Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 249-270).

La Grave et la Romanche.

CHAPITRE XV


Physiologie et psychologie de la montagne. — Route de Briançon. — L’Infernet. — Porte d’Annibal. — La Romanche retrouvée. — La Romanche et le Ferrand. — Dans la combe de Malaval. — La Grave. — Ce que pensaient les Romains de l’alpinisme. — Devant la Meidje. – Ce que c’est que la Meidje. — Histoire de ses ascensions. – La Meidje vaincue. — Ses vainqueurs : Boileau de Castelnau et Gaspard. — La vengeance de la Meidje. — Ses victimes. — Villard d’Arènes. — Hameaux, prairies et fleurs. — Le Lautaret. — En Briançonnais. — Le long de la Guisanne. — Le Monétier. – Eldrade et ses serpents. — Chantemerle, Saint-Chaffrey et les derniers bavets. — Briançon ; la place forte : le Janus, le Gondran, la Croix de Bretagne. — Briançon inexpugnable. — Petite ville, grand renom. — Le Briançonnais, d’après un auteur du xviiie siècle. — Le Briançonnais commerçant. — Les beaux dimanches. — Quand la neige tombe. — La vie des Alpins. — Dans les forts. – Vue sur la frontière italienne. — Mont Genèvre. – Paysage de guerre et de mort.


Un refuge.

Ce qui caractérise la montagne ici, c’est sa hauteur, « ses traits grands et tranchés ». Elle se dresse et vous accable. Il n’est pas de gradations, de descentes molles vers la plaine.

La montagne, ici, est tout. À la regarder, on perd la notion de l’horizontal ; on est comme le marin qui, bien longtemps après la houle, garde encore l’oscille tenace du roulis… Tout, autour de vous, monte, descend, rampe, fuit dans une sarabande grave…

Des aiguilles de 1,500 pieds se tiennent suspendues à l’atmosphère par des chaînons de glace, des bosses schisteuses s’évident en arcades, en dômes, architecture démesurée qui semble une folie de Dieu.

Les murailles de roches perpendiculaires sont cassées, rayées, décharnées ;
Entrée de la combe de Malaval.
on les dirait rongées par une eau-forte, hachées par mille lanières d’acier… Il n’est pas jusqu’aux nuages qui ne s’appesantissent au contact de ces masses et ne se figent, au-dessus d’elles, en de lourds blindages de métal.

La montagne, ici, est tout. Elle vous prend, vous couvre, vous annihile… — « Moi aussi, s’écrie Michelet, je me sentais méprisé et provoqué par ces énormités sauvages. Je leur dis assez brusquement : « Ne faites pas tant les fiers. Vous durez plus que nous. Mais qu’est-ce que vos hauteurs auprès des hauteurs de l’esprit ? »

Hélas ! les hauteurs de l’esprit ! — l’Éthique et le Contrat social – que c’est peu auprès de la Meidje ! Il n’est place pour rien d’humain à côté d’elle. Son triomphe crie par les trous béants de ses gorges.

Des gorges étroites, martelées de champs pierreux, au fond desquels les ravines dégringolent, effrayées de leur chute, presque muettes.

Des gorges étroites, aux teintes mordorées ainsi que taillées dans des planches de cuivre ; des roches rouillées ou noires, cirées à la mine de plomb ; des roches giflées d’ocre avec des traînées de neige salies dans leurs creux ; des roches fauves comme une peau de lion ; des roches brillantes, poudrées de mica, plus brillantes encore derrière le voile d’argent des cascatelles ; des roches en grisaille semblables aux écorces des très vieux arbres… La Romanche, à 250 mètres de profondeur, se tordant maigre, étouffée. Voilà ce que nous pouvons voir depuis que nous avons quitté le Bourg-d’Oisans pour suivre la route du Briançonnais.

Le soleil, malgré le voisinage de ses ennemis, les glaciers, pique ferme. Je lis ces mots sur une enseigne représentant une chopine et trois verres respectueusement rangés à ses côtés : — « Voyageur qui passez ici, vous trouverez à vous désaltérer ! »

Dessin original de Bastet.

Ça n’est pas de refus. Piquette et limonade. Je recommande ce mélange essentiellement dauphinois. Un vrai régal.

Quel petit village « rigolo » hissant ses taudis sur une terrasse en mole ?

— C’est Auris, nous renseigne le patron. C’est mon pays.

— Compliments, patron, compliments.

— Oh ! y a pas de quoi, mes braves messieurs !

— Si, si, patron, nous tenons à vous complimenter.

— Oh ! y a pas de quoi, allez, mes braves messieurs !

— Si, si, patron, nous tenons…

Et cet intéressant dialogue durerait encore, mais nous avons eu soin d’y mettre fin en reprenant notre marche.

Sur la route de Briançon. — Le tunnel du Chambon.

Il y a des croix, de petites chapelles rangées le long des digues, souvenirs à l’adresse des pauvres diables qui se sont dérochés.

vous qui passez et repassez
priez pour les âmes du purgatoire,


car le défilé devient de plus en plus dangereux, suite d’éboulements. Il a fallu creuser un tunnel, l’Infernet, un des plus difficiles du massif.

« De tout temps, il eut un rôle considérable, affirme M. Ardouin-Dumazet. La voie romaine le traversait.

La vallée de la Romanche, au-dessous de la Grave.
On remarque encore la fameuse Porte d’Annibal. Les savants ne sont pas d’accord sur sa destination. Les uns y voient un arc de triomphe, d’autres une porte fortifiée destinée à fermer l’accès de l’Oisans. La Romanche, tout à l’heure si profonde, est maintenant à la hauteur de la route ; contenue dans un lit large d’à peine 3 à 4 mètres, elle s’agite, furieuse, moins furieuse cependant que le Ferrand arrivé par une gorge profonde… Traversant le misérable hameau du Dauphin, aux maisons armées de lourds barreaux de fer, nous franchissons le torrent sur un pont dans lequel est encastrée une borne avec un dauphin sculpté. Jadis le chemin continuait sur la rive gauche de la Romanche ; il a été reporté sur la rive droite, pour le plus grand charme du curieux qui désormais verra défiler devant lui le front des glaciers. On ne les voit pas tout d’abord, ils sont

Autour de la Grave.
portés par de gigantesques rochers d’où leurs eaux tombent d’une telle hauteur qu’elles ne peuvent atteindre le sol et sont dispersées en nuages par les vents. »

Triste, la combe de Malaval, un couloir de pierre. Aridité, désolation, toute la lyre d’un poète pessimiste : têtes neigeuses, flancs déchiquetés, bases couvertes de débris, — et la Romanche, encore, par là-dessus.

Peu de bois, très peu de culture ; champs de seigle aux taches jaunes. Le Rif-Tort écumeux, et là-bas, à gauche, près de l’ancien hospice de l’Oche, fondé par Humbert II pour abriter les voyageurs durant les tourmentes, voici venir les Balmes, trois ou quatre cabanes-tanières, mitrées d’immenses dalles d’ardoises.

Et puis, c’est le Grand-Clos ou se maintiennent en piteux état les hangars d’une vaste usine servant autrefois au traitement du minerai de plomb.

Et puis, c’est la vallée qui, jusque-là resserrée, s’entr’ouvre, se ranime, se repeuple ; et c’est le village des Fréaux qui s’éparpille ; et c’est la Grave, roulée en tas sur son arête, enveloppée dans ses glaces comme dans un linceul.

La Grave, ce nom est éloquent. Y vivre est chose « grave ». Froid intense, grêles récoltes. Dans les maisons, étable, cuisine et chambre à coucher ne font qu’un. Pour nourriture, des pommes de terre, du pain de seigle pétri à l’eau bouillante, au moyen de pelles en bois. On ne cuit guère la pâte qu’à deux reprises par année.



La Meidje.

Et pourtant, dans ce trou déshérité, j’ai fait un de mes meilleurs repas. Point de pain de seigle, mais de bonne miche bien blanche, une truite pêchée sous mes yeux, un chateaubriand, un poulet… Le tout servi par un Habit noir.

Après le dessert, je suis allé m’installer au bord de la route, sous une tonnelle. L’Habit noir m’a versé café très chaud ; j’ai allumé un cigare ; j’ai fait faire à ma chaise et à ma personne un demi-tour, de manière à me caler le coude sur la table et le verre dans la main droite. Et ainsi, dans cette position, je me trouvai face à face avec la Meidje.

Ce fut notre première entrevue sérieuse.

J’aurais désiré pousser plus ample connaissance, l’aller visiter de plus près ; mais comme il faut, à tout le moins, être millionnaire — luxe indispensable de guides et de porteurs — pour arriver jusqu’à elle, je suis resté. Vienne quelque prochaine fortune, et, sûr, j’y monterai !

Quoiqu’un promeneur philosophe m’ait souvent affirmé que c’était bêtise de chercher à escalader une montagne, car cette montagne paraissait bien plus belle, vue de la plaine. Ce en quoi mon promeneur philosophe se trouvait d’accord avec l’antiquité.

Il n’y a que la force de l’habitude, disait Cicéron, qui puisse nous faire trouver un agrément aux sommets.

« Pendant plusieurs siècles, des officiers romains, des chefs de légions, des gouverneurs de province, des intendants de l’empereur, gens d’un esprit ouvert, d’un goût éveillé, ont franchi les Alpes sans éprouver d’autres sensations que l’ennui et l’effroi. Ils auraient été fort surpris d’apprendre que des milliers de voyageurs iraient un jour admirer ce spectacle qui leur semblait si rebutant. On n’allait guère alors dans les Alpes par curiosité. Avant de passer le Gothard, on adressait un vœu à Jupiter, pro itu et reditu, et le poète Claudien dit que lorsqu’on apercevait les glaciers, il semblait qu’on avait reconnu la Gorgone, tant on était épouvanté. » (Gaston Boissier.)

Le fait est que, en présence de la Meidje, il est presque pardonnable d’avoir peur.

La Meidje domine, hypnotise la Grave, l’entraine dans un tourbillon de vertige. On ne voit plus qu’elle. Ses névés viennent droit à vous, « semblent heurter aux vitres des maisons.

« Rien de plus éclatant, de plus formidable. On dirait d’un chaos lumineux qui veut entrer. L’effet ne serait pas plus grand, si un astre, tout à coup, touchait la terre elle-même et la foudroyait de lumière. »

Cette chaîne, la plus haute du Pelvoux, après la Barre-des-Écrins, se présente sous deux aspects absolument différents, selon qu’on la regarde du versant nord ou du versant sud.

Là-bas, une muraille dont le faite surplombe.

Ici, une suite de pics élancés, d’arêtes aiguës, parois aux roches vives. Trois brèches noires, que la glace recouvre par longues traînées, comme un fleuve « saisi au passage, pétrifié »…

L’histoire de ses ascensions est courte. « La première ne remonte qu’à 1877. Un grand nombre de grimpeurs avaient échoué jusque-là devant ces escarpements prodigieux ; tous avaient dû reculer presque au début. » C’est à M. Boileau de Castelnau et à son célèbre guide, Pierre Gaspard (un vieillard, maintenant, à grosse face criblée de poils gris, mais encore solide, comme un jeune homme, sur ses héroïques jambes), que revient l’honneur de la victoire, victoire remportée au prix de dangers innombrables.

Ils partent le 16 août et, après des gymnastiques diverses, arrivent devant une coulée de granit verticale.

Que faire ? Redescendre. L’alpiniste s’entête. Il veut sa Meidje et il l’aura… Il passera. Et il va passer, et il va se casser le cou, quand Gaspard, à bout d’arguments de haute sagesse :

« Eh bien, il ne sera pas dit que je vous aurai laissé. Puisque c’est votre intention de continuer, je ne vous quitterai pas. Nous monterons, mais nous ne redescendrons plus. »

Comment s’y prirent-ils pour s’agriffer ?

Demandez au singe, demandez à l’oiseau.

Enfin, ils approchent. Un effort encore, et le triomphe lorsque, à une dizaine de mètres de l’aiguille finale, un nouvel obstacle les arrête.

« Nos tentatives, raconte M. de Castelnau, restent infructueuses. Gaspard essaye le premier. Il franchit trois ou quatre mètres. Arrivé à cette hauteur, il se trouve dans l’impossibilité d’avancer ou de reculer. Il nous

Le guide Gaspard.
crie de lui porter secours. Ce que je fais en hissant les épaules de son fils. J’arrivai à temps, car ses forces faiblissaient. J’essayai à mon tour, sans plus de succès. Après moi, Gaspard fils parvint à atteindre un point plus élevé ; mais il nous fit courir un si grand danger pour redescendre que je voulus donner le signal de la retraite. Il s’était tellement épuisé en efforts qu’il était incapable, à son retour, de mouvoir aucun de ses membres et qu’il fondit en larmes, tant la contraction nerveuse avait été forte.

« Nous redescendîmes, prêts à battre en retraite, lorsque Gaspard, furieux de se voir battu si près du sommet, franchit le passage, se hisse le long de la roche surplombante à la force des poignets, les jambes pendantes dans l’abîme et réussit enfin à atteindre le point culminant. »

La Meidje était vaincue.

Et maintenant déflorée, elle ne chômera plus d’indiscrets.

Après Castelnau, voici Coolidge qui s’avance. Coolidge, le « grand Chevalier des Alpes », l’homme qui a tout gravi, tout escaladé : tout l’Oisans, toute la Suisse, tout le Tyrol :

« Jamais, écrit-il, je n’avais été en proie à une pareille excitation. Cette cime avait sur moi la même influence étrange que celle que le Cervin exerçait sur ses premiers explorateurs. J’avoue que je n’eus pas le loisir, une fois en haut, de regarder l’horizon. La vue m’importait fort peu, je n’étais pas monté au sommet de la Meidje pour admirer un panorama. La Meidje
Le Villard-d’Arènes.
me paraissait être bonne à gravir pour elle-même et non pour admirer ce que l’on verrait de son point culminant. Elle restera toujours dans mon esprit comme la partie d’escalade la plus ardue et la plus dangereuse qu’il m’ait été donné d’accomplir. »

« Nous n’avons pas l’habitude de rabaisser ou d’amplifier les difficultés, déclarent à leur tour MM. Salvador de Quatrefages et Paul Guillemin, mais nous ne trouvons que le mot « terrible » pour qualifier cette montée. Pendant une suspension de deux jours, le moindre faux pas serait mortel. »

Un savant autrichien, le professeur Zsigmond, de l’Université de Vienne, le fit, ce faux pas. Ses camarades retrouvèrent, le lendemain, son cadavre, au pied des Étançons. Et pourtant celui-là était un routier de la montagne !

Et Thorrent, et Payerne, qui, quelques années plus tard, devaient périr de la même façon, étaient, eux aussi, des routiers de la montagne ! Aux regrets de ces morts, il semble que la dure Meidje veuille aujourd’hui prendre part. Le ciel a serré autour d’elle une écharpe noire de brume ; les pages blanches de ses neiges portent le deuil !

Il pleut. À travers les grosses gouttes qui se précipitent, l’énorme masse a des tons brouillés et livides…

Nous quittons la Grave dans un grouillis-grouillas de tapecus et de traîneaux ; des gaillards en cabans nous regardent partir, des guides, fortes silhouettes, debout contre les montants des portes… Et ce qu’ils vous ont un petit air de mépris à l’adresse de tous ces craquelins des villes qui ne verront jamais la Meidje, c’est sûr, que par le bas !…

À la sortie même du bourg, on traverse le Morian, venu du glacier Lombard ; on traverse un premier tunnel, un second tunnel et c’est une jolie chose qui émerge d’une tapée de maisons : Villard-d’Arènes et son clocher, au bord de la Romanche ; et tout autour, lancés pêle-mêle dans les essarts, des hameaux : Ventelon, Pramêlier, Rivet, les Hières, les Terrasses, minuscules, misérables hameaux de paille…

Dans les gorges
du Villard-d’Arènes.

Et des prairies ! Oh ! qu’en voilà par gerbes de chaque côté de la route ! Le vaste steppe s’étend jusqu’au col du Lautaret.

Le fameux, l’inoubliable Lautaret, l’ancienne et naturelle limite du pays d’Oisans, le point de jonction entre le massif du Galibier et le massif du Pelvoux. Le Lautaret, une surprise pour les botanistes, une jonchée de fleurs appartenant aux espèces les plus variées, depuis les lichens et les saxifrages de Laponie jusqu’aux renonculées de Provence.

Hélas ! ce joli parterre dure deux mois à peine — juillet et août passé ce temps, c’est l’hiver. Un hiver où les neiges chargent les défilés à la hauteur des poteaux de télégraphe !

Entrons dans le Briançonnais, le long de la Guisanne. Fond de vallée grise, brèches taillées à coups de mine dans les schistes, et en ses divers étages, des gisements d’anthracite exploités de primitive façon.

Bientôt le pays change, perd de sa rudesse.

Ça n’est plus l’Oisans, c’est la Suisse « avec ses nuances douces, ses oppositions moins tranchées ».

Vu les moraines du Casset, presque à portée de la main ;

Vu le Monêtier, petite, toute petite station balnéaire, connue déjà des Romains, qui venaient y traiter leurs embarras gastriques et leurs fractures. Connaissez-vous l’histoire d’Eldrade et de ses serpents ? Eldrade était un saint personnage.

Plateau de Paris.
( Lautaret.)
Il vint, un jour, dans les environs de Briançon et reconnut, en cet endroit même, la nécessité de fonder un monastère. Il se mit aussitôt à l’œuvre, bâtit des murs, creusa des cellules, enferma des moines dans ces cellules.

Mais le bienheureux avait compté sans son ennemi, le premier ennemi du genre humain, le serpent. Serpents et serpenteaux se multiplièrent tant et tant qu’on en trouva partout, jusque sur les marches du maitre-autel. Les nouveaux cénobites prirent peur et s’en vinrent trouver leur abbé.

Celui-ci resta perplexe, longuement fit sa prière. Et Dieu l’inspira.

« Aussitôt, il revint vers le couvent. Et c’est alors qu’au moyen de son bâton, il réunit tous les serpents, puis, marchant le premier, leur ordonna de le suivre. Arrivé à un endroit où se trouvent des excavations, il les força de se réunir, leur assigna certaines limites avec défense d’en sortir à l’avenir. Les mauvaises bêtes obéirent et jamais ne passèrent outre à leurs engagements. Quelquefois, ajoute le bon chroniqueur, durant l’été, ils parcourent le bourg, s’approchent du feu. Souvent on les trouve dans le lit ou dans le berceau des enfants, sans cependant faire le moindre mal. »

L’hospice du Lautaret.
Le Monétier-de-Briançon.

Du Monêtier par le vallon de Tabuc, par Chantemerle et ses derniers crétins, ses « bavets » courtauds et goitreux, vieillots et bancals, à la face terreuse, au groin baveux et pendant du Monêtier par la Salle, Saint-Chaffrey, vers Briançon, dont on aperçoit, perchées sur un coupeau dominant la Durance, les maisons peintes et les toits d’ardoise, et tout le terrible appareil de ses forts, maitres des Alpes.

« Le fort des Trois-Têtes, relié à la ville par l’arche hardie du pont d’Asfeld, le fort Dauphin, le Randouillet, l’Anjou, la redoute des Salettes aux murailles escarpées. »

Briançon.

Mais tout cela, pour la guerre moderne, est de peu d’effet. Il a fallu s’installer plus haut dans les neiges, sur les cimes voisines.

Sur le Janus, arête rocheuse dominant de 2,500 mètres l’Italie ; sur le Gondran et sur l’Infernet, gigantesque pyramide ; sur le mont des Olives, commandant la vallée de Bardonnèche ; sur la Croix-de-Bretagne, barrant les passages de la Cerveyrette, tandis qu’au bord des routes en lacets plongent les feux des batteries : celles de Gafouille, de la Roche-Noire, de la Croix, des Trois-Mélèzes, de la Tour, de la Lauzette et du Col.

Briançon, ainsi défendu, est inexpugnable.

Briançon a toujours été inexpugnable.

Briançon, à l’époque où les Sarrasins envahirent la province, ferme ses tours et maintient son indépendance ; Briançon, en 1815, résiste sans troupes à un blocus de trois mois et conserve la place.

Sa devise porte : Petite ville, grand renom. Devise chèrement acquise.

Cette nécessité de résistance a développé de bonne heure, chez elle, la volonté, « une volonté froide, constante, tendue vers le but, que rien ne décourage, ne fait tomber ».

Porte de Briançon.

Au dire d’un auteur du xviiie siècle, « les Briançonnais sont ennemis de la dépendance et beaucoup républicains. Une marque de l’inclination qu’ils ont pour l’indépendance, c’est qu’il n’y a pas chez eux un seul gentilhomme ; ils se sont tous rachettez de leurs seigneurs ou se sont servis des temps de guerre pour s’en défaire. »

À l’opposé de toutes ces qualités, il faut bien un défaut : l’avarice, défaut montagnard.

« Ils ont très peu de confiance les uns dans les autres, continue notre auteur ; ce qui fait qu’ils ne traitent d’aucune affaire sans écrire, précaution d’autant plus utile entre eux que, d’un moment à l’autre, ils ne font pas façon de se dédire de leur parole donnée. Aussi bien cette réserve s’explique naturellement par les difficultés attachées à leur existence, le fait de renouveler sans cesse un effort maigrement payé. »

En ce climat dur, cette montagne dure, nue, pelée, où l’on compte « 100 hectares de terres arables pour 1,500 bouches », l’argent a une valeur double, « proportionnée aux maux subis pour l’acquérir ».

Briançon. — Le pont d’Asfeld.
« La pauvreté des ressources du sol est un stimulant naturel à chercher ailleurs ce qu’il refuse. » Les hommes économisent leurs sous pour acheter une pacotille et s’en aller, petits marchands, dans les villages. Plusieurs se font dentistes, empiriques, entrepreneurs de spectacles ; d’autres passent la mer, vont aux États-Unis, en Orient, vendre des oignons de fleurs, des plantes rares…

« Toutes ces parties les moins favorisées de la région dauphinoise sont devenues rapidement les plus commerçantes. L’industrie paraît être particulièrement réservée pour ceux du bailliage briançonnais, écrit, en 1698, l’intendant Bouchu. Ces derniers, avec des commencements des plus faibles qu’on puisse imaginer, acquièrent assez communément des richesses considérables par les commerces qu’ils vont faire indifféremment par tout. Ce sont aussi les plus travailleurs ; ceux de la plaine n’en approchent pas en aucune manière ; d’où il arrive que les habitants du bailliage, qui sont obligés de se passer des choses nécessaires à la vie que leur pays ne produit qu’en très petite quantité, sont néanmoins pécunieux, et que les habitants de la plaine, au contraire, dans un pays fertile et abondant, le sont fort médiocrement. On ne peut faire aucune comparaison de la force pécuniaire entre les uns et les autres. »

Les choses ont changé de nos jours. Briançon doit moins à ses émigrants.

Sur la rive gauche de la Durance, des fabriques se sont installées. L’une d’elles occupe près de quinze cents ouvrières au peignage des déchets de soie.

Cependant la plus sérieuse richesse tient encore dans l’élève du bétail. À partir de Plampinet, au-dessous du Col de l’Échelle, partout des prés soigneusement irrigués ; des laiteries modèles qui expédient, chaque année, 200,000 kilogrammes de beurres et de fromages recueillis dans le Queyras, le Champsaur et le haut Oisans. Et ces résultats ne sont rien auprès de ce qu’une exploitation raisonnée pourrait obtenir, si, « au lieu de livrer la montagne aux moutons, on l’aménageait pour fournir du foin et faire des pâturages analogues à ceux de la Savoie ».

L’état économique de ce triste versant serait alors réellement transformé.

Plus qu’Embrun, plus que Gap lui-même, Briançon aurait besoin de cette intensité de ressources.

C’est qu’elle a cessé d’être « le boulevard de nos Alpes ». Sa route du mont Genèvre, qui fait communiquer la vallée de la Durance avec celle de la Doire, est toujours la plus courte pour gagner les plaines du Pô. Mais combien déchue, abandonnée !


Briançon. — La rue de la Grande-Gargouille.

La civilisation marche vers les rivages de l’Océan ; du sud monte vers le nord. C’est au Saint-Bernard, au Simplon, au Gothard, que s’est reporté le mouvement des échanges. Et les cols de la chaîne occidentale, depuis le Tabor jusqu’à Tende, ne sont guère fréquentés maintenant que par les Italiens qui viennent chercher de l’ouvrage en France, au commencement de l’hiver.

Briançon. — Le faubourg Sainte-Catherine.

À l’extrémité d’une avenue qui monte droite, à travers le faubourg de Sainte-Catherine, ce sont ruelles pas plus larges que sillons, mal éclairées à l’aide de lanternes courant sur un fil de fer tendu. Au milieu de ces ruelles, des rigoles dont les eaux sales se déversent dans la Durance celle-ci mugissante au fond d’un ravin. Des chaussées invraisemblablement pointues et irréconciliablement brouillées avec toute espèce de véhicule. De hautes maisons trouées de magasins sombres. L’église lourde, mastoc ; la ligne des remparts qui s’éboulent, pavant les fossés de pierres grises…

Voilà Briançon, gêné dans ses murailles, si intimidé par l’aspect formidable de ses défenses, qu’il en est resté comme frappé de stupeur, recroquevillé sur son plateau, sans jamais oser s’étirer, de peur de désobéir à la discipline militaire.

Je ne manquerai point de respect à cette illustre forteresse, en disant qu’elle n’est pas, à proprement parler, un lieu de récréation.

Malheureux soldats ! malheureux officiers ! Ah ! les beaux dimanches que les leurs, quand la neige tombe !

Ils se traînent sur les banquettes des auberges, brouillent des cartes, alignent des dominos, roulent des billes de billard ; ou bien, cloîtrés dans leur chambre, relisent Monte-Cristo et les Quarante-Cinq. Quelques-uns apprennent la clarinette, et le temps passe pour eux à déchiffrer des valses de Faust. Quelques autres sont mariés : ceux-là, plus heureux, partagent leur ennui par moitié. Ils organisent des soirées, de petites sauteries intimes ; mais il faut croire que leurs femmes trouvent ces distractions insuffisantes, car, au bout de six mois, toutes demandent un changement de domicile ou le divorce.

De Briançon à la frontière italienne. — Vallée supérieure de la Clarée.

La classe ! bon sang de sort, la classe ! hurlent, chaque jour, au réveil, lignards et artilleurs, tandis que, sur tous les murs de la ville, on les voit graver des quatrains dans lesquels les cinq lettres de Waterloo reviennent comme un leitmotiv, concis et lapidaire témoignage de leurs protestations !…

Et pourtant que cette existence de cloporte et de mollusque est donc haute d’intellectualité, si on la compare à celle que mènent les victimes en garnison dans les forts dominants !

C’est le régime cellulaire pendant des semaines — alors que les avalanches bouchent l’entrée des bastions et qu’on ne saurait circuler autour des batteries sans creuser de véritables tunnels.

Encore les dominos alignés, les cartes brouillées, les mêmes livres lus et relus — et la sieste sur le « pieu », une sieste de marmotte qui dure des après-midi entiers. Quand il fait beau, vite on met le nez dehors. Les plus enragés glissent en ramasses au bas des pentes ; les paisibles s’en vont lentement, par sentiers, guetter les lièvres cachés dans les creux.

De Briançon à la frontière italienne. — La Vachette.

Mais bientôt la bourrasque arrive ; on n’aperçoit plus la montagne qu’à travers un volètement de mouches blanches : il faut rentrer, se recalfeutrer dans son trou. On reprend ses cartes, ses dominos, son livre, son somme interrompu ; le poêle, bourré jusqu’à la gueule, précipite ses ronflements, la fumée des pipes monté au plafond en d’épais méandres… Et toujours la neige, la neige, la neige accumule, silencieuse, ses blancheurs livides…

 
 

Pour aller vers l’Italie, nous avons suivi la Clarée-Durance, pas plus grosse qu’un ruisseau — un ruisseau s’égouttant dans un gouffre que d’anguleuses silhouettes de sapins marquent de longs traits.

Sur la rive droite, monte en hélice la route construite en 1802. « Quelques passages unissent les crêtes de ses nombreux lacets et permettent d’atteindre rapidement un plateau de pâturages entouré de champs de seigle : le mont Genèvre. »

Le mont Genèvre qui rappelle la ruée des races battant les Gaules. Entrée principale des Alpes, dédiée, pour cette raison, à Janus (de là se forma mons Genua et, par altération naturelle, mont Genèvre).

Ce passage, ouvert en pleines strates dures, à 1,860 mètres, fut élargi et réparé souvent. Les prisonniers y travaillèrent sous le règne d’Auguste ; et plus tard, Titus en diminua la pente, ainsi que l’affirme une inscription. Enfin, au commencement de ce siècle, le préfet Ladoucette, d’après les ordres de Bonaparte, fendit le granit à 500 mètres de hauteur, reliant ainsi, d’un seul jet, les Hautes-Alpes au Piémont.

Col et village du mont Genèvre.

Au milieu du plateau, isolé sur son dôme, le village frontière rassemble ses cahutes basses… La dernière auberge où l’on parle français ! La dernière, où nous verrons Félix Faure et Nicolas apothéosant l’alliance avec Gambetta et Carnot ! La dernière où nous verrons le bon gendarme dans ses bottes !…

Près du clocher, se dresse l’obélisque, le poteau indicateur : FRANCE — ITALIE.

Un pas au delà — et le chemin se creuse brusquement ; les roches semblent vouloir s’évader des gangues de leurs bases pour s’étreindre ; elles se tordent en volutes effroyables, se déchiquettent en aiguilles, en pointes, en subites tranchées, béantes comme des gueules de cratère…

Et ainsi l’on marche dans ce paysage monstrueux et hagard, dans toute cette montagne : face tragique, ravagée, pleurant des larmes noires…

Et ainsi l’on marche — jusqu’à Césanne — à travers des entassements aveugles de pics et de choses faites par les hommes, de choses plus aveugles encore, plus informes et chétives, à côté de ces géants : des barricades, des ponts, des blockhaus et des canons sur terre-pleins…

Paysage de guerre et de mort que l’on traverse avec détresse, à chaque détour, arrêté par un carabinier inquiet, soupçonneux, qui vous pose son éternelle question : « Où allez-vous ?… »

Comme s’il n’était pas assez de toutes ces haines de nature, sans y ajouter encore les nôtres !

L’obélisque du mont Genèvre.