Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 189-206).

À Gap. — Sur les bords de la Luye.

CHAPITRE XIII


Gap. — Déjà la Provence. — Le Vapincum de Grégoire de Tours. — Annibal sous ses murailles. — Premières luttes contre l’Église. — Histoire de Sagittarius et de Salonius. — Les miracles de saint Arey. — Les Sarrasins dans les Alpes. — Nouvelles luttes contre évèques et seigneurs. — Gap aux protestants, Gap aux catholiques. — Les violons de Lesdiguières. — Un évêque pris au collet. — Considération sans respect. — Par les rues de Gap. — Tallard en ruines. — Une république au xve siècle. — La vie et les œuvres de la bienheureuse Benoite Rencurel. — Chorges. — Savines. — Embrun. — Tourelles, pignons, gargouilles et portes basses. — La Cathédrale. — Un vœu de Louis XI. — Romains contre Embrunois. — Embrun métropole des Alpes. — Toujours des luttes. — Embrun la nuit. — Embrun la morte.


La chapelle de Tallard.


Gap ! Il faut prononcer ce « Gap » avec l’accent — l’assent du Midi, sauté à l’ail ; car ici déjà, c’est le Midi — Marseille aux portes.

On s’en aperçoit à la végétation qui, de verte, est devenue jaune, couleur d’omelette ; on s’en aperçoit aux lits des ruisseaux, sévèrement affranchis de toute espèce d’indices pouvant laisser croire qu’à un moment donné, fût-ce antérieur au déluge, ils aient livré passage dans leurs pierres à un liquide quelconque…

Gap est méridional par son ciel d’un bleu vibrant et limpide, ses coteaux adoucis, ses Alpes qui semblent l’avoir laissé pour lui permettre de s’étendre plus à l’aise…

Gap est méridional par ses femmes brunes, aux lourdes chevelures relevées en casque sur leurs nuques ambrées… Méridional par l’accent, par le ciel, par les femmes – et par son histoire aussi.

Gap, le Vapincum de Grégoire de Tours, aux origines se perdant avec celles de Provence.

Annibal, dit-on, campa près de ses murailles. De Thou affirme, sans rire, avoir découvert intact le chemin suivi par les troupes carthaginoises. Pour un peu, il nous montrerait les ornières creusées sous le passage des chariots de combat.

Quand un historien se pique d’exactitude, il devient bientôt plus imaginatif qu’un romancier de profession. Laissons là De Thou et Annibal, et arrivons en des périodes mieux informées de la chronique gapençaise. Celle-ci est fidèlement rapportée dans le mémoire des luttes entreprises contre la puissance des évêques et des seigneurs.

Ces luttes, d’une durée de plusieurs siècles, resteront comme le plus bel exemple d’opposition à l’injustice et à l’arbitraire. Bien avant 1789, les bourgeois de la province revendiquent les « Droits de l’homme ». Jamais ils ne se laisseront volontairement dépouiller de leurs franchises et de leurs libertés. L’Église et le suzerain menacent, poursuivent : les fiers montagnards résistent encore. « Pas une seule fois ils ne négligent l’occasion de condamner les empiétements, fruits de la guerre ou des traités, dans lesquels à leur insu on trafique de privilèges qui doivent légitimement n’appartenir qu’à eux. »

Un des premiers évêques du diocèse de Vapincum fut Sagittarius, lequel, avec son frère Salonius, évêque d’Embrun, mena une existence peu ecclésiastique.

« Ils faisaient impunément leur proie des filles et de tous les biens que convoitaient leur volupté et leur avarice. » Et la volupté et l’avarice n’étaient point les seuls défauts de ces personnages sacrés. Ils en avaient encore une foule d’autres, tels qu’un orgueil illimité et un respect limité pour le bien d’autrui.

Monseigneur de Saint-Paul-Trois-Châteaux ayant commis l’imprudence de ne les point inviter à une réunion qu’il venait d’établir, nos deux bandits, froissés d’un pareil manque d’égards, s’y rendent quand même, en armes, suivis de quelques malandrins de leur garde d’honneur.

Ils font irruption dans la salle du conseil, tuent ou blessent prêtres et laïques, jettent, pêle-mêle, les meubles par les fenêtres, « après quoi se retirent, emportant la vaisselle précieuse et les objets d’art ».

Monseigneur de Saint-Paul-Trois-Châteaux n’eut rien de plus pressé, il va sans dire, que de se plaindre.

Mandés devant un concile, en 567, Sagittarius et Salonius sont déposés ; trois ans après, Jean III, montant sur le trône de saint Pierre, les rétablit,

Cette disgrâce les a-t-elle rendus plus sages ? Pas plus. À peine recoiffés de la mitre, les voilà de nouveau écumeurs de routes. Ils échangent la houlette contre la framée, guerroient un peu partout…

Sur la ligne de Gap.

« Ce sont les seuls, gémit Grégoire de Tours, que la Gaule ait vus couverts de casques et de cuirasses. »

Enfin la cour de Rome ne pouvait tolérer davantage de pareils pasteurs d’âmes. Le troupeau se plaignait. Le primat des Gaules convoqua un synode : les deux frères furent condamnés à la réclusion, jusqu’à la mort, dans l’abbaye de Saint-Marcel.

Un saint : Arigius — saint Arey — leur succéda. C’était dans l’ordre.

Belle figure, à moitié voilée par la légende, mais ce qui s’en dégage de vérité laisse comprendre l’homme : une volonté, une force. Tout jeune encore, il assiste au concile de Macon, y défend Didier, évêque de Vienne, poursuivi par Brunehaut. Celle-ci, furieuse, lui fait fermer les portes de son église. Défense vaine : les portes s’ouvrent subitement, poussées par la force divine.

« Le doux prélat, raconte Raymond Juvénis, se dérobait souvent la nuit pour aller prier dans la chapelle de Saint-Mammert, martyr. Un jour, sur le chemin, près d’une fontaine — celle des Asses — les anges qui le guidaient lui firent voir une troupe de démons s’entretenant des maux qu’ils avaient inspirés. L’un, entre autres, se vantait d’avoir fait tomber un pontife dans le péché d’incontinence. Ce pontife devait célébrer prochainement la messe et consacrer les saintes huiles.

« Arey commanda aux démons de le porter à Rome. Il se présenta avant la cérémonie, vit le pontife. Et le pontife s’humilia, reçut l’absolution, ce qui lui permit d’officier sans crainte de péché. »

Invasion des Sarrasins qui, repoussés par Charles Martel, cherchent un asile dans les Alpes et s’y maintiennent deux siècles, à Gap, à Embrun, à la Valpute (Vallouise). Tyrannie, misère : la famine décime les villages. Enfin on chasse l’Infidèle. Le peuple sera-t-il plus heureux ? Non. Il a changé de maître, voilà tout.

Ce sont maintenant les évêques et les seigneurs. Les évêques prennent, les seigneurs prennent : … des monastères, des fiefs s’installent, achetant le sol à vil prix.

La situation est intenable. Citadins et paysans protestent, adressent prière sur prière. Effets nuls. Il faut d’autres moyens ; il faut se battre.

Le 4 mai 1281, les bourgeois cernent le palais épiscopal, s’emparent de tous les grands dignitaires et les emprisonnent. Mais bientôt ils ont peur de cet acte de force et relâchent leurs otages.

Faute grave, qu’ils ne tarderont point à payer cher.

Appelé par courriers forcés, le comte de Provence marche à la tête de 5,000 hommes et s’empare de la place, après un siège de quelques jours.

Et la vie devient de plus en plus difficile aux pauvres Gapençais — et cette vie bigarrée de cachots et d’exécutions capitales pour les récalcitrants, de séquestres de biens pour les simples suspects, dura jusqu’au 7 mai 1378. — Cent ans !

À cette date intervint un traité de paix entre Mgr Jacques Artaud et les consuls. L’un des articles de ce traité portait que les habitants « ne seroient tenus de donner asile à l’évêque qu’il n’eût approuvé, ratifié et juré toutes les franchises et immunités contenues en icelui et en tous autres passés entre les évêques ses prédécesseurs et la ville ; qu’au surplus l’évêque ne pourroit exiger aucun hommage des habitants qu’après avoir donné un dîner honorable à tous les mâles de la cité ».

On voit figurer dans cet acte des envoyés du pape Clément VII et, entre autres, le fameux François Borelly, grand inquisiteur de la foi dans les provinces d’Arles, d’Aix, d’Embrun et de Vienne. C’est par la médiation de ce terrible moine que furent maintenues et confirmées les libertés municipales.

Gap. — Vue générale.

Jacques Artaud le jura sur l’Évangile, et chose extraordinaire, son serment, il le tint.

Mais arriva Gaucher de Céreste, comte de Forcalquier, — et avec lui toutes ces bonnes résolutions furent perdues — perdues, libertés et franchises !…

Les Gapençais, retombant sous la tyrannie, cherchèrent de nouveau la révolte. Afin de leur apprendre à supporter sans humeur ses écarts de justice, leur maître les condamna à 12,000 florins d’amende, payables en or. Durant un mois, la malheureuse ville travailla pour sa dette : les femmes filèrent, les hommes s’en allèrent couper les sapins jusqu’au val Gaudema. Céreste ne se laissa pas désarmer devant de si douloureux efforts. Loin de diminuer, son despotisme s’accrut du peu de résistance qu’on lui opposait. Il était cruel. Il le devint davantage, jamais ne trouvant ses exigences satisfaites.

Il avait des haines terribles.

Jean de Montrosier veut résister à sa puissance. Il le traque, le menace de mort. Ce dernier, prévenu par des amis fidèles, se réfugie dans l’église de la commanderie de Saint-Jean-de-Jérusalem.

L’asile est sacré ; il n’essayera pas de l’en arracher par la force. C’est par la faim qu’il espère le réduire. Il fait dresser un échafaud contre le portail. Tous les fidèles qui vont assister aux offices sont fouillés avec soin. Des jeunes filles, soupçonnées de porter sous leurs vêtements des provisions destinées à sa victime, sont mises nues sur la place publique et fouettées jusqu’au sang par le bourreau.

La fuite seule peut soustraire le peuple à ces infâmes traitements. Sept cents familles rassemblent leurs dernières hardes, et à pied, en plein hiver, à travers les neiges des hauts défilés, gagnent le Champsaur…

Cependant Luther approchait. Sa grande voix devait être comprise ici surtout, en ce pays d’exactions et de désordres.

Vers 1560, Guillaume Farel, infatigable, éloquent, propage la Réforme. Il prêche dans un vieux moulin abandonné, au bord de la Luye. On lui coupe la parole, on lui lance des pierres… Sans un mouvement de révolte, il persiste et rompt la défiance autour de lui. On l’écoute alors, on l’encourage à parler plus longtemps et mieux encore :

« Braves chrétiens, on vous vend la dispense des œuvres. Remettez l’argent dans vos poches. Dieu vous sauve gratis. Des œuvres, la seule nécessaire, c’est de croire en lui, de l’aimer. Quoi ! Dieu est mort pour vous, et il n’y aurait pas assez de sang d’un Dieu pour laver tous les péchés de la terre ! »

Bientôt le mouvement gagne, et vient le jour où le nouvel apôtre chasse les catholiques de la cathédrale de Sainte-Colombe.

Cependant les catholiques sont toujours les plus forts. Ils s’emparent de l’hérésiarque, le jettent au fond d’un cachot. Ses partisans le délivrent en le faisant glisser le long d’une corde contre les barreaux de la fenêtre.

Et c’est au tour des protestants d’être les plus forts. Ils se rendent vainqueurs des principales villes du Dauphiné. Gap est à eux, le 1er mai 1562.

Pas longtemps. Nos catholiques reviennent à la charge et triomphent…

Catholiques et protestants, protestants et catholiques. Gap passera aux uns et aux autres ; mais qu’il soit à ceux-ci, ou qu’il soit à ceux-là, ses habitants n’en continueront pas moins de mourir de misère, accablés de charges, ruinés par les longs assauts qu’ils soutiennent.

Et, comble d’infortune, voici que Lesdiguières intervient et mène énergiquement campagne.

Son premier siège dure près de deux ans, avec, il est vrai, une suspension d’hostilités de six mois. Nicolas Chorier raconte que pendant cette trêve les camps ennemis se visitaient volontiers.

À Gap. — Le pont de Burle sur le torrent de Bonne.

« Un soir, François de Bonne rencontra des femmes qui s’esbattaient dans un verger et se réjouissaient du chant de l’une d’elles. »

— Comment, fit le galant capitaine, vos maris vous privent de musique ! C’est mal à eux ! Mais patientez quelques heures et je réparerai cet oubli : je vous promets des violons pour le lendemain.

Le lendemain, en effet, il y avait des violons. Seulement, ce n’étaient pas sans doute sur ceux-là que comptaient ces dames. La trêve expirant cette nuit même, notre futur connétable avait remplacé ses rubebbes par de solides coulevrines qui faisaient plus de bruit que de jolie musique… On dansa mal ce jour-là dans le clan papiste.

Enfin le roi de Navarre devint Henri IV. Les adversaires de la veille trouvèrent un terrain d’entente en signant tous ensemble la charte. Et depuis ils vécurent en bons voisins.

Ici finit l’histoire des tribulations de Gap.

Cependant, pour des siècles encore, Gap devait garder comme une sorte de méfiance à l’adresse de ses suzerains, une sorte de susceptibilité quasi maladive, la susceptibilité de ceux qui ont souffert et se souviennent trop de leurs souffrances.

En 1740, les magistrats municipaux, autorisés par le Parlement, rendaient un arrêt leur accordant « le droit d’entrée dans le chœur de la cathédrale, par la grande porte, pourvu que la messe ne fût pas commencée, et de n’en sortir qu’après l’évêque ».

Peu de temps après, le consul François Barbier prenait au collet Mgr de Caritat et le forçait à accompagner les corps constitués jusqu’au seuil de son évêché, selon les us et coutumes.

« Le caractère des Gapençais, a dit le baron Ladoucette, est de rester libre sous toutes les autorités et de ne se passionner pour aucune gloire. » Nouvel exemple :

En 1808, n’est-ce pas aussi un maire de Gap qui refuse, au bas de ses lettres, du respect à son préfet ? Tout au plus consent-il à lui offrir de la considération. Cette grande querelle est portée devant le ministre, qui ordonne le rétablissement de l’ancienne formule : respect et considération.

Vexė, M. le maire démissionne et son conseil municipal démissionne avec lui.

Quand je vous le disais que nous étions intraitables ! Mais nous avons changé. Si vous saviez quelles bonnes gens pacifiques nous sommes aujourd’hui ! Combien ce passé est passé, loin de nous !

Nous avons aujourd’hui ce calme que donnent nos rues étroites, courtaudes, pavées de cailloux en forme d’œufs d’autruche. Nous avons des étables, dans ces rues, des monticules de tessons de bouteilles et de trognons de choux, des rigoles jaunes de purin et d’eau de vaisselle ; nous avons des traîneaux, seul genre de voiture pouvant affronter la mauvaise humeur des chaussées ; et nous avons le tambour de ville, tous les après midi.

Rrran, rrran… deux roulements :

« On vous fait assavoir que dimanche prochain, dans la salle de la mairie, aura lieu… »

Rrran, rrran… deux autres roulements.

Et le tambour de ville s’en va plus loin, roulant sa caisse, suivi d’une nuée de gros moutards se cognant et braillant, la chemise à l’air.

Mais voici le boulevard de la Liberté et puis l’avenue Carnot — l’inévitable avenue Carnot — bordée de cafés et de magasins flambants. Ça, c’est du Gap moderne ; ça, c’est du Gap bien tourné !

Dirai-je aussi les bords de la Luye, la promenade, une allée de noyers énormes plantés sur les revers de la route d’Embrun ; le jardin départemental,


Les ruines de Tallard.
champ intéressant d’expériences où l’on cultive, avec des engrais divers, la vigne et les fourrages ?…

Dirai-je l’église de style romano-gothique, l’hôtel de ville, vieux de 1743 et la statue tombale du connétable, un chef-d’œuvre de Richier ?

Et Tallard ? Ses ruines saignantes au soleil couchant, dont il ne reste que le donjon, la chapelle et les tours…

Les tours datant du xe siècle, œuvre des Sarrasins. Quant à l’élégante chapelle qui sortit presque intacte de l’incendie de 1692, allumé par les Piémontais lorsqu’ils envahirent le pays sous la conduite de leur roi, on nous apprend que les fondements en furent jetés par Bernardin de Clermont, premier grand baron dauphinois, et que ce travail ne prit fin qu’avec Antoine, son fils, en 1546.

« Grâce à Bernardin, le vieux donjon devint une des plus belles résidences de la province. La partie septentrionale était destinée aux hommes d’armes ; de ce côté se trouvait l’unique entrée du château que fermait une lourde porte de chêne et que défendaient les canons de trois tours, dont les feux s’entre-croisaient ; celle de l’angle nord-ouest servait de prison : le triple rang de barres de fer qu’on voit encore le prouve. La salle des armures, en partie conservée, occupait de ce côté tout le premier étage ; on y remarque une cheminée monumentale et surtout des fenêtres à croisillons d’un goût très pur.

« L’habitation, vaste corps de bâtiment, était élevée de quatre étages. Sur l’entrée principale s’ouvrait un corridor conduisant à la salle d’honneur ornée de peintures. Un large escalier, dont il ne reste que quelques vestiges, desservait les appartements supérieurs.

« Les archives de Tallard, écrit M. Taillas, avaient été conservées avec soin jusqu’à la Révolution. Un inventaire des titres et documents de tout genre possédés par la maison avait été dressé par un religieux du nom de Ripert. 1793 livra aux flammes les anciens terriers et les registres des censes féodales. Le reste des papiers communaux échappa à l’autodafé, mais on les jeta pêle-mêle dans un lieu ouvert au public où, pendant de longues années, chacun alla s’approvisionner. On a retrouvé cependant des comptes consulaires, de nombreux registres de délibération — et leur lecture excite un vif intérêt. On se reporte à plusieurs siècles en arrière, au milieu d’une petite République s’administrant avec une complète indépendance, ne subissant nul contrôle dans la gestion de ses finances, tenant ses conseils et ses comices dans lesquels chaque père de famille avait le double droit de vote et d’éligibilité. On peut y suivre les péripéties de la guerre soutenue contre les huguenots au xvie siècle… À une époque antérieure, apparaît la trace de la charte de privilèges concédée par la famille d’Orange à la communauté, et l’on est frappé du zèle avec lequel les magistrats municipaux ont surveillé le respect de leurs privilèges et la vigueur avec laquelle ils ont su les défendre, sans jamais se départir des formes de droit, contre les maisons qui ont successivement possédé le fief. »

L’organisation de Tallard était simple et pourrait servir de modèle à ceux qui perdent leur temps à la recherche du meilleur système gouvernemental :

D’abord deux consuls ne devant compte de leurs actes qu’à leurs concitoyens, le secrétaire, les communaux chargés de prononcer sur les difficultés relatives aux limites, enfin les péréquateurs des tailles, les peseurs publics et les gardes.

Les consuls convoquaient le conseil général toutes les fois qu’une question grave surgissait. Le sergent de la cité annonçait par rues et par carrefours la date de réunion, et au jour dit, la réunion se tenait dans une ancienne chapelle consacrée à saint Grégoire. C’était pour tous les chefs de famille une obligation d’y assister.

Près de Tallard, à la Bâtie-Neuve-le-Laus, dans une vaste plaine schisteuse balayée par les vents, Benoîte Rencurel, la bergère, vit, un soir, la Vierge Marie.

L’archevêque d’Embrun éleva, en 1667, une église sur le lieu même de l’apparition. Des pèlerinages s’organisèrent ; Benoite fit des miracles. Une jeune fille, fort grièvement malade, allait mourir. La bienheureuse intercéda pour elle. La jeune fille était sauvée. Sauvé pareillement, Georges d’Aubusson, atteint de mal caduc.

« La plénitude des grâces coulait des doigts de la voyante en flots d’huile. » Elle avait horreur du péché, elle le sentait comme on sent à la piste une bête puante. Et l’odeur parfois la poursuivait à ce point, qu’elle se tamponnait le nez à l’aide de son mouchoir.

Elle sentait le péché, elle le voyait aussi. Les gens que la luxure domine

La Bâtie-Neuve-le-Laus.
lui apparaissent avec des cornes au front. Elle dit à un curé paillard : « Oh ! comme vous étiez noir, ce matin, en célébrant votre messe ! » Et elle dit à un notaire hypocrite et menteur d’avoir tôt à se confesser, « car les flammes de l’enfer courent sur sa tête ».

Enfin, suprême récompense, dernier témoignage des bontés célestes, elle est stigmatisée. Elle gravit la montagne des Oliviers, porte la croix :

— Mon doux Seigneur, si vous restez ainsi, je meurs de douleur !

— Ma fille, répond Jésus, je me montre à vous de la sorte, afin que vous participiez à ma Passion.

Depuis ce moment, tous les vendredis, elle est crucifiée. Elle reste étendue sur son lit, les bras éployés, les pieds croisés, roide, immobile, « moins flexible en tout son corps qu’une barre de fer ». Quand elle revient de ses extases, ce sont des bonheurs éperdus, des trouées vers l’au delà, des gerbes de fleurs paradisiaques qui s’effeuillent sur son âme et la parfument. De ce qui l’entoure, elle n’a conscience de rien. Sa vie se passe dans une divine ébriété, et quand elle meurt à soixante-dix ans, c’est à peine si elle se souvient d’avoir vécu.

Embrun. La cathédrale.


… Tout de même, un peu trop toujours pareille cette plaine, semée de fagnes, barbelée de roches pointues, avec la Durance qui s’embarrasse dans ses gravats…

En passant, nous vous présenterons, avec M. Ad. Joanne, un stock de villages : Chorges, l’ancienne capitale des Caturiges, Chorges à qui Néron accorda le droit de latinité. — Bien déchue, Chorges la latine !

Prunières, à l’entrée des Basses Alpes ; Savines, dont on ne dirait que le nom, s’il n’avait pour le grandir la cime hardie du Grand Morgon…

Et encore la vallée s’élargissant ; encore des sapins qui montent, des torrents qui descendent ; encore des villages et des châteaux, des champs et des prairies de velours verts laqués.

Embrun sur une motte rocheuse, à pic du côté de la Durance. Dans l’air sec qui brûle et poudroie, son clocher et sa tour massive s’enlèvent en reliefs aux lignes bleues.

Étroite, grise, l’air rogue, puritain, ville sainte et ville forte autrefois, et maintenant à peine une ville : un gros bourg pavé, suivant la mode alpine, de roman tique façon. Mais dans ces ruelles tirebouchonnées, le moyen âge est là qui vous guette au pied de chaque mur. À chaque détour, il semble qu’on va voir surgir la silhouette arrondie d’un moine ragot ou celle plus aiguisée de quelque procureur monté sur son roussin. On dirait d’un chapitre des Grandes Chroniques illustré par Pils.

Maisons à étages en encorbellements, tourelles, pignons, gargouilles, portes basses couronnées de têtes de licornes, de chèvres ou de lions, restes d’anciennes communautés religieuses, fontaines d’albâtre frappées d’écussons. La Tour Brune, œuvre de Gontran, roi de Bourgogne et, par dessus tout, la cathédrale, d’une magnifique pesanteur romane. Son portail (qui me rappelle celui de San-Zeno à Vérone), précédé d’un porche, dont la toiture s’appuie sur des colonnes de marbre ; sa façade, refaite au xiiie siècle, percée d’une grande rose en forme de roue ; les voûtes de sa nef en plein cintre sur croisées d’arceaux. Dans le tympan, la figure symbolique du Christ, entourée des quatre évangélistes ; au Baptismal, des corps d’animaux sculptés avec cette science du grotesque qu’avaient les artistes chrétiens ; des boiseries découpées en dentelles…

Embrun. — Passage de la Clapisse.



Et ce que Granet seul a su rendre : les tons vert-de-grisés de la pierre qui s’effrite, croule humide en longues traînées lépreuses, ce jour a pâli qui pénètre par les vitraux et vient allumer des flammes sépulcrales aux tabernacles de l’autel, cette odeur indéfinissable de moisissure et d’encens… Tout ce moyen âge qui ne veut pas vous quitter, pas plus ici que dans la rue et vous fait voir, là, distinctement, sur les dalles, agenouillé, un chevalier chaussé de soles de fer, priant dévotement pour le succès de ses armes…

Et il n’est pas le seul en prière. Avant lui s’est agenouillé un petit homme vêtu de gros drap roux, coiffé d’un chapeau pointu garni de médailles en plomb.

Ce petit homme, c’est notre compère Louis XI, fervent adorateur de Marie. Il se frappe humblement la poitrine, humblement avoue sa dernière douzaine de méfaits, humblement proclame sa foi unique, profonde « en la très sainte Mère de Notre-Seigneur, fils de Dieu ».

Paroles que tout cela, et les paroles coûtent peu. Dès qu’il s’agit de tenir promesses, ça coûte plus cher. Adieu promesses !

Il truque avec la Vierge, comme il truquera plus tard avec Charles le Téméraire et le comte de Melun. Il fait vœu de lui offrir de belles orgues, dont les tuyaux seront d’argent et, en secret, recommande aux facteurs de remplacer cet argent par du plomb.

Il fait vœu de lui édifier deux grilles de cancel, relevées d’or massif ;
Dessin original de Félix.



mais Notre-Dame ayant négligé de l’assister dans un de ses récents tours, il lui retire les grilles, la boude, et finalement, l’abandonne au profit de saint Joseph… Compère Louis XI ne donnait rien pour rien.

… Messieurs d’Embrun, vos ancêtres étaient, parait-il, fort laids. Tite-Live rapporte que lorsque Marius conduisit ses phalanges contre eux, les Romains, « épouvantés de leur aspect farouche », furent quinze jours avant d’oser engager le combat.

Qui les aurait reconnus, ces moitiés d’ours, deux cents ans plus tard, alors qu’Hadrien élève leur capitale au premier rang de la Gaule alpine ? Et, plus tard encore, après le triomphe du christianisme, quand saint Marcellin les sauve de l’invasion des Vandales, « en pénétrant dans le camp ennemi, précédé d’une croix de feu descendue du ciel… ».

Depuis le ve siècle jusqu’en 1789, l’histoire ici se confond avec celle de Gap. L’archevêque est seigneur temporel ; « il bat monnaie, il est prince,
Dessins originaux de Baster.
et bientôt, sous les empereurs d’Allemagne, chevalier de l’Empire ». Les

Embrun. — Porche de la Cathédrale.
deux villes résistent à son pouvoir…

Puis arrive la Ligue ; Lesdiguières vainqueur ; Louis XIII, qui ordonne la démolition du château « à fins d’empêcher les protestants de le transformer en centre de résistance ; le duc de Savoie, qui s’empare de la forteresse brune après treize jours de bombardement…

Histoire heurtée, vire-voltes, surprises, coups de main où s’affirment, de plus en plus fortes, les vertus essentielles des races montagnardes : les vertus républicaines.

Massif du Pelvoux.

… Par les venettes désertes, la nuit close…

Des lumignons tremblotent au ras des portes, éclairent de lueurs confuses des intérieurs bibliques : la famille, depuis l’aïeul jusqu’aux gosses, mangeant la soupe, silencieuse autour du pétrin.

Sur la grand’place, de rares boutiques ouvertes. Les cafés, aux tables rangées le long des trottoirs en cailloutis :
Cathédrale d’Embrun.
Les grandes orgues données par Louis XIII.
quelques manilleurs, quelques fervents de la poule au gibier, trois ou quatre fantassins, les coudes lourds, fumant devant un litre de vinasse… Un ronronnement de paroles qui monte, s’enfle par saccades, quand les discussions tournent à l’aigre mais bientôt le calme qui revient, les conversations qui tombent, les masques qui, de nouveau, s’assoupissent indifférents…

À onze heures, les lumières s’éteignent, l’aubergiste ferme les volets de sa devanture, les clients s’en vont lents, un par un, martelant le sol dur de leurs semelles ferrées, et la grand place n’est plus alors qu’un trou d’ombre sous le ciel d’un bleu d’encre criblé d’étoiles.

Bon moment pour faire de la biographie embrunaise ! Je m’en vais, à l’aveugle, à travers les labyrinthes de ruelles, au milieu des flaques d’eau.

En lesquels de ces murs à lézardes naquit Jean Morel, l’ami et le conseiller d’Érasme ?

En lesquels de ces murs,… Jacques-Jacques, le bon chanoine, qui n’avait, disait-il, de double que le nom. Jacques-Jacques, le poète du Faut mourir ! ou les excuses inutiles que l’on apporte à cette nécessité ?

Et Jean Comiers, le médecin de Louis XIV, et Claude Comiers, son frère, l’auteur du Traité des prophéties et de l’Homme artificiel anémoscope ?

Impossible de savoir… Les maisons ne me laissent rien deviner de leurs façades. Il fait noir comme à l’entrée d’une caverne de sorciers. Dans ce noir, j’ai l’air fantomatique de l’infortuné Pierre Schlemyl courant après son ombre.

Arrêtons-nous, car, à continuer de la sorte, je risquerais d’être pris par la police pour quelque dangereux malfaiteur. Regagnons l’hôtel. Mes fenêtres donnent sur une vaste terrasse commandant la plaine.

La plaine aux contours noyés d’ombres violettes, que la lune, se détachant en globe d’or, au milieu du ciel, poudre de blancheurs perlées. La Durance fuit très blanche aussi, entre ses digues blanches… Au delà, sur sa rive gauche, la chaîne prolongée des Alpes dessine de monstrueuses choses qui s’entassent et ne s’arrêtent qu’à la ligne de feu des étoiles.

Et, tout près de nous, les anfractuosités des roches sur lesquelles a poussé Embrun. Des jardins, des villas en corniches, des carrés de vignes phosphorescents, des toits et des murailles qui émergent d’une buée de cendre, le clocher de la cathédrale et le donjon du roi Gontran, dressés ainsi que des calvaires. Paysage frigide, marmoréen, fresque de Puvis. Un bruit s’élève confus de la Durance « roulant ses peines et ses pierres » ; un coq chante les premières heures…

Et le bruit de la Durance, et le chant du coq, et le glou-glou monotone des fontaines tombant dans leurs vasques de fer, c’est tout le présent d’Embrun.

La vieille métropole, chargée de siècles et de gloires, lasse de son passé, attend la fin comme ces héros d’Eschyle qui, jugeant leur œuvre accomplie, s’enveloppaient de leur armure et regardaient venir la mort.

À Gap. – La statue du préfet Ladoucette.