Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 325-334).

La Côte-Saint-André.

CHAPITRE XX


Aux portes du Lyonnais. — Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. — Chambarand. — La Côte-Saint-André. — Marnans. — Beaurepaire. — Saint-Rambert. — « Vienne la Belle ». — « Vienne la Sainte ». — « Vienne la Patriote). — Ombres et vieux murs. — Sur le Rhône. — Le pont de Sainte — Colombe. — — La cathédrale Saint-Maurice. — Saint-André le Bas. — Saint-Pierre. — Le temple d’Auguste et de Livie. — Le Plan de l’Aiguille. — La cellule de Michel Servet. — Quelques rues… — Illustrations viennoises : Nicolas Chorier, Michel Pichat ; Ponsard et la critique. — La fin du Dauphiné.


À Vienne. — Le Plan de l’Aiguille.


Encore une tranche de Dauphiné, la dernière !… toujours là-bas, vers le Rhône, jusqu’à Vienne, aux portes du Lyonnais…

Et ce ne seront maintenant que notes hâtives, sèches énumérations de guides, prises un peu au hasard, dans la bousculée des trains…

Grenoble retrouvé, et Rives, Izeaux — et Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, près du Rival, aux bords duquel naquit Mandrin ; la forêt de Chambarand, la vallée de la Basse-Galaure, mélange à la Millet, de ciel, de verdure et d’eau ; Saint-Vallier, maison de Diane de Poitiers ; la Côte-Saint-André, bourg marchand, où vint au monde, il y a quatre-vingt-dix années, par l’intermédiaire d’un juge de paix et de

L’église
de
Marnans.
son épouse, le compositeur Hector Berlioz ; Marnans et sa vieille église romane, bâtie pour un prieuré d’Augustins, et Beaurepaire, dans les méandres du Suzon, gentil petit nom qui répond au paysage ; Saint-Rambert, au seuil de la Valloire ; Salaise et Condrieu… Et Vienne, enfin, entourée et dominée par ses coteaux, baignée par son fleuve…

« Que Vienne ait été, ainsi que le dit le dominicain Lavinius, bâtie par Allobrox, qui régnait sur les Celtes, au temps où Ascalade régnait sur les Assyriens, et que, par conséquent, elle soit contemporaine de Babylone et de Thèbes ; qu’elle ait été fondée, comme le veut Jean Marquis, par un banni d’Afrique qui aborda dans les Gaules au moment où Amasias régnait à Jérusalem, et que, par conséquent, elle ait précédé Rome de cent huit ans ; qu’elle soit de fondation autochtone ou qu’elle doive sa naissance à la migration d’une colonie, il est facile de voir, au premier aspect, que le sol viennois est un de ces emplacements désignés par la nature pour abriter les hommes. Resserrée par cinq montagnes qui forment autour d’elle un demi-cercle et la garantissent du vent du nord et du soleil du midi ; coupée, de l’est à l’ouest, par la petite rivière de la Gère, qui fait tourner ses moulins ; limitée du nord au midi par le Rhône, qui s’avance large, splendide, Vienne était déjà la capitale des Allobroges, lorsqu’Annibal descendit des Pyrénées et franchit les Alpes. De cette première et mystérieuse civilisation contemporaine du vainqueur de Trasimène et du vaincu du Zama, il ne reste rien qu’une de ces pierres si communes en Bretagne et si rares dans le Midi. Ce peulven est couché près des balmes viennoises, dans le canton de Meyrieux ; tous les autres furent renversés, lors de la conquête des Romains, ou du moins pendant le séjour qu’ils firent dans cette capitale de l’Allobrogie.

À Vienne. — Sur le Rhône.

« C’est de cette époque seulement, ajoute Dumas, d’après Schneider et Thomas Mermet, que l’on peut reconstruire l’enceinte et se faire une idée exacte de ce qu’elle devait être. Les traces romaines sont encore parfaitement reconnaissables ; les remparts sont restés debout sur plusieurs points, et, partout où ils sont tombés, on retrouve et on peut suivre leurs fondations. Quant aux pierres qui manquent, elles ont été employées à bâtir les églises, l’hôpital et le collège. Derrière les murs, s’élevèrent un palais impérial, un palais du Sénat, un panthéon, un temple de Mars, un temple de la Victoire, un théâtre et un forum ; et pour garder sa conquête, que Rome, maîtresse jalouse, venait d’enfermer dans son arène de pierres, à la cime de chacune des montagnes qui dominent la vallée, elle bâtit une forteresse…

« Mais bientôt ces remparts devinrent trop étroits, et la population se débanda de deux côtés ; des maisons, des temples et des palais s’élevèrent… Alors un pont s’étendit sur le Rhône, qui unissait le faubourg aux centres ; des miracles d’architecture surgirent de tous côtés… C’est alors que Vienne fut appelée Vienne la Belle ; que César lui donna pour armes l’aigle maternelle, et qu’Auguste en fit la capitale de l’empire romain dans les Gaules : Colonia Julia Viennensis. »

La nouvelle métropole adopta, avec une merveilleuse souplesse, la langue et les arts de ses conquérants.

Cette période d’un siècle — jusqu’à Vitellius — marque le faîte de sa grandeur. Ses écoles rivalisent avec celles de la Grèce et deviennent, de l’aveu des poètes latins eux-mêmes, le foyer littéraire le plus actif des provinces. Mais voici que vont venir les épreuves, terribles lendemains des bonheurs. Les guerres qui suivent la chute de Néron saccagent impitoyablement la ville.

La malheureuse ne se relèvera de ces brutalités que sous Dioclétien. Dans la nouvelle division de l’empire, elle redevient capitale. Constantin y séjourne ; Valentinien II y meurt…

Et les Barbares passent sur elle sans l’entamer ; et au partage général des dépouilles d’Occident, la vice-reine des Gaules est adoptée par les Burgondes.

Ses rois bâtissent leur château près du Rhône ; une tour carrée prend la place du forum ; Saint-Maurice dégage ses premières pierres ; où était le panthéon, se dresse la basilique dédiée à Étienne, premier martyr de l’Église ; les collines se couvrent de monastères. « Vienne la Belle est maintenant Vienne la Sainte. »

Elle conservera ce nom jusqu’à la fin du dernier siècle ; « mais, ruinée par les Saint-Barthélemy, démantelée par Richelieu, qui fit sauter sa forteresse, sillonnée par les dragons de Louis XIV, oubliée par Louis XV et Louis XVI, Vienne, qui avait gardé le souvenir des jours de sa prospérité, embrassa avec ardeur la cause de la régénération populaire. Elle se jeta dans l’opinion républicaine — et Vienne la Sainte disparut devant Vienne la Patriote. »

La cathédrale Saint-Maurice.

Vienne la Belle, Vienne la Sainte, Vienne la Patriote ! Figurez-vous un multiple réseau de venelles tortueuses, cassées de saillies — des venelles et des passages qui s’entortillent autour de pignons dégradés, de murs déjetés, d’escaliers puants… Piliers, moellons, cheminées d’usine : un tas d’architectures branlantes qui, dans des coups d’ombre brusques, semblent émerger d’un bain de suie. Des couloirs étroits, avec des pavés gibbeux, des bornes, des fontaines en pyramides, qui ont l’air de points d’exclamation jetés…

Tout ce fouillis de Cour des miracles débouche sur le quai, en face de l’ancien pont de Sainte-Colombe, le plus vieux des Gaules, à en croire la chronique. C’est en 1407 que ce vénérable patriarche fut détruit.

« Le fleuve, rapporte Nicolas Chorier, s’étant débordé outre mesure par des pluies continuelles, la chute commença par celle de la troisième arche, suivie bientôt par celle des deux autres qui lui étoient contiguës. Cet accident vraiment funeste arriva à onze heures du matin, le 11 février. Il fut précédé et accompagné de quelques prodiges qui d’abord causèrent beaucoup d’étonnement et après beaucoup d’admiration : on entendit courir et hennir des chevaux sur le pont, la nuit, avant qu’il fût renversé ; on ouït sur le minuit des murmures, des voix et des gémissements étranges ; on vit un taureau, d’une grosseur merveilleuse, qui fit quelques tours à travers la place de Sainte-Colombe et disparut incontinent ; quelques cloches sonnèrent d’elles-mêmes ; on remarqua encore qu’une croix de pierre, ayant suivi la chute de l’arche sur laquelle elle étoit dressée, demeura quelque temps sur l’eau et presque suspendue dans l’air, comme si elle eût refusé de souffrir le destin de ce pont et de se noyer avec lui.

« On fit des quêtes pour couvrir les dépenses nécessaires à la réédification ; on établit des redevances, des jeûnes, des dispenses ; de grands dignitaires quittèrent leurs maisons pour aller de ville en ville, de lieu en lieu, solliciter la libéralité et la charité des peuples. »

Et le pont fut reconstruit : il croule en 1571. Et le pont fut encore reconstruit : il croule en 1617. Et toujours reconstruit : il recroule en 1635, en 1647, en 1651.

On le remplace par un bac à traille, qui fonctionne jusqu’au mois de mai 1828, époque à laquelle un câble de suspension est jeté. Lequel câble se brise par le milieu en 1840. Aussitôt relevé, réparé avec soin, il paraît maintenant solide, quand tout à coup ses puits d’amarre se descellent. Douze personnes tombent dans l’eau ; trois périssent.

Enfin la série des malchances devait s’épuiser. Il y eut une nouvelle et dernière restauration, qui nous donna le pont tel qu’il existe encore aujourd’hui.

Non loin du Rhône, au milieu du délabrement des rues en crochets, la cathédrale Saint-Maurice lève au ciel ses deux tours. Œuvre de cinq siècles, transition du gothique fleuri au style Renaissance, que le capitaine des Adrets mutila. Ses soldats abattirent la plupart des statues qui ornaient la façade et les portails ; les fenêtres furent brisées à coups d’arquebuse, et les tableaux sacrés et les archives devinrent la proie des flammes.

Saint-Maurice, la gothique, à côté de Saint-André-le-Bas, la romane, que fonda un duc de Bourgogne.

Dessin original de Bernard.

Et Saint-Pierre, dont la disposition des murs, décorés de deux étages d’arcades, est unique en France ; Saint-Pierre, où l’on a trouvé les tombeaux des évêques Mamert et Léonien.

N’oublions point le temple d’Auguste et de Livie, le monument — après la Maison carrée de Nîmes — le mieux conservé. Une tradition veut que Ponce-Pilate y ait siégé comme magistrat. Cette tradition est une menteuse, car Ponce-Pilate était mort quand ce temple fut construit, en l’an 43 de notre ère, sous le règne de Claude.

Vienne.

Le juge de Jésus-Christ, exilé à Vienne par l’empereur Caligula, s’y serait, paraît-il, suicidé. Et le prisme quadrangulaire portant le nom de Plan de l’Aiguille ne serait autre que son mausolée. Erreur, encore erreur. Le savant archéologue Delorme a prouvé que l’Aiguille était plus simplement un attribut de cirque dont on a mis à découvert les vastes contours, à la suite de récentes fouilles.

La date certaine de sa construction n’est point connue. D’après le diamètre des colonnes, l’anomalie de la frise, on peut cependant la considérer comme œuvre du ive siècle.

Remontons le long de la Gère, où achèvent de s’effriter, à fleur de sol, les derniers remparts ; vers le palais des rois de Bourgogne et des Dauphins, transformé en tribunal. On montrait autrefois la salle où les accusés subissaient la torture, et la cellule où, dit-on, Michel Servet, dénoncé par Calvin, fut enfermé.

Des rues aux noms euphoniques : la rue Cornemuse, la rue Coupe-Jarret, la rue des Gargattes, la rue des Taupinières… celles où naquirent Nicolas Chorier, notre premier annaliste dauphinois ; Michel Pichat, l’auteur — combien oublié ! — de Léonidas et de Turnus ; Charles Reynaud, le poète — combien oublié ! — des Pastorales… ; et Ponsard, l’illustre Ponsard ! le lauréat Ponsard, l’académicien Ponsard, le commandeur de la Légion d’honneur Ponsard, le chef d’École Ponsard !

Vienne. Le quai de la Gère.

Que de gloire sur cette seule tête, mais que cette gloire est payée cher ! Ce que le public lui accorde, avec quelle unanimité la critique le lui retire !

« Vous n’avez jamais vu Ponsard, ricane Saint-Victor, figurez-vous un gendarme qui fait ses farces. »

« C’est la mâchoire d’âne dont on s’est servi pour assommer Hugo ! » hurle Théophile Gautier.

« Ô jeunesse des écoles, jeunesse tombée à l’enthousiasme du plat bon sens ! Jeunesse comptable et coupable des succès de cet homme !… J’apprends que Ponsard est mort, écrivent les Goncourt : il restera l’immortel exemple de toutes les sympathies de la France pour la médiocrité et de toutes les jalousies contre le génie. Je ne lui vois guère d’autre immortalité pour le sauver de l’oubli. »

Sévère, mais juste.


Encore des ruelles, des places, des cours, des maisons à ogives, restes d’aqueducs, tours en tronçons, défroque moyenâgeuse et romaine… La vue sur la vallée du Rhône, qui enveloppe son fleuve de collines molles et de peupliers et de saules aux menues lignes frissonnantes…

C’est la fin du Dauphiné.

Au débouché du tunnel de Chasse, devant l’Île Blanche et le mont Pilat, dont ces pauvres Stéphanois, qui n’en ont pas d’autres, sont si fiers, l’auteur tirera son chapeau au lecteur.

Croquis original de Bastet.