Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 143-160).

Le Pont-de-Claix.

CHAPITRE X


Le Drac. — Monsieur le Président de Saint-André et son avenue. — Le Pont-de-Claix. — Le roman de Mandrin. — Claix et Allières. — La légende du Saut-du-Moine. — La Romanche. — Jarrie. — Champ. — Les trésors du monastère de Saint-Michel. — Notre-Dame de Mésage. — Vizille. — Jour de marché. — Le Château du Connétable. — « Viendrez ou brûlerai ! » — Paysages et paysanneries : Vif. — La vogue. — Le gratin, plat national. — Sa recette en un sonnet. — Les colères du père Cottavoz. — Partie de quadrette. — Le « Pointu » et son violon. — Soirée dansante. — En avant la a sautiche » ! — Saint Augustin et la Fontaine-Ardente. Gresse et le Grand-Veymont.


À Vizille. — La Porte du Connétable.

Je veux adresser tous mes compliments à Monsieur le président de Saint-André qui traça, en 1684, l’avenue conduisant de Grenoble au Drac. Monsieur le président de Saint-André était un habile homme et un homme de goût.

Son avenue est une belle avenue. Voilà ce qu’on en peut dire. Elle se développe sur 8 kilomètres, en ligne droite, rigoureusement, inflexiblement droite. Elle est flanquée de quatre rangs d’ormes et de tilleuls, et de fossés emplis d’aigues courantes. En hiver, ces ormes et ces tilleuls, à la queue-leu-leu : on dirait de tristes plumeaux étiques ; mais, en été, ces plumeaux se remplument. On marche sous une voûte de verdure, en remerciant Monsieur le président de Saint-André des soins qu’il a pris pour vous éviter, le long de cette route blanche, les coups du soleil de juillet.

Il fait bon, il fait frais, j’arrive aux bords du Drac, sans presque m’en apercevoir.

Le voilà, ce Drac, cette grosse brute de Drac qui s’étend dans la plaine, montrant sa nudité parmi les graviers et les pierrailles ! Il faut un lit de 1,200 mètres, de 1,500 mètres de largeur, à ce pacha des montagnes ! Par endroits, il veut imiter l’Amazone. Il s’attarde, baguenaude entre ses îles et ses grèves ; à perte de vue, ce ne sont que sables blanchissants, épidermes calcaires déchirés par ses eaux dures…

Ah ! ce vieux Drac ! Aujourd’hui, il a l’air d’un bon bourgeois se promenant dans ses propriétés, paisible, inoffensif, le pauvre ! Oui, bien paisible, bien inoffensif ! Veuillez prendre la peine de repasser au moment des orages et des neiges, et vous le verrez, le bon bourgeois, transformé en Gengis-Khan, déracinant les arbres, éventrant et sapant les maisons et les digues !

Il est permis, certes, à un torrent beaucoup de méchante humeur. Il lui est permis d’être susceptible, grinchu, atrabilaire — un torrent qui n’aurait point ces trois défauts féminins ne serait plus un torrent – mais les avoir à la façon du Drac ? La Providence doit s’y opposer.

Que de mauvais tours il est déjà l’auteur ! Sachez que, autrefois, il divaguait dans la vallée jusqu’à Grenoble ; il en prenait tant et tant à son aise qu’aux moindres crues la moitié de la ville partait en bateau.

Nos pères jugeaient la situation très désagréable et très périlleuse. Il fallait en finir. En 1377, un précurseur de Lesseps creusa un nouveau lit au courant qui dut alors se contenter d’un passage de 40 mètres entre deux roches.

Ce que fut ce travail ? Un tour de force à cette époque de ressources industrielles si restreintes. Cela coûta 700 florins d’or. Qu’importe ! L’ennemi était désormais prisonnier. Il pouvait siffler et s’agiter, écumer et bondir : la prison solide repoussait toute attaque.

Plus tard, Lesdiguières compléta l’œuvre de défense. Il fit jeter un pont au-dessus du pertuis le Pont-de-Claix pour servir de communication entre les deux versants.

Ce pont se voit encore, énorme dos d’âne, arc-en-ciel de pierre. Et en l’examinant de plus près, on s’aperçoit que sa voûte s’est affaissée, détruisant en partie la régularité de la courbe. Cet accident arriva durant la levée des cintres. Et la chronique ajoute que le maître chargé de la construction, croyant tous ses efforts perdus, se tua de désespoir, important détail de caractère qui nous permet d’affirmer qu’au xvie siècle les entrepreneurs de bâtisse prenaient leur métier trop au sérieux.

Dessins originaux de Ding.

Si, dans l’autre monde, on voit ce qui se passe dans celui-ci, notre homme dut certainement se repentir de son manque de confiance, car le voussoir résista à merveille. Il est toujours là, lézardé, couturé, crevassé, taché de mousse, éclaboussé de hourdis, et robuste toujours — vieillard défiant la mort.

Cependant, depuis l’ouverture de la ligne des Hautes-Alpes, qui eut pour effet de développer au centuple le commerce de la région, les ingénieurs ont été obligés de lui donner ses invalides, parce que trop étroit et de montée trop raide. Son voisin le supplée : une arche unique, à son image, n’ayant pas moins de 52 mètres de portée et de — soyons précis 8m, 50 de flèche : la plus grande arche surbaissée de France ! Mais que cette arche est de piteuse mine à côté de l’autre ! C’est une passerelle à côté du Poul-Serrha de Mahomet.

… Fragment de roman-feuilleton — la marche des contrebandiers que, généreux, j’abandonne à M. Jules Mary.

Le 15 avril 1754, en une fraiche matinée de printemps, une cinquantaine d’individus de mauvaise mine suivaient l’avenue de Saint-André.

Arrivés au Pont-de-Claix, alors fermé par une herse que les employés des gabelles ouvraient après le payement des droits, celui qui paraissait être le chef de la petite troupe, un jeune homme de haute taille, au regard dominateur, prit les devants, afin de s’en venir frapper à la porte des gardiens du passage. Personne ne répondit.

Le passage était libre.

Seule une sentinelle veillait. Le jeune homme, d’un coup de poignard, l’étend à ses pieds.

À l’aide ! Au secours ! crie la victime qui se débat dans les dernières convulsions de l’agonie. Cette fois, les gens d’armes ont entendu. Ils accourent en masse. Trop tard. La grille d’entrée s’est refermée sur eux : ils voient les contrebandiers s’enfuir. Mais que se passe-t-il ? Soudain ces derniers s’arrêtent. Corps du Christ ! leur chef n’est plus là ! Prisonnier ! Il est prisonnier !… Pas encore !

Déjà cependant les « gabelous » l’entourent, déjà l’un d’entre eux l’a saisi par le col. Il se dégage brusquement, renverse cinq ou six drôles pendus à ses basques, étrangle l’un, assomme l’autre, et, terrible, gagne la muraille, s’y appuie solidement et de son épée troue les chairs.

Mais la lutte est trop inégale. Ses forces tombent : il est perdu. Pas encore ! D’un bond il franchit le parapet et se précipite dans le Drac.

Quand il apparut à la surface de l’eau, une décharge de mousqueterie le salua. Mandrin, — car c’était lui, le beau jeune homme au regard dominateur — Mandrin ne s’en inquiéta guère ; pas une balle, du reste, ne l’atteignit.

Il toucha bientôt à la rive gauche, où il fut reçu par ses compagnons, avec les marques d’allégresse qu’il est toujours d’usage de témoigner en pareil cas.

Et maintenant que ce petit récit de banditisme et d’héroïsme à panache est achevé, peut-être en est-il qui concevront des doutes sur la réalité de ce saut de 30 mètres dans un torrent fougueux. Ils en ont le droit. Le scepticisme, passant aujourd’hui pour un dogme, appartient à tout le monde. Pourtant, je leur conseille de ne pas faire étalage de ce scepticisme quand ils iront en Dauphiné.

Là-bas, nous sommes tous mandrinistes ; Mandrin reste notre héros.

Près de Vizille. — Champagnier.

Oui, je le sais, nous avons Bayard — et je suis embarrassé, je rougis presque d’accoler Bayard à Mandrin — mais Bayard est une perfection. On le met dans une niche, au-dessus d’un nuage, on l’adore… Il fut sans peur, sans reproches ; il fut bon, généreux, humain, surhumain ; il représente toute la belle monotonie du devoir accompli, ce chevalier !… tandis que Mandrin ! — J’avoue mon faible pour Mandrin, chapardeur de haute allure à qui il n’a manqué que deux quartiers de noblesse pour être une de ces figures respectées, dont l’éloge prend place dans les Manuels du parfait citoyen.

De quoi se compose une réputation ?

À la tête d’un régiment, allant, par ordre du roi, assiéger et piller les villes, tuer les femmes et les enfants, Mandrin était un grand capitaine. Mais Mandrin, organisateur de la résistance aux persécutions fiscales, à l’abominable gabelle « qui équivalait, aux yeux des paysans, à mauvaise récolte, grêle et foudre », Mandrin, défenseur du droit des pauvres, n’est plus qu’un bandit. Il y aurait un livre curieux à écrire ; nous l’appellerions : « De la Morale dans l’histoire. »

… Du sommet de notre Pont-de-Claix, le pays apparaît en une mosaïque de champs verts et jaunes, sous un ciel d’une finesse de soie blanche.

Les coteaux d’Allières ; Claix avec sa vieille tour et sa vieille maison de Blanc-la-Goutte, le poète patoisant ; les crêtes coniques des gorges de Pallenfrey, et, dans un froissis des roches, le château du brave de Gua, le favori d’Henri III, qui fut assassiné par le baron de Viltaux, celui que Brantôme appelle un terrible et déterminé exécuteur de vengeances.

Et la route suit le torrent, le long de ses usines et débouche au Saut-du-Moine : un bloc de granit en forme de bec, quasi en surplomb.

C’était un Franciscain du prieuré de Champagnier, nommé Jehan, qui aimait une jeune fille. Malheureusement la jeune fille ne l’aimait pas. Jehan aurait dû ne point insister. Mais quand l’amour vous tient !… Bref, il insista — et un soir qu’il la trouva seule près de son couvent, il se mit à sa poursuite.

La pauvrette fuyant, fuyant, arriva sur les bords du Drac, et Jehan, le libidineux Jehan, courant, courant après elle, arriva aussi sur les bords du Drac. Elle était perdue : il allait la saisir. Alors elle fit le signe de la croix — et, martyre de son innocence, se jeta dans le vide. Jehan tendit les bras pour la retenir, perdit l’équilibre, et tous deux roulèrent au milieu des flots.

Il fallait une récompense à tant de pureté ; il fallait un châtiment à tant de vices. Les saints anges veillaient et avec eux le Satan punisseur des mauvais moines.

Des personnes dignes de foi affirment avoir vu, au moment même où la jeune fille allait disparaître, un nuage lumineux s’élever et l’emporter aux cieux.

Quant à Jehan, il se maintint deux fois encore, ballotté par le remous, la face grimaçante, les yeux lançant des flammes. Et l’abime se referma sur lui.

Infortuné Jehan, fut-il donc si coupable d’aimer une jolie fille ?

Quelques minutes… et nous arrivons au confluent de la Romanche.

C’est cette dernière que nous suivrons désormais. Contenue en un lit plus étroit, d’une pente plus grande, elle laisse l’impression de la force indisciplinable. Du reste, faite à l’image de son oncle le Drac, grinchue, susceptible, atrabilaire comme lui — voire davantage, si cela se peut…

Cette rude Romanche nous sépare de Jarrie, aux bons vins de Côte-pleine ; Jarrie où combattirent catholiques et protestants : « Il y fust compté douze cents morts en une mesme place, et cinq cents un peu plus loin. »

Champ et son église romane, et ses carrières de plâtre, de chaux sulfatée, de marbre, dont on tira le bloc qui devint tombeau de Napoléon aux Invalides.

La « hauteur » du Conex portant les ruines de l’ancien monastère de Saint-Michel.

Sur les bords de la Romanche.

Ch…, chut, il y a des trésors au pied de ces ruines ! Les habitants ont pratique des fouilles. Ils n’ont rien trouvé, naturellement. Leur confiance n’en reste pas moins entière. Les deniers d’or sont là. Il ne s’agit que de creuser profond.

« On creusera, nom de chien ! Et tôt ou tard, il y en a un qui le trouvera, son million ! » C’est sûr, m’a dit mon ami, le père Cottavoz…

Des vallées larges et des vallées étroites et profondes ; des forêts et des cascades. Un vert adouci recouvrant ces pentes et ces fonds ; un vert d’une finesse de lavis. La lumière vibre, mais discrète, atténuée dans l’air humide et transparent. Page exquise d’aquarelle que Jacquemart seul pourrait signer.

Là-bas, ici, partout, des hameaux aux toits couverts de glui, des fermes ouvertes, et dans les châtaigneraies éployées : Notre-Dame de Mésage, la chapelle de Saint-Sauveur, bâtie par les Templiers.

Il y a trente ans on pouvait voir encore, dès le lundi de Pâques, sur toutes les routes environnantes, de longues files d’hommes et de femmes portant à la main un petit fagot. C’étaient des pèlerins venus pour demander une grâce au bienheureux. Ils assistaient à la messe, communiaient, puis se retiraient, laissant, en témoignage de gratitude, leurs margotins et quelquefois un sou ou deux. Comme il est prouvé qu’en Paradis les élus n’ont besoin de rien, pas plus de margotins que de sous, — le curé de la paroisse frustrait sans remords Saint-Sauveur de sa prébende. Toute cette provision de bois était soigneusement recueillie par sa servante, qui en chauffait son pot-au-feu durant l’hiver.

Mais revenons sur nos pas. Nous sommes à Vizille : une longue rue étroite, de hautes maisons sombres. Des usines lèvent leurs faces noires aux bords de la Romanche, assouplie par de puissants barrages.

Métiers à tisser de fabrication lyonnaise, filatures, forges et laminoirs, papeteries et scieries occupent deux mille cinq cents ouvriers, près de la moitié de la population totale.

Et le développement industriel de la ville est loin d’avoir toute son intensité. Il faut compter aussi avec ses foires et ses marchés. Sa position à la sortie des massifs de l’Oisans et de la Mateysine favorise la vente des grains et des aumailles.

Et puis Vizille a son château, le fameux, celui de Lesdiguières !

« Elle a aussi des ruines précieuses, ajoute M. Dumazet. Pendant longtemps, sur le rocher qui domine Vaulnaveys, se dressa un palais féodal, construit par les évêques de Grenoble. Ce palais devint plus tard la résidence d’été des dauphins du Viennois, puis propriété particulière des dauphins de France. Il couvrait un piton isolé, encore garni de tours et de remparts, mais les ruines disparaissent sous un épais manteau d’arbres et de lierre. Une seule partie reste maintenant visible, c’est un réservoir d’eau, transformé aujourd’hui en bassin de verdure.

« Le château delphinal était déjà une ruine, lorsque Lesdiguières, devenu, à la suite des guerres civiles et des luttes contre le duc de Savoie, le véritable roi du Dauphiné, voulut construire une demeure en rapport avec la haute situation qu’il s’était acquise.

« En 1593, alors que son maitre Henri IV devenait roi incontesté, il échangea une partie de ses terres contre le marquisat de Vizille qui comprenait cinquante-trois paroisses de l’Oisans, de la Mateysine et des environs de la ville jusqu’à Vif. La construction fut longue. En 1620 seulement le château fut achevé. Pour l’époque ce fut une merveille, aucun grand seigneur n’avait encore fait édifier une aussi vaste et somptueuse demeure.

« Une grande partie de la vallée, quatre-vingts hectares environ, était close de murs et formait un parc vraiment royal.

« Pour accomplir une telle œuvre, la fortune la plus énorme n’aurait pu suffire si Lesdiguières n’avait imaginé de commander de corvée tous les habitants de son marquisat. Le jour où les ouvriers d’une paroisse étaient requis, on en faisait l’annonce devant l’église et le héraut terminait par ces simples mots qui décidaient les plus récalcitrants : « Viendrez ou brûlerai. » Grâce à ce procédé, il fut possible d’avoir continuellement des ouvriers nombreux sur les chantiers. Bientôt la forteresse dressa orgueilleusement ses tours, déploya devant le parc son perron à double évolution, entr’ouvrit sur le château du roi le grand portail donnant accès à la cour d’honneur et orné d’une statue équestre de Lesdiguières.

« Après la mort du connétable, le château passa au duc de Créqui, son gendre ; plus tard, après la mort du dernier duc de Lesdiguières, il devint la propriété du maréchal de Villeroi. Mais le château était trop loin de la cour ; d’ailleurs, ses vastes dimensions le rendaient difficilement habitable. Les descendants de Villeroi le vendirent à un industriel, Claude Périer, originaire de Mens, qui avait doté la province de nombreux établissements ; il y créa une fabrique de toiles peintes. Quand, en 1788, les États du Dauphiné n’osèrent se réunir à Grenoble, ville forte occupée par une garnison nombreuse, Claude Périer leur offrit asile. C’est dans la salle du jeu de paume, à l’entrée de la vallée d’Uriage, que se tint l’assemblée, sous la présidence du comte de Morges.

Vizille. — Le château de Lesdiguières.

« En 1888, la ville a inauguré, sur un terre-plein en partie entouré par les ruisseaux venus du parc, un monument commémoratif de cette grande journée. M. Carnot présida la cérémonie. Il avait reçu l’hospitalité au château où l’avait invité l’arrière-petit-fils de Claude Périer, M. Casimir Périer, qui devait le remplacer à la présidence. »

Expilly a fait de cette magnifique demeure un tableau enthousiaste trop enthousiaste, au moins en ce qui concerne son propriétaire :

« Ces dragons, ces serpents gardiens de la fontaine qui baigne ses murailles, ce parc, ces remparts contre l’impétuosité du torrent, ces parterres, ces vergers, ces sources d’eaux claires et limpides annonceront à nos derniers neveux que là-bas, loin du faste et de l’orgueil, l’esprit calme du connétable ne chercha d’autre récompense que celle de la vertu. »

Lesdiguières loin du faste et de l’orgueil ! Lesdiguières ne cherchant d’autre récompense que celle de la vertu !

Quel Lesdiguières est-ce là ? Un Lesdiguières à l’eau de rose…

La vertu ? Serait-elle jamais arrivée à changer un petit gentilhomme de Champsaur en maréchal de France ? Bayard, qui était vertueux, est mort simple chevalier.

Inférieur à Bayard au point de vue moral, « Lesdiguières, on doit le reconnaître, a un bien autre mérite comme soldat et comme capitaine. Des qualités militaires, il a surtout celles qui tiennent d’une infatigable volonté, d’une prudence que rien ne met en défaut, d’un esprit de ruse que rien n’égare, d’une variété d’expédients qui suffit à tout.

« Jusqu’à la fin de sa vie il montrera sa prodigieuse activité. Connaissant à fond la région des Alpes, s’entourant, par surcroît de précautions, de guides expérimentés, il brave l’hiver, jette ses soldats par des cols jusqu’alors infranchissables, marche parfois avec de la neige jusqu’au ventre, tombe sur l’ennemi déconcerté, ne se laisse jamais surprendre. À la veille d’une campagne, il prépare soigneusement son expédition, étudie le pays où il doit manœuvrer, les obstacles qu’il peut présenter, les ressources qu’il peut fournir. La guerre qu’il livre est une guerre de surprises, d’embuscades et de coups de main, une guerre où le courage supplée au nombre, où la ruse vient en aide au courage. Et ce ne sont pas seulement la ruse et l’adresse qui le font triompher ; c’est aussi, c’est surtout l’audace. Le rocher de Cavour semble défier le canon : Lesdiguières hisse ses coulevrines, à l’aide de poulies, sur une montagne qui semble inaccessible et oblige l’ennemi terrifié à se rendre. »

À Montmélian, à Conflans, il excite l’admiration de Bassompierre en installant son artillerie sur des hauteurs que personne n’avait songé à occuper. Ses arquebusiers franchissent l’Isère avec des fantassins en croupe, pour surprendre l’ennemi, quittent leurs chevaux pour enfourcher des mulets quand il s’agit de traverser les neiges des Alpes, ne se laissent arrêter par aucun obstacle. En résumé, rapidité foudroyante, hardiesse inouïe, connaissance approfondie des territoires à conquérir et des adversaires à combattre, persévérance obstinée à poursuivre une victoire entrevue et adresse merveilleuse à éviter une défaite possible, habitude constante de tout prévoir et de tout préparer, prudence méticuleuse, mais qui n’exclut ni l’audace ni la ténacité, tels sont, écrit M. Dufayard, les éléments principaux de ce merveilleux talent militaire qui fait de François de Bonne l’un de ceux dont l’originalité est la mieux marquée dans l’histoire des guerres de la montagne.


Mon père Cottavoz est venu me voir ce matin — et de l’air important d’un homme qui aurait à vous annoncer un changement dans la Constitution :

— Vous savez, m’a-t-il dit, que c’est la vogue à Vif, tantôt — et une riche vogue, allez, je vous en réponds ! Nous aurons le Pointu !

— Le Pointu !… Qu’est-ce que le Pointu, père Cottavoz ?

Le vieil Allobroge eut un haut-le-corps :

— Vous ne connaissez pas le Pointu ?

— Parole d’honneur !

— Eh ben, en voilà une sévère, par exemple ! Le Pointu, notre ménétrier !…

Brusquement, le rideau qui obscurcissait ma mémoire se déchira.



Dans les éboulis du Grand-Veymont.
— Arrêtez, arrêtez, père Cottavoz, je me souviens maintenant !

Et je la revis très nette, la grande figure du Pointu.

Certes, oui, le plus fameux ménétrier des trois cantons ! À Varces, à Risset, à Fontagnieux, à Seyssins, partout son archet vainqueur ! Mais il prenait de l’âge, notre Pointu, déjà le bras pincé par un rhumatisme et, dame, aujourd’hui, pour l’avoir, il fallait longuement insister et les cachets se payaient double. On m’a parlé de cent sous, non compris le cigare et les petits verres !

C’était une vraie chance pour moi de pouvoir réentendre le roi des ménestrels.

Père Cottavoz, nous partons !

Nous partons dans un tape-cul archaïque, muni d’une semelle de soulier en guise de frein.

Une chaîne de collines nous sépare de la vallée du Drac. Nous la franchissons en de minces tranchées qui s’insinuent, à travers les pentes, comme des lacets flottants.

Entre les roches du Petit et du Grand-Brion, Vif s’est creusé un trou que la Gresse, rivière hydrophobe, daigne rarement arroser.

Quand nous arrivons, la place de l’Église regorge de monde. Il en est venu de toutes les hauteurs voisines. Les jeunes, d’abord, filles et garçons, par longues files, chantant le long des routes ; et les anciens, après, roides dans leur blouse bleue, d’aucuns ayant sorti, pour la circonstance, le chapeau haut de forme soigneusement conservé de père en fils, transformation à peine sensible du bonnet à poil des grenadiers de l’Empire.

Il n’est pas encore l’heure de danser, mais il est l’heure de boire — il est toujours l’heure de boire.

Les tables s’alignent bancales sur les pavés cahotants, se couvrent de bouteilles versées à pleins jets. Souvent les verres débordent, le vin se répand en larges rigoles vite essuyées par les manches traînantes…

Et quand on a bu, il faut manger, casser la croûte. La fille apporte le rôti, la poitrine de veau, la tome de Saint-Marcellin ou le fromage de Sassenage, et la pogne !

Ah ! la pogne ! Savez-vous bien ce que c’est ?

Peuh ! c’est une tarte au potiron ou à la confiture…

D’accord — et pourtant si ce n’était que cela, vaudrait-il la peine de publier son éloge ? Rien de plus commun qu’une tarte : on en trouve partout, en Bretagne, aux Pyrénées, en Touraine… Non, la pogne n’est pas une tarte — ou plutôt c’en est une, sans en être une. La nuance ! enseignait Grimod de la Reynière.

— La nuance ! la nuance ! comme s’il s’agissait du grand œuvre ! raillaient, un jour, des « étrangers », des Stéphanois. Après tout, il ne s’agit que de connaître le dosage, mélange à peu près égal de lait, de farine et d’œufs… Et quand on connaît ce dosage…

Vous croyez ? Eh bien, essayez donc, gens de Saint-Étienne et du Forez ! Ils essayèrent, les présomptueux ! Honorable tentative, sans doute… suivie, ainsi qu’il était facile de le prévoir, d’un complet échec.

— La pogne, voyez-vous, leur dis-je le lendemain, en manière de consolation, la pogne est essentiellement dauphinoise. Hors du Dauphiné, elle échappe aux lois de la science du goût. Il faut pour la préparer, non seulement du lait, du beurre et des œufs dauphinois — mais des mains dauphinoises. Et j’irai plus loin : il faut le ciel dauphinois — encore, pas le ciel dauphinois tout entier : certaine partie du ciel dauphinois, l’Isère seule. Dans la Drôme, dans les Hautes-Alpes, elle n’est déjà plus « pogne » : elle est « tarte »…

Et longtemps, je parlai sur ce ton ; je parlai d’« affinité », de « patriotisme régional ».

Ce fut presque une conférence.

J’arrivais à la péroraison, quand un de mes auditeurs crut très fort m’embarrasser en me posant cette question insidieuse :

— Et le gratin, le plat national du Dauphiné, a-t-il besoin, lui aussi, de sa patrie ? Et quand il s’en éloigne, en meurt-il, lui aussi — pauvre exilé ! comme sa sœur la pogne ?…

L’adversaire était résolu. Je compris que je n’aurais raison de son obstination que par une réplique vigoureuse.

Vif.

Tout d’abord, j’entrai dans des détails touchant la synthèse même du gratin. Mon honorable contradicteur n’avait là-dessus que de vagues connaissances. Il venait d’affirmer que le gratin était une création de second ordre, puisqu’il ne vivait, en somme, qu’en parasite, aux dépens de l’épaule de mouton ou du gigot qu’on mettait cuire avec lui.

Je relevai cette faute grossière. Par de nombreux exemples, j’établis que le gratin vivait de sa vie propre, que, même privé de l’épaule de mouton ou du gigot, il n’en constituait pas moins, pourvu qu’il fut convenablement rissolé, un régal de haut mérite.

Régal que les poètes ne dédaignèrent pas de célébrer ! Écoutez ce sonnet sans défauts de Maurice Champavier :

Un gratin cuit à point est le régal suprême,
En pays dauphinois c’est un plat vénéré,
L’aliment familial si souvent savouré,
Mets d’été, mets d’hiver et même de carême !

La recette est facile et simple en est le thème :
Dans un plat peu profond, coupez, à votre gré,
Quelques pommes de terre, et puis, sans rien d’outré,
Ajoutez œufs, sel, ail, beurre et lait riche en crème.

Au vrai, cela suffit pour faire un bon gratin.
Toutefois, quel sera l’artiste assez certain
De son art pour mener à bien l’œuvre modèle ?

Choisissez une femme, une femme de goût,
Belle, libre de soin, Dauphinoise avant tout
Et, si vous le pouvez, tâchez d’être aimé d’elle.

Ah ! monsieur Champavier, que de grâces à vous rendre de ce qu’il vous ait plu de chanter, dans la forme chère à Ponthus de Thyard, nos gloires culinaires !

À peine finissais-je votre dernier tercet, que la victoire m’était acquise. Mon ennemi piteusement se dérobait.

« Choisissez une femme, une femme de goût, — belle, libre de soin, Dauphinoise avant tout… »

C’était là maintenant un précepte d’airain. Impossible d’aller contre. Un seul hasarda qu’il devait être bien difficile de manger de bon gratin, puisqu’une des conditions de réussite exigeait l’amour d’une femme de goût. On n’est pas toujours aimé par une femme – à plus forte raison par une femme de goût…

La remarque était juste.

Mais je n’eus pas de peine à démontrer que ce « tâchez d’être aimé d’elle » avait été placé ici pour répondre aux exigences de la rime. Et comme les exigences de la rime sont imprescriptibles, chacun s’inclina. Et je restai définitivement maître du terrain.

… Cependant le père Cottavoz, que j’ai laissé tout à l’heure au café des Négociants, en face de sa douzième bouteille, s’est levé pour venir me rejoindre.

Il a quelque peu de roulis dans les jambes, nonobstant il tient encore debout pas assez pour courir, certes, assez pour marcher à petits pas dignes, couvrant toute la largeur de la route.

Il parle peu, mon père Cottavoz, et volontiers par apophtegmes. Il est pessimiste : il prédit la chute prochaine de la République, au profit d’Henri V, il trouve qu’aujourd’hui on élève mal les enfants… Et voyez combien le hasard arrange les choses avec logique ! À peine a-t-il achevé de formuler sa plainte, entre deux hoquets timides, que le voilà tombant nez à nez sur sa fille, innocente promeneuse au bras de son amoureux.

Gemitumque dedere cavernæ… c’est à peu près ce bruit qui sort des profondeurs de la gorge du père Cottavoz.

Je m’attendais à un pardon imploré d’une voix coupée de sanglots ; je m’attendais à une fuite précipitée. — Point. Mlle Cottavoz reçoit

Croquis original de Déodore Raoult.
sans broncher l’averse paternelle ; et l’amoureux, un beau gaillard de

vingt-huit ans, qui porte à la boutonnière le ruban de la médaille du Dahomey, est aussi calme que son amoureuse.

Et pourtant quelle fureur ! Je crois devoir intervenir :

« Après tout, ils ne font pas de mal, ces jeunes gens et… »

Mais elle, de plus en plus tranquille, d’une tranquillité qui prend sa force dans les douze bouteilles déjà absorbées au café des Négociants :

— Laissez donc, faites pas attention, allez, monsieur, il est saoûl !

— Malheureuse ! veux-tu vite rentrer à la maison !

— Oui, que je te dis, j’y vais ! (Et à part, s’adressant à moi : Faites pas attention, allez, monsieur, il est saoûl !)

— Vas-tu filer, hein ! et plus vite que ça ! ou je te donne une calotte !…

— Oui, que je te dis, j’y vais, j’y vais !… Faites pas attention, allez, monsieur, il est saoûl !…

Durant un quart d’heure, ce pittoresque dialogue se continua. Lui levant au ciel des bras lourds d’indignation et compromettant par des poses tourmentées son précaire équilibre ; Mlle Cottavoz ni plus rouge, ni plus émotionnée — et l’amoureux ne disant rien. Enfin le malheureux père, à bout de formules imprécatoires, se laissa tomber sur une borne et la tête basse, pleura à chaudes larmes. Les deux coupables en profitèrent pour s’esquiver.

Je restai seul devant cette grande douleur. Il allait de mon devoir de tâcher à l’apaiser ; il allait de mon devoir de persuader à ce chef de famille rigide que son enfant n’avait pas failli à l’honneur, parce qu’elle s’était promenée, un après-midi de vogue, avec celui qui devait prochainement l’épouser…

Discret, je posai ma main sur son épaule. Il ne répondit point.

J’appuyai davantage. Même insensibilité.

Soudain un ronflement de basse profonde…

Le père Cottavoz venait de s’endormir.

Je le laissai au pied de sa borne et regagnai l’intérieur du village.

La file des tables s’étendait jusque dans le pré voisin. On jouait à la quadrette. Les cartes s’abattaient sur le tapis graisseux, chaque mariage s’annonçant par un formidable coup de poing.

Atout ! Ratatout ! J’y coupe !

Une double levée d’as provoqua une tempête d’enthousiasme, couvrant la voix de deux bons ivrognes qui, non loin de là, s’évertuaient à chanter, irrespectueux de toutes mesures, la romance de Mignon et le Soupir de Faust, cependant qu’un troisième ivrogne, connu sous le nom de « Marat », à cause de ses opinions ultra-révolutionnaires, essayait de lire le récit de la prise de la Bastille dans l’histoire de Louis Blanc.

Et la foule ne cessait d’arriver, dans des breaks, des carrioles et des charrettes garnies de chaises, sur lesquelles les femmes se tenaient assises. Elles portaient leurs plus belles robes, bleues ou rouges à fleurs, des corsages relevant les seins jusqu’au menton et des bas blancs moulant des jambes en forme de piliers. À chaque ornière secouant les moyeux, on les entendait pousser des cris aigus, les mains cramponnées aux ridelles pour ne point tomber.

La salle de bal occupait une grange débarrassée de tous ses instruments de labour. Dans le fond, une planche élevée, formant estrade, et sur cette planche, qui ? — sinon mon compère le ménétrier !

Dix ans sans le revoir, mon vieux Pointu ! Toujours le même, Dieu merci, grand, sec, nerveux ; toujours son même geste saccadé abaissant et levant tour à tour le manche de son violon pour marquer le rythme ! Et quel rythme !

Est-ce à dire que le Pointu ait un répertoire très varié ? Non. Mais quel répertoire et quel heureux choix !

Des polkas, des mazurkas, des scottish, surtout des scottish ! Chaque musicien a sa spécialité : Paganini, c’était la valse ; le Pointu, c’est la scottish.

Un triomphe, quand il s’écrie :

— En avant pour la sautiche !

Il cire de colophane son archet. Le son s’échappe aigre, on le dirait mariné dans du citron.

— Balancez vos dames !

Les couples s’enlacent, tournent, d’abord lents et puis rapides, le cavalier s’appliquant, ainsi que le lui recommande l’élégance, à lancer très haut la jambe, la pointe du soulier au niveau de l’œil.

— Embrassez vos dames !

De bons gros baisers sonores. Les couples s’arrêtent.

Le Pointu se repose un instant, fume une moitié de pipe, écoute distrait les félicitations que tous lui adressent — et de nouveau armé de son aigrelet crin-crin :

— En avant la polka !…

Cher Pointu, un soir, c’est sûr, on le trouvera mourant sur ton estrade, l’arme encore en joue ! Et ta dernière parole sera celle que tu prononças si souvent durant ta vie :

— En avant pour la sautiche ! Embrassez vos dames !

… Danger des mauvaises compagnies : ma loi, j’ai fini par faire comme le père Cottavoz. J’ai bu trois ou quatre bouteilles, ou cinq ou six, je ne sais pas… et je suis allé me coucher là-dessus. Il n’était que temps.

Le lendemain, flâneries au hasard à travers le vallon de la Gresse.

Traversée du torrent, grimpades sur le dos d’un talus, descente dans un ravin. Arrêt en face de la Fontaine-Ardente, petite flamme vive comme un follet, qui sort d’une strate d’ardoises ; la Fontaine-Ardente, une des sept merveilles du Dauphiné, s’il vous plaît, décrite par saint Augustin dans sa Cité de Dieu. Ubi faces ardentes extinguuntur et ascenduntur extinctæ : elle éteint les flambeaux et les rallume quand ils sont éteints.

De la Fontaine-Ardente à Miribel-Lenchâtre, à Saint-Andéol que surplombe la pierre du Pleynet, à Saint-Guillaume où finit de crouler le vieux nid d’aigles de Touzanne, à Gresse, au milieu d’une nappe de pâturages où les bergers de Provence amènent chaque année leurs troupeaux, au Grand-Veymont, culbutis de roches unissant la Moucherolle aux dernières poussées du Royannais…

… Et des collines boisées se dressent comme des paravents dans les prés… Les plaines se figent sous le soleil, en plaques d’or — et dans le fond, les rideaux déchiquetés des montagnes chartreuses et les brèches abruptes des sommets du Villard-de-Lans, depuis le Col de l’Arc jusqu’au Pic des Deux-Sœurs, semblent prendre assises avec les nuages, suspendus à leurs volutes comme si le ciel voulait les soulever à pleins blocs pour en écraser la terre !…

À Vizille. — La statue de la Liberté, par Henri Ding.