauda.

Après le Poët, à 1 kilomètre, à peine, de Ville-Vallouise ; après les Claux, plus de voitures. On grimpe à forts jarrets. Un bruit de cascades part de tous coins, des trainées d’eaux scintillent dans les massifs verts, les sapins élargissent leurs branches, cependant qu’à côté, d’énormes cônes de déjection s’étalent, presque répugnants, comme des ventres mis à nu…

Sentier étroit, plus étroit encore, il n’en reste rien qu’une langue de calcaire… quand tout à coup le lac de l’Échauda met une tache de ciel dans les roches…

C’est sur ce contrefort des Claux que se trouve la grotte au fond de laquelle les Vaudois s’étaient réfugiés.

Les Vaudois ! Au souvenir de ce qu’ils furent, au souvenir de leurs misères et de leur fin, une tristesse vous prend…

Ils étaient venus de Lyon, au cri de Pierre Valdo : « Mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes ! » Et ce cri de l’Église apostolique primitive attire sur eux la persécution. Excommuniés par le concile de Vérone, en 1184, ils fuient, se répandent de tous côtés, en Provence, en Dauphiné, en Languedoc, en Aquitaine, en Guyenne, en Gascogne, jusqu’en Angleterre et en Italie. Les prosélytes se multiplient. Leurs doctrines sont l’oasis des pauvres, une halte dans cette sombre marche de nuit moyenâgeuse.

La Barre des Écrins.

« À vrai dire, ces doctrines ne diffèrent pas encore formellement de celles de l’Église romaine, même quant aux sacrements. Néanmoins, leur dissidence est plus que justifiée par le fait que la Bible est devenue leur lumière. Ils tournent le dos au pape. Ils se défient des prêtres. Dès le commencement, ils rejettent nettement le purgatoire. Si leurs croyances se meuvent encore dans l’orbite de la tradition catholique, on sent cependant qu’elles vont la briser pour passer dans le Credo renouvelé de la Réforme. En attendant, la vie passe dans les mœurs… »

Pauvres, chastes, humbles, les Vaudois sont avant tout des témoins. Leur oui est oui ; point de serments. Ils se bornent à être fidèles. Ils exercent le sacerdoce universel. De leurs écoles sortent des évangélistes nourris de la plus pure moelle des Écritures… Mais l’Église s’alarme, organise une croisade. Le frère inquisiteur, François Borelly, en brûle près de trois cents. Les autres se cachent. « Bah ! on finit toujours par les rattraper », raconte un historien que cette chasse a l’air d’amuser prodigieusement.

En effet, on les rattrape tous. Le peu qui reste abjure devant le Saint-Office, ou plutôt fait semblant. En réalité, le culte continue. La nuit, cachés dans les forêts, ses néophytes se réunissent…

L’archevêque d’Embrun donne l’ordre de rallumer les bûchers. Et dans sa bulle de 1497, Innocent VIII promet « à tous les gens de sac et de corde qui courraient sus aux hérétiques rémission pour tous les crimes commis, immunité pour les vols et rapines du passé, et pour l’avenir, en récompense de la participation en armes à l’expédition, le pillage des biens des Infidèles ».

Ugo de la Palud réunit une armée de 10,000 hommes. Les pauvres gens, menacés, envoient des parlementaires. Ils dépeignent « leur modération, leur mépris des richesses ». Ils demandent « la faculté de vivre paisibles, respectueux sujets, dans leurs montagnes ».

La réponse est terrible : « De quel droit ces hommes illettrés discutent-ils les dogmes catholiques ? Ils subissent l’influence du diable. Conversion ou guerre ? » La guerre.

Les Vaudois, accablés sous le nombre, sont vaincus. Leurs derniers survivants vont se terrer dans une grotte. Ugo de la Palud les cerne, « et les uns après les autres les précipite au fond du gouffre de Celse-Nière ; les quelques rares qui s’échappent sont mitraillés à coups d’arquebuse et de coulevrine).

Cette glorieuse campagne achevée, Innocent VIII complimenta chaudement son capitaine et lui donna — en attendant celles du ciel — toutes les faveurs de la terre. C’est que les résultats dus à sa généreuse intervention étaient inestimables. Grâce à lui, les dogmes restaient saufs : il n’y avait plus de Vaudois en Dauphiné.

Évadons-nous de ces hontes, de ces drames d’épouvante et de sang, en remontant vers les sommets,… jusqu’à la barre géante des Écrins !…