Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 175-188).

Près de Gap. — Serres.

CHAPITRE XII


En allant à Gap. — Encore le Drac. – Le Monestier-de-Clermont. — Le pont de Brion. — Encore les catholiques, encore les protestants. – Le Trièves. – La Vallée chevalereuse. — Esparron et Tréminis. — Mens. — Saint-Michel-les-Portes. – Saint-Maurice-en-Trièves, Lalley. – Le mont Aiguille, Mons inaccessus. — Le chasseur Ibicus et la vengeance de Jupiter. — Une ascension de Dom Jullien, capitaine de Montélimar, chambellan et conseiller en titre de S. M. Charles VIII. – Jean Liotard. — Des tunnels, des ravins et des sapins ; des ravins, des tunnels et des sapins. — Le Col de la Croix-Haute. — Luz. – En Devoluy. — Sur les bords de la Souloise. — L’Obiou et le Grand-Ferrand. – Saint-Julien-en-Beauchêne. – La Chartreuse de Durbon. — La Rochelte. — Veynes. — Aspres-sur-Buech. — Montmaur. — À l’entrée de Gap.


Ligne de Grenoble à Gap.

Le train roule à travers un plateau fertile, au milieu des moissons et des vignes. Le Drac, étalé en pierrailles, et, devant nous, le Conex portant la route de la Mure, les contreforts de Lans aux angles profondément découpés, et ceux de Chartreuse s’effaçant très loin dans l’atmosphère grise.

Une exubérance de santé sur ce sol ! Des maisons par paquets et des chemins par grappes ; des ruisselées de bois verts qui dévalent des cimes, pour s’arrêter juste à la bordure des champs de blé…

Ici perche le Monestier-de-Clermont, montrant les silhouettes rêches de ses closeaux, aux toits recouverts d’ardoises. Plus loin, le pont de Brion, au fond d’une gorge étroite, passage important que les calvinistes fortifièrent toujours avec soin.

En allant à Gap. — Le Défilé d’Orpierre.

La Valette, gouverneur du Dauphiné, voulut leur livrer combat. Mais Cadet-Charence lui tint tête. Posté à l’entrée du pont, « il frappa si bien d’estoc que les catholiques se retirèrent ».

Faisons de même qu’eux.

Traversons le tunnel de Fau, qui nous mènera dans le bassin de l’Ébron, affluent du Drac.

Et saluez le plateau du Trièves ! Ses hautes montagnes, l’Obiou, le Ferrand, se dressent en défenses au-dessus des terres. Pays puissamment sculpté, large amphithéâtre coupé, dans l’intérieur, par des ravins inextricables, hachés de torrents.

« Le Trièves s’appelait autrefois la Vallée chevalereuse. Les gentils hommes y étaient en grand renom de loyauté, de fierté et de bravoure. Ils ne voulurent jamais, dit Nicolas Chorier, se soumettre à la coutume féodale qui obligeait les hommes-liges à servir leurs souverains à la guerre.
Le pont de Brion.
Ils eurent la délicatesse fort singulière de regarder cet usage comme une espèce de domesticité indigne d’eux. On fit droit aux réclamations de leur susceptibilité et ils obtinrent le privilège de figurer, pour leur propre compte, sur les champs de bataille, à l’instar des hauts barons. »

Une foire à Mens.
La montée de Lalley.


le
Mont
Aiguille
Le viaduc de Clelles.
Le mont Aiguille.

Roches tailladées, ravins inextricables, les habitants doivent mourir de faim au milieu de leurs cailloux ?

Erreur. L’agriculture obtient ici des récoltes variées, abondantes et de superbe venue. Où ce n’étaient que broussailles, pousse aujourd’hui le cep ; des terrains d’alluvion souffraient de la sécheresse : plusieurs canaux ont été construits. Ils suffisent amplement à l’arrosage, même dans les années de pluie très rare.

Le col de la Croix-Haute.

Et des forêts !… épaisses, profondes ! La forêt d’Esparron, la forêt de Tréminis : 1,668 hectares de hêtres et de sapins, pêle-mêle dans les traînées d’éboulis.

L’Orbanne et son ruisseau ; Mens, l’ancien chef-lieu couché sur une moquette de prairies. Mens fondée par Néron – Forum Neronis, vers l’an 60 — un bourg correct, aux voies largement percées, dernier refuge des protestants, après la Ligue.

Saint-Michel-les-Portes, humble petit trou. Stupéfaction profonde : dans ce petit trou, il y a un nègre vêtu de sa gandoura ! Vision d’Afrique, parmi ces pics de glace : je me revois dans ma pirogue, entre Saint — Louis et N’Diago… Par Allah ! que diable est venu chercher ici ce bon nègre ? J’ai bien envie de le lui demander, mais le train se remet en marche.

Ce sont de gigantesques tranchées, ouvertes à coups de mine. Le roc nu, cassé, émietté, comme en un lendemain de tremblement de terre.

À chaque détour, des apparitions de montagnes grandissent. Puis les parois se rejoignent encore, la locomotive semble glisser dans un chenal. Des gorges s’ouvrent, jonchées de mélèzes… Saint-Maurice-en-Trièves et Lalley, berceau de la famille Mounier…

Et le mont Aiguille, sa silhouette énorme, inoubliable, taillée en obélisque. Le Mons inaccessus que chantait Geoffroy de Tilsbury, en 1200.

Luz. — La Croix-Haute.

C’était la demeure des dieux et des déesses. Chassés de l’Olympe, tous se réfugièrent là, dans des grottes de cristal. Mais il arriva qu’un jour le chasseur Ibicus les surprit. Courroux de Jupiter, qui lance ses foudres contre la cime profanée. L’incendie dévore les forêts, et des lambeaux de rocs s’écroulèrent, séparant la hauteur sacrée des chaines voisines. L’imprudent Ibicus, victime de sa curiosité, fut changé en bouquetin et « condamné à errer jusqu’aux derniers siècles sur ces pentes fatales. La nuit, on l’entend bramer dans les cimes, quand hurlent les vents d’orage ».

Et le mont Aiguille était aussi la demeure des nymphes, ajoute Mme Louise Drevet. Chaque soir elles venaient laver leurs tuniques légères et, le matin venu, les étendaient sur l’herbe pour les faire sécher. Un pâtre, aussi curieux qu’Ibicus, parvint à les atteindre. Mal en prit au pauvre pâtre : aveuglé par les éclairs, il ne put retrouver sa route et mourut…

Et le mont Aiguille devenait de plus en plus mystérieux. Nos ancêtres en perdaient le dormir ; ils voulaient savoir. Mais qui aurait ce courage de savoir ? La perspective d’être changé en bouquetin n’avait rien d’attirant.

Pont et tunnel de Saint-Étienne-en-Devoluy.

Sur ces entrefaites, vint dans les Alpes Charles VIII. On lui raconta ces merveilles. Et lui aussi, à son tour, voulut savoir. Pour ce, il n’était qu’un moyen : prendre d’assaut la forteresse. Il chargea de cette expédition un de ses meilleurs officiers, dom Jullien, capitaine de Montélimar, chambellan et conseiller en titre.

Dom Jullien, accompagné d’une douzaine d’hommes, tenta le siège, le 25 juin 1492. Sa réussite fut complète.

De dieux ou de nymphes, ou de diables, pas l’ombre sans doute ; du moins il n’en parle point dans sa lettre adressée au premier président du Parlement de Grenoble : « Obéissant aux ordres du roy, écrit-il, j’ai trouvé par subtils engeins la façon de parvenir sur la montagne, et n’en partirai que n’aie votre réponse, afin que si vous voulez charger quelqu’un de nous y voir, faire le puissiez, vous avisant que vous trouverez fort peu d’hommes qui, quand ils nous verront dessus, osent venir ; car c’est le plus horrible et épouvantable passage que je vis jamais. »

Le premier président envoya aussitôt un huissier « à fin de constatations, mais cet huissier revint tout tremblant, disant qu’il n’avait voulu s’exposer d’y monter, par le danger qu’il y avait de périr ou de peur qu’il ne parût tenter le Seigneur ».

Dom Jullien, à défaut de magistrat pour dresser procès-verbal sur le lieu d’accès, prit alors le parti d’être son propre témoin. En conséquence,

Saint-Étienne-en-Devoluy.
il rédigea une pièce dans laquelle il affirma « être monté, avec ses compagnons, au sommet du pic nuageux et y avoir vu des oiseaux sauvages rouges, noirs et gris, des corneilles à pieds rouges et infinité d’autres oiseaux qu’il ne connaissait pas, ainsi que quantité de fleurs de différentes couleurs qu’il ne connaissait pas non plus ».

Et maintenant, du xve siècle il faut passer au xixe pour retrouver de nouvelles tentatives d’ascensions. Le 16 juin 1834, un paysan nommé Jean Liotard voulut renouveler l’exploit du capitaine de Charles VIII.

Quelle montée ! et quelle descente surtout !

« Il voyait tout en feu, il ne se rappelait de rien, sinon d’avoir recommandé son âme à Dieu. Il arriva en bas, sans chapeau, sans veste, sans souliers, presque sans culottes, et l’esprit si troublé qu’il lui fallut plusieurs semaines de repos après une aussi rude épreuve. »

Mais c’en était fait de la réputation d’hermine du mont inaccessible. À dater de ce moment, il perdait son prestige. Depuis, grâce aux travaux exécutés aux frais du Club alpin, disent les guides (travaux consistant en crampons et câbles de fer scellés aux corniches), l’escalade a été effectuée chaque saison, plusieurs fois et toujours sans accidents.

… Des tunnels, des ravins, des sapins, des ravins, des tunnels et des sapins, des viaducs, des remblais, des éperons de rocs nus, déchiquetés, d’un jaune soufreux…

La forêt de Durbon.

À coups de flo, flo, flo poussifs, la locomotive essaye de passer sur tout ça, gagne le col de la Croix-Haute, point de contact des trois départements de l’Isère, des Hautes-Alpes el de la Drôme, s’époumone encore un instant en des plis calcaires, léprosés de maisons basses aux vieux toits couverts de chaume gazonné, et vient s’arrêter, pour reprendre haleine, à Luz : sapins, ravins, prairies, rocs nus, etc. (voir plus haut).

La vallée de Luz tient le centre de ce bizarre et chaotique massif du Devoluy.

Devoluy du mot devolutum — synonyme d’écroulement, « entassements de monts en désordre, de ruines et d’avalanches…) ».

On raconte que l’Obiou et le Ferrand, « ces deux colosses dont les tours empilées projettent leur ombre sur le Drac », étaient ennemis. Long-temps ils luttèrent pierres contre pierres. À la fin, le Ferrand fut vaincu. Ses débris, couvrant le sol, formèrent le « Clapier ».

Les ruines de Durbon.
La Rochette.

Pauvre pays que celui-ci, le plus pauvre des Alpes et généralement inconnu ! L’aspect désolé de ses sites n’est pas fait pour attirer le touriste…

Il est difficile d’imaginer un coup d’œil plus fantastique que celui des hauts sommets, vus de la Salette, par exemple. Pics décharnés, éboulis blanchâtres : on dirait un paysage lunaire, observe un géologue. « Partout des

Aspres-sur-Buech.
blocs croulants sur des arêtes pierreuses. Ces arêtes, réduites à l’état de minces feuillets schisteux, se détachent sous l’influence de l’air, et leurs cassures aiguës et tranchantes deviennent alors de véritables phonolithes. À chaque chute de matériaux que l’on provoque, on entend comme un bruit de cloche que l’écho répercute… »

Pauvre pays que celui-ci… Pourtant, dans les parties basses, la végétation naine des rhododendrons commence déjà à envahir les mondrains, avec les gentianes d’un violet clair, les bruyères roses et les pins groupés par bouquets. Les bords de la Souloise chantent la gamme de tous les verts, et jusqu’à 1,800 mètres, forêts et pâturages se succèdent en damiers. Montons, montons toujours ! Il y a de vrai et beau Dauphiné là-haut à regarder :

Au nord, des flots pressés de roches se nouant autour de la pyramide d’Obiou, et, plus loin, dans une reculée de nuages, la gigantesque chevauchée des Rousses passant sur Taillefer, et le dôme du mont Blanc seul, ainsi que balancé au-dessus du vide…

Le château de Veynes.

Et le chaos s’accentuant, cerclant l’horizon d’une seule ligne de crêtes blanches et de croupes noires comme des amas de fonte : le Pelvoux, la Meidje, jusqu’aux cimes de Chaillol, jonction de la vallée d’Orcières.

À nos pieds, le Devoluy troué, boursouflé, la plaine de Luz, les chaînes de la Drôme, petites, trapues, se détachant claires, opalines, sous le ciel d’un bleu légèrement plombé ; le Vercors cuirassé de sapins ; et Tréminis et le Trièves enveloppé dans les plis de ses torrents ; et la Chartreuse et Belledonne fermant la marche, derniers anneaux qui souderont nos Alpes à celles de Suisse et de Savoie.

Mais revenons à Luz à travers un morne plateau labouré de fondrières ;

À Saint-Julien-en-Beauchêne, dont l’église possède une Assomption de Philippe de Champaigne, provenant de l’ancienne Chartreuse de Durbon ;

Durbon et sa forêt ;

Durbon et sa chapelle momifiée, dont il ne reste que fûts et pilastres ;

La Rochette et son château fort du xiie siècle, posé de guingois sur une aiguille rocheuse ;

Aspres-sur-Buech ;

Veynes et sa tour, incendiée, en 1692, par le duc de Savoie ;

Montmaur, où naquit Ponson du Terrail, l’illustre auteur de l’inoubliable Rocambole, que Mérimée et About admiraient tant.

C’est lui, Ponson, qui, désinvolte, disait aux directeurs de journaux faisant paraitre ses romans : « Prévenez-moi trois feuilletons d’avance, si ça ennuie votre public, et en un feuilleton je finirai. » On vend des pruneaux avec plus de fierté ! s’écrient rageusement les Goncourt.

Les montagnes se dénudent et se serrent ; on les dirait faites de ce carton peint qui hérisse les plans en relief…

Mais tout à coup le défilé s’élargit et des champs inclinés s’étalent. Une vallée enclose de collines rousses, au delà desquelles percent, déjà lointains, les pics de Bure et de Céuse ; derrière nous la Durance, et devant nous de hautes maisons grises, serrées les unes contre les autres : Gap.

Les ânes.