Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 161-174).

La Salette.

CHAPITRE XI


De Saint-Georges-de-Commiers à la Mure. — Sur les flancs du Conex. – La vallée de la Motte. — La Motte-les-Bains et le château de Venterol. — Aveillans. — En Mateysine. — Mateysine et Mateysins. – La Mure. — Une industrie oubliée : la clouterie. — Encore des guerres de religion. — Le duc de Mayenne et la « Cotte rouge ». — À travers les collines de Ponsonnas. — La Bonne. — Pierre-Châtel et son lac. — Laffrey et ses lacs. — Au pied de l’Obiou. — Vue sur le Devoluy. — Pays de Beaumont et Valbonnais. — Quelques hameaux : Saint-Pierre-de-Méaroz, Saint-Laurent, la Salle, Quet-en-Beaumont. — Corps. — Notre-Dame de la Salette.
La Motte-les-Bains.
Château de Venterol.


En bas, c’était la nuit descendant en spirales dans d’immenses puits ; en haut, c’étaient, à perte de vue, des groupes de montagnes escaladant le ciel.

Le train montait, en soufflant, tournant sur lui-même tel qu’une toupie, descendait dans des tunnels, s’engouffrait sous la terre, paraissait refouler devant lui le jour ; puis il sortait dans un hallali de lumière, revenait sur ses pas, se dérobait dans un nouveau trou, puis ressortait encore dans un bruit strident de sifflets et un fracas assourdissant de roues, et courait sur des lacets taillés en pleine roche, sur le flanc des monts.

Ligne de la Mure. — Les viaducs de Loulla.

Et, subitement, les pics s’étaient écartés, une énorme éclaircie avait inondé le train de lueurs ; le paysage avait surgi, terrible, de toutes parts. Le Drac apparaissait au fond du précipice. Un serpent liquide qui rampait et se tordait, colossal, entre des rocs, ainsi qu’entre les crocs d’un gouffre.

Par instant, en effet, ce reptile se redressait, se jetait sur des quartiers de rochers qui le mordaient au passage, et, comme empoisonnées par ce coup de dent, les eaux changeaient ; elles perdaient leur couleur d’acier, blanchissaient, en moussant, se muaient en un bain de son ; puis le Drac accélérait sa fuite, se ruait dans l’ombre des gorges, s’attardait, au soleil, sur des lits de graviers et s’y vautrait ; il rassemblait encore ses rigoles dispersées, reprenait sa course, s’écaillait de pellicules semblables à la crème irisée du plomb qui bout ; et, plus loin, il déroulait ses anneaux et disparaissait, en pelant, laissant après lui sur le sol un épiderme blanc et grenelé de cailloux, une peau de sable sec.

Et ce qui était non moins atterrant que la monstrueuse profondeur de ces gouffres, c’était, lorsqu’on relevait la tête, la vue de l’assaut furieux, exaspéré, des pics. On était positivement dans cette voiture entre le ciel et la terre… On filait, suspendu en l’air, à des hauteurs vertigineuses, sur d’interminables balcons, sans balustrades ; et, au-dessous, les falaises dévalaient en avalanche, tombaient abruptes, nues, sans une végétation,
Ligne de la Mure. — Le viaduc de la Clapisse.
sans un arbre ; par endroits, elles paraissaient fendues à coups de hache dans d’immenses amas de bois pétrifié ; par d’autres, coupées dans des blocs exfoliés d’ardoise.

Et tout autour un cirque s’ouvrait de montagnes sans fin, couvrant le ciel, se superposant les unes sur les autres, barrant le passage des nuées, arrêtant la marche en avant du ciel…



Ligne de la Mure. — Passage de la Clapisse.
Le paysage était sinistre ; l’on éprouvait un extraordinaire malaise à le contempler, peut-être parce qu’il déroutait cette idée de l’infini qui est en nous. Le firmament n’était plus qu’un accessoire relégué, tel qu’un rebut, sur le sommet délaissé des monts, et l’abîme devenait tout. Il diminuait, il rapetissait le ciel, substituant aux splendeurs des espaces éternels la splendeur de ses gouffres.

C’est en ces termes que Durtal, le Durtal de Huysmans, décrit magnifiquement l’effroi du site qu’il traversa entre Saint-Georges-de-Commiers et la Mure, « son effarement en wagon lorsque le train passait lentement au-dessus des gouffres »…

Des torrents croulant dans les pierres, des coulées granitiques encore baveuses, à pic sur le Drac, resserré, réduit en rien… Et soudain, la négation même de toutes ces terreurs : l’épanouissement de la vallée de la Motte, une vallée verte de végétation jamais lasse, d’une fraicheur que ne diminuent point les plus forts étés. Une vallée coupée de cultures et de prairies, de sapins et de noyeraies — avec, plantés net en son milieu, son gros bourg et son château de Venterol, transformé en hôtel thermal où l’on traite les névrosés et les goutteux ; Aveillans et ses mines d’anthracite,

Ligne de la Mure. — Passage de la Rivoire.
vaste bassin de près de 4,000 hectares, aux galeries horizontales, profondément entaillées dans la chair vive des roches.

Et la locomotive reprend sa route d’acrobate, troue quelques tunnels, enjambe quelques ravins, débouche en pleine Mateysine, une autre vallée rattachant le groupe de l’Obiou au Graisivaudan.

On dit : « rusé comme un Mateysin » ; on a raison de le dire. Le Mateysin ne s’étant point mêlé aux familles nombreuses d’étrangers du Nord, qui, vers le ive siècle, inondèrent les Gaules, il semble qu’il ait gardé de cet isolement une sorte de supériorité d’intelligence, qui se traduit par une aptitude spéciale au négoce. Ainsi s’expriment de très savants ethnographes.

Bien parlé, les ethnographes ! Pour une fois que cela vous arrive, nous vous devons des félicitations !

Oui, le Mateysin est un « roublard », et c’est surtout dans la vente ou dans l’achat que sa roublardise éclate. D’intellectualité, il en a peu, et peu s’en soucie. Je doute qu’il cherche à résoudre ces problèmes qui divisent aujourd’hui la France, à savoir le symbolisme dans la statue de Balzac et la part de Wagner dans la musique de M. Vincent d’Indy. Parlez-lui d’un cheval ou d’un champeau, à la bonne heure, il vous écoutera et vous mettra dedans, s’il le peut ! Qui n’a pas vu traiter une affaire par un maquignon de Peychagnard s’est privé d’un beau spectacle. Les engagements durent quatre heures — et le lendemain, et le surlendemain reprennent pour quatre heures encore, chaque partie n’en voulant point démordre et reprochant à l’autre son âpreté de gain. Mais quand les hésitations cessent, quand la signature se pose au bas du reçu, rendons-leur cette justice : c’est qu’il n’est pas fournisseurs plus scrupuleux ou débiteurs plus exacts…

Saint-Georges-de-Cormiers.

Nous venons de voir le Mateysin, voyons maintenant sa capitale : la Mure. Une grande rue cerclant la ville, avec lumière électrique, fontaines abondantes, hôtel de ville monumental, abritant M. Chion-Ducollet, ce maire légendaire, aussi monumental que son édifice. Le tout fort mal pavé de silex pointus sur lesquels on ne saurait marcher qu’en appuyant légèrement les pieds, à la façon des ours dansant la gavotte.

Il fait froid à la Mure, il tombe souvent de la neige, et quand il vente, on dirait le quatrième acte du Tannhauser. Est-ce à cause de ces trois inconvénients que le commerce y est très actif (toiles d’emballage, ganterie, charbons). Peut-être ? Il est à remarquer, en effet, que les hommes ont, dès l’âge de pierre, constamment choisi pour s’y réunir les lieux du monde les moins préparés par la nature à les abriter et à leur assurer subsistance. C’est une loi que nous devrons constater ici, sans avoir, il va sans dire, l’arrière-pensée d’essayer d’en changer, en quoi que ce soit, la marche séculaire…

La vallée de la Motte.

Donc la Mure est froide, pluvieuse, neigeuse, venteuse, et, malgré le froid, le vent, la pluie et la neige, son trafic atteint un chiffre élevé, moins élevé que jadis cependant. Les habitants, en dehors de leurs toiles et de leurs mines, avaient, il y a une trentaine d’années, la fabrication des clous. Ils ne l’ont plus : la mécanique a tué la clouterie à la main, la seule qu’ils connaissaient. On aperçoit encore dans les hameaux du massif d’Aveillans des bicoques en ruines, débris d’anciennes forges. Ces aïeules fonctionnaient de façon originale : « Elles avaient leur feu alimenté par l’air que l’eau poussait en se précipitant dans un tronc d’arbre posé, suivant sa longueur, et plongeant perpendiculairement dans un tonneau. Un autre tube remontait de la partie supérieure de ce tonneau et se dirigeait, par son extrémité libre, près du foyer. Le soufflet était de la sorte sans cesse en activité. »

Ici et partout, et toujours, des souvenirs de luttes religieuses ! De ce sombre xvie siècle monte une odeur de charnier ! Pas un coin d’Alpes qui
La Mure.
n’ait eu le sien. Un jour, quelque auteur découvrira que les papistes poursuivirent les hérétiques jusqu’aux cimes de Vallouise, à travers les glaciers du Sélé — et sa découverte ne nous surprendra point.

Route de Laffrey.

Il fallait déjà être enragé pour oser franchir, en 1580, les gorges du Drac, avec une armée de 8,000 hommes. C’est pourtant ce que tenta le gros duc de Mayenne contre les huguenots mateysins. Sans succès d’abord. Nos huguenots se défendirent avec acharnement. Tous prirent les armes — jusqu’aux femmes. Une d’elles, que ses compagnons avaient surnommée la Cotte rouge, à cause de la couleur de son vêtement, resta jusqu’au bout sur la brèche : aux assauts, aux sorties, aux fascines, et, hasard extraordinaire, jamais ne fut blessée ! (Ce qui est moins extraordinaire, c’est que la bataille finie, personne ne songea même à la féliciter. Héroïne obscure : ses compatriotes oublièrent jusqu’à son nom !)

Le siège durait depuis un mois. Mais Mayenne savait attendre, certain du succès. Sans vivres, sans munitions, qu’espéraient donc ses ennemis ?

Ils se rendirent, après avoir brûlé maisons et citadelle. Et deux règnes s’écoulèrent durant lesquels, au milieu des fureurs de la Ligue, ces héroïques entêtés restèrent fidèles à leur Réforme. Vers 1630 seulement, ils revinrent au culte catholique.

Lacs de Laffrey.

Il semble, puisqu’ils faisaient tant que de le reprendre, qu’ils eussent mieux fait de ne jamais le quitter…

Passons… Il y a devant nous, aux abords de l’ancienne place forte, des terres d’aspect assez rébarbatif. « La grande végétation ne s’est pas emparée de ce fond d’un ancien lac entouré de hauts sommets couverts de pâturages. » On sent que nous sommes loin de l’heureux Graisivaudan ; nous sommes dans la montagne, la vraie ! Une ambiance dure, âpre, d’aquarelle romantique.

Quittons nos pipeaux, les airs d’églogues ne s’entendent plus au large des guérets de Cotte rouge !

Nous les retrouverons tantôt, sur le chemin qui mène à Laffrey, à travers les hogues vertes de Ponsonnas.

Là, alors, c’en est un foisonnement de cultures cossues ! Les champs rectangulaires sont peignés, lissés, rasés, coupés, passés au shampoing, tous les jours, par les eaux de la Bonne, émincées en rigoles.

Nous arrivons à Pierre-Châtel, drôle de village aux pignons semblables à ceux des fermes hollandaises.

Pierre-Châtel et son lac, une nappe aux larges modulations de bleu, une versée de saphir barrée de frissons et sur ses bords, en amphithéâtre, des gloriettes et des chalets.

Bientôt nous verrons s’ouvrir des profondeurs de combes ; nous verrons la descente de Sechilienne traversée par la Romanche ; nous verrons des murs de roches qui semblent avoir été disjoints à coups de foudre : l’entrée des gorges de l’Oisans – et de tous côtés, comme les parois d’un immense entonnoir, les culées de Taillefer, de Belledonne et des Chartreuses. Et puis encore des lacs, encaissés entre deux coteaux, ourlés de bouquets de bois et de moelleuses prairies : Petit-Chat, le grand lac de Laffrey, dominé par les schistes du Grand-Serre, le Lac-Mort, dégringolant de cascade en cascade…

Grand lac de Laffrey.

Les gentils, jolis, coquets, mignons coins de nature ! Ça semble fait en porcelaine ou en sucre ! On n’ose s’asseoir sur l’herbe, de peur de la ternir ; on n’ose se baigner dans ces eaux, de peur d’en troubler la pureté et d’être poursuivi pour viol par le garde champêtre.

Corps.

Les amoureux seuls peuvent séjourner ici. Laffrey me paraît le but indiqué de tout voyage de noces.

Si vous n’êtes point amoureux, revenez sur vos pas, à la Mure — et là, prenez place dans la patache qui vous conduira au pied de l’Obiou.

D’abord un long ruban monotone : collines arrondies, champs cultivés, des arbres grêles, droits comme des mâts, gardant les bords des fossés… Une heure ainsi. Soudain le sol se tasse, avale ses collines — et les chaînes du Devoluy montent en s’étirant les unes derrière les autres, à perte de vue.

Ce sont des dykes rugueux, noirâtres, des tours carrées, des dents aiguës que le soleil barbouille de taches livides ; ce sont des cimes chauves balayées de nuées grises — et, au premier plan, les mornes du Valbonnais, sablonneuses, lézardées et fendillées du haut en bas.

Toutes ces crêtes aux montants « rauques » qui vous entourent se resserrent encore, barrent l’horizon, ne laissent voir qu’un peu de la coupole du ciel, tout en haut.

Et la voiture dévalant la route accrochée aux anfractuosités semble, au milieu de ces entassements pharaoniens, un hanneton qui se débat prisonnier dans une cuve.

On descendait, il faut remonter maintenant. C’est la montée de Beaumont. Et ce contraste est un charme. On a devant soi la plaine féconde du Valbonnais et les basses terres du Vernays, arrosées par la Bonne. Les collines sont revenues, nombreuses, habillées de vignes et de maïs.

Voici le Drac, notre vieille connaissance. Mais quel Drac, Seigneur ! Combien différent de celui de Vizille ! Un jeune premier timide, plein de réserve, tandis qu’autour de lui fourmille la vie… un fouillis de hameaux fichés dans les blocs entassés : Saint-Pierre-de-Méaroz, Saint-Laurent, la Salle, Quet-en-Beaumont. Enfin Corps, au milieu d’une pétarade de roches, partant de tous côtés.

Une grande rue, comme à la Mure, encombrée de diligences et de carrioles ; et des hôtels abritant les pèlerins et les curieux.

Car c’est de Corps qu’il faut partir pour arriver au sanctuaire de Notre-Dame de la Salette.

Un sentier zigzague sur le coin de la montagne : on le suit en traversant le torrent du Gargas, encombré d’éboulis. Quelques arbres chétifs, quelques plaques de pâturages et plus rien. Plus de cultures : un sillon désolé. Le sillon s’élargit en cirque, se perd. Solitude immense, complète, désert sans herbes ; à peine, au ras du sol, une mousse, un lichen stérile et toujours flétri. On tourne un mamelon. Alors, sur un plateau, apparait la basilique. Elle est là, adossée aux cimes et protégée par elles.

« Et Durtal revivait aujourd’hui tous ces détails, revoyait devant lui la Salette en fermant les yeux.

« Ah ! fit-il, on peut les vanter, les pèlerins qui s’aventurent dans ces régions désolées et vont prier sur le lieu même de l’apparition, car, une fois arrivés, on les bloque sur un plateau pas plus grand que la place Saint-Sulpice et bordé, d’un côté, par une église de marbre brut, enduite avec les ciments couleur de moutarde du Valbonnais, de l’autre par un cimetière. En fait d’horizons, des cônes secs et cendrés de même que des pierres ponces ou couverts d’herbes rases ; plus haut encore, les blocs vitrifiés des glaces, les neiges éternelles ; devant soi, pour marcher, du gazon épilé avec des nappes de teigne en sable. Il suffit, pour résumer le paysage, d’une phrase : c’est la pelade de la nature, la lèpre des sites ! »

Durtal exagère.

« Et, au point de vue de l’art, sur cette minuscule promenade, près de la source captée par des tuyaux à robinets, s’érigent, à trois places différentes, des statues de bronze. Une Vierge accoutrée de vêtements ridicules, coiffée d’une sorte de moule de pâtisserie, d’un bonnet de Mohicane, pleure, à genoux, la tête entre ses mains. Puis la même femme, debout, les mains ecclésiastiquement ramenées dans ses manches, regarde les deux enfants auxquels elle s’adresse, Maximin, frisé tel qu’un caniche et tournant entre ses doigts un chapeau en forme de tourte, Mélanie, engoncée dans un bonnet à ruches et accompagnée d’un toutou de presse-papier en bronze ; enfin la même personne encore, seule, se dressant sur la pointe des pieds, lève, en une allure de mélodrame, les yeux au ciel.

« Jamais cet effroyable appétit de laideur qui déshonore maintenant l’Église ne s’était plus résolument affirmé que dans cet endroit… Devant l’obsédante avanie de ces indignes groupes inventés par un sieur Barrême d’Angers et fondus dans les usines à locomotives du Creusot, l’âme peut gémir… »

Durtal n’exagère plus : Maximin et Mélanie sont hideux.

« Et c’est pourtant là que des milliers de pèlerins se font hisser et affrontent ce terrible climat où, l’été, le soleil vous calcine, alors qu’à deux pas, à l’ombre de l’église, on gèle.

Corps et l’Obiou.

« Le premier et le plus grand des miracles accomplis à la Salette a consisté à faire envahir par des foules cette zone escarpée des Alpes, car tout était réuni pour les en écarter. »

Durtal recommence à exagérer.

Pourtant il a compris la juste beauté, l’harmonie parfaite de cette solitude que vingt mille personnes ne suffisent point à combler ; cette solitude opposée à la foire et au marché de Lourdes, où les trains blancs déchargent, à pleins wagons, leurs malades comme un bétail.

À Lourdes, « des monts apprivoisés, de grands arbres, des pentes douces, des voies larges et sans danger, accessibles à tous ». Le mysticisme à la portée des béquillards.

À la Salette, des labyrinthes de roches pyriformes, des lointains crénelés de brèches à pic et de chaînes neigeuses…

À Lourdes, le matérialisme dans la foi, la préoccupation unique du prolongement de la vie. On va chez Charcot d’abord, et quand Charcot reste impuissant, on va chez la Vierge.

À la Salette, plus rapprochée du ciel par ses cimes, il semble qu’il faille des essors d’âmes plus hauts. Et les âmes des foules quand elles peuvent l’atteindre — pour être moins nombreuses, y sont d’un grain plus précieux, plus naïves, plus ferventes en leurs contemplations, et plus désintéressées aussi, plus confiantes dans l’impérissable bonté de celle qu’elles invoquent…

… Sur les chemins montants, les processions se déploient. Des femmes et des hommes chantent à longs cantiques – et leurs voix restent grêles dans cet incommensurable… à peine un murmure qui roule sur les pentes gazonnées, comme une pluie…

Tous se sont agenouillés devant les calvaires marquant le passage divin ; ils ont prié longuement à l’église, au pied des marches de l’autel ; ils ont bu un verre d’eau à la fontaine miraculeuse, la fontaine qui ne s’épuise jamais, depuis que la Bonne Dame « la remplit de ses pleurs ».

Et maintenant, apaisés, résignés, ils vont partir, céder la place à d’autres…

La vie reprendra pour eux, comme pour les autres, monotone, décevante ; ils lutteront, ils peineront comme les autres !

Qu’importe, si le souvenir de cette journée passée avec Elle les endort dans un rêve de consolation et d’oubli !

Qu’importe le mensonge si mensonge il y a ! Qu’importe le mensonge, si ce mensonge aide à vivre, assure la promesse d’un paradis sans fin !…

La vérité est trop dure à entendre. Elle éclaire le mal d’une lumière trop vive et ne fait que l’éclairer : jamais ne le guérit, jamais ne le guérira…

« Vive le mensonge pour que personne ne souffre plus ! »

La Salette. — Une procession.