Texte établi par Société Française d’Édition d’Art L.-H. May (p. 125-142).

Aux Sept-Lacs.

CHAPITRE IX


Belledonne. — Le Grand-Pic. — Villard-Bonnot. — Le château des Adrets. — Histoire du très huguenot et très papiste seigneur de Beaumont. — La liberté chrétienne selon l’Évangile du xvie siècle. — Massacres et pillages. — Tant plus de morts moins d’ennemis. — Les Adrets dans ses terres. — Sa fin. — Ses fils. — Chez le chancelier de l’Hôpital. — Mme de Tencin. — Le couvent de Montfleury. — Les grandes colères du cardinal Le Camus. — Sœur Claudine de Tencin. — Son premier amour. — Deuxième amour, troisième amour, quatrième amour, cinquième amour, sixième amour. — La vieillesse. — Fontenelle, Duclos et Montesquieu. — Une culotte, une chaise percée, un chapeau de paille et un dizain de Piron. — La confession de Mme de Tencin. — Goncelin. — Le Cheylas. — Pontcharra. — Bayard. — La vallée du Bréda. — Allevard et ses eaux. — Brame-Farine. — Des légendes : la tour du Treuil, les grottes de la Jeannole, le Grand Charnier. — Un chant de Bohème retrouvé à Allevard. Les Sept-Lacs.


Le château de Tencin.

Tenez-vous solidement au câble. Là, fort bien. Et maintenant, hardi, le pied sur les blocs de rocailles qui roulent à la moindre poussée ! Vous êtes tombé ? Vous vous êtes écorché, vous avez de petits cailloux incrustés en mosaïque dans le creux de la main ?… Ça n’a pas d’importance. Continuez. Grimpez, grimpez toujours…

Oh ! oh ! attention ! Il va falloir tâcher à s’introduire dans une cheminée si étroite que Little Tich lui-même s’y trouverait serré. Ceci fait, vous passerez sous le trapon, ou, pour parler sans euphémisme, « sous une arcade naturelle formée par une longue lause reposant chacune de ses extrémités au faite de deux colonnes granitiques ».

Attention au trapon ! attention aux ravins ! attention aux éboulis ! attention…

Et hop, un dernier effort ! Vous y êtes !

— Où ça ?

Pardieu, à Belledonne, au sommet de son grand pic.

Il souffle un vent à décorner des cerfs. Vous voilà prisonnier en une mince plate-forme : trois pas de large, sept de long. Pour tapis, une couche de grès, cassés, émiettés par la foudre. Ne reculez pas, n’avancez pas, restez immobile — et regardez : c’est le premier chapitre de la création, aux temps fabuleux de Chaldée, « où ce qui est en haut ne s’appelait pas encore ciel, où ce qui est en bas ne s’appelait pas encore terre ».

Des roches montent découpées en tours, en brèches, en crêtes, en dômes, en croupes… Tout cela cahotant, croulant, bossu, boiteux ou debout, droit, menaçant au-dessus du vide qui s’élargit aux bases comme une nappe d’argent clair.

Il semble que la mer, vomissant à pleine gueule les sables de ses fonds, soit venue les déposer là, et que ces sables durcis, devenus pierres et rocs, aient gardé les stigmates de leur origine, quelque chose du déluge dévonien : des apparences de vagues figées, escarres prodigieuses de la croûte terrestre éventrée par les derniers spasmes du globe…

Aussi loin que la vue porte, ce ne sont qu’effrayantes carapaces suspendues au bord des abîmes, aiguilles lourdes de nuées, glaciers et lacs bleus comme des morceaux de ciel : le Grand-Som, le Granier, les entassements jurassiens, le mont Rose et le Cervin ; au sud, le Pelvoux, Taillefer largement étalé, les dentelures du Dévoluy…

Tout cela éclate, détone, hurle au soleil, charrie du feu, roule des fleuves de sang sur les neiges, jusqu’à ce que le brouillard s’abatte sur ce sang, le couvre, l’étanche ; et c’est alors une grande chape grise nouée aux quatre coins de l’horizon, qui ne laisse voir que des torses de piliers noirâtres, chancelants, des colonnes perdues dans un fourreau de brumes, des cathédrales fantômes… Toreutique cyclopéenne que la lune éclairera bientôt de sa lumière pâle, tel un de ces paysages de cités détruites que Milton a placés entre l’empire de la vie et celui de la mort.

Cette chaîne de Belledonne, par son imposante unité de structure, peut être prise pour une des principales clefs de voûte de l’édifice géologique dauphinois.

Cette arête cristalline qui domine le Graisivaudan et la faille profonde où coule la Romanche, cette longue arête parallèle au bloc chartreux, se prolonge, au nord, au delà de la vallée d’Arc jusqu’à Albertville ; plus loin, on la voit s’abaisser, puis se relever pour constituer, d’un côté, le massif du Brévent et, de l’autre, le mont Blanc Chamouny n’étant qu’une dépression entre ces deux branches d’origine.


Belledonne.
Les strates de Belledonne renferment du granite, de la protogyne et du gneiss, avec des schistes argilo-calcaires, lesquels, si l’on en croit M. Lory…

Mais avons plus pressé à faire, en ce moment, que d’écouter M. Lory. Il s’agit de redescendre. Il faut des cordes ; on se suspend, comme on peut, auxdites cordes ; on se laisse glisser, comme on peut — et l’on arrive où l’on peut…

À Villard-Bonnot ordinairement, droit sur l’auberge. Une omelette au fromage, une tranche de petit-salé, un verre de vin de la Tronche et zou, au lit ! pour quinze heures !

Le lendemain, convenablement reposé, on déjeune — poulet chasseur et truites exquises — et l’on rechausse les souliers de marche, et l’on s’en va, flâneur, le long de l’Isère.

Il y a de lilliputiennes collines rondes coiffées de lilliputiens châteaux ; il y a des cépées et des châtaigneraies qui ondulent, parallèles, en montant toujours ; il y a des ruisseaux pas méchants qui luisarnent au soleil… Et c’est dans ce décor adouci qu’il est venu au monde, Lui, le terrible baron !

Cet homme aux rouges chevauchées est né au pied des vignes, là où n’auraient dû voir le jour que de paisibles abbés de Saint-Pierre ou d’élégiaques Bernardins !

Voilà qui donne un fameux démenti à la théorie de Taine sur l’influence des milieux !

On voit au hameau des Adrets deux ou trois chicots de murailles qui furent sa demeure. De tout ce qu’il a vécu, il ne reste que ces ruines.

Est-ce à dire que le célèbre capitaine est oublié dans son pays natal ?

Oh ! que non, certes ; ses compatriotes, loin de le renier, lui font même remplir une tâche sociale importante. Il aide, paraît-il, encore avec succès à l’éducation de la jeunesse. On menace les enfants de sa colichemarde, comme on les menacerait de Croquemitaine et de Loup-Garou.

Tous sont à peu près unanimes à reconnaitre en ce très huguenot et très papiste seigneur l’un des monstres les plus brillamment organisés de l’époque moderne :

« Il surpassa en cruauté M. de Montluc lui-même, a dit Brantôme. On le craignoit plus que la tempeste qui passe par de grands champs de bled. Jusques là que dans Rome on appréhenda qu’il armast sur mer et qu’il la visitast, tant sa renommée, sa fortune et sa cruauté volloient partout. »

Le massacre de Vassy étant venu, vers 1562, donner le signal des luttes religieuses, Les Adrets se fait soudain protestant, en haine du gouverneur du Dauphiné, François de Guise, qui soutenait le catholicisme.

Il fond sur Valence, s’en empare, décapite Lamotte-Gondrin, commandant de la province, et, sans perdre de temps, suivi de ses bandes, il envahit, brûle, vole, écume, rançonne le Lyonnais, le Languedoc, la Provence, le Forez et le Beaujolais.

Les troupes régulières, surprises, osent à peine l’attendre pour combattre. Elles fuient « au seul vent de son nom ». Villes et châteaux forts se rendent. À ce moment, Les Adrets est à l’apogée de sa puissance. Il prend dans ses édits les titres de « lieutenant-général en Dauphiné, lieutenant de Mgr le prince de Condé en l’armée chrétienne assemblée pour la liberté et la délivrance du roi et de la reine, sa mère, conservation de leurs États et de la liberté chrétienne… ».

La liberté chrétienne ! À quelle sauce de tueries et de pillages il la sert, ô Dieu de paix !

Images saintes lacérées, églises rasées, les hommes passés au sabre, les femmes violées… Après le sac de Montbrison, ses défenseurs précipités du haut des remparts, et trois cents cavaliers « renvoyés en l’armée des ennemis, avec chacun un pied et un poing coupés… ». Petites surprises que réserve la guerre. Et l’excellent baron trouve ces petites surprises encore bien anodines :

« Je n’ai fait qu’user de représailles, déclare-t-il modestement ; j’ai rendu aux catholiques le mal pour le mal. Nul ne commet cruauté en la rendant. Les premières s’appellent cruauté, les secondes, justice. »

N’exagérons rien cependant. Les Adrets n’est pas un type unique en l’histoire. S’il fut un monstre, il y en eut d’autres à ses côtés. Blaise de Montluc a tué, lui aussi, empalé et brûlé ad majorem Dei gloriam. Il nous a laissé dans ses Mémoires le récit de ses belles actions. Et c’est édifiant !

Le « bon vieillard », comme l’appellent ses partisans, se glorifie de toutes les atrocités qu’il a commises. Il se juche sur un piédestal et se casse le nez à coups d’encensoir. Il est si convaincu de l’importance et de la beauté de sa mission ! Sa sainte colère contre les hérétiques est si grande qu’elle le jette dans des transports voisins du délire. Il voudrait les exterminer jusqu’au dernier !

Ce qu’approuve, du reste, Charles IX. Écoutez ce que mande cette Majesté très pieuse :

« Là où vous en sentirez aulcungz qui branlent seulement pour venir secourir et aider à ceulx de la nouvelle religion, vous les empécherés de bouger par toutz moïens possibles ; et si vous connoissés qu’ilz soient

Ascension de Belledonne. — La Pra.
oppiniastres à vouloir venir et partir, vous les tailherés et ferés meitre en pièces, sans en espargner ung seul, car tant plus de morts, moeingz d’ennemis. »

Les Adrets, pour en revenir à sa sympathique personne, ne semble pas avoir retiré de ses glorieuses campagnes honneurs et profits. 1562, 1563 passent : il n’est rien que colonel d’infanterie. Faible grade. L’ambitieux, déçu, se retire sur ses terres. Il y reste plusieurs années, quand tout à coup voici que la bataille reprend.

Va-t-il ressaisir la fortune ? Il essaye. Avec une désinvolture qui montre combien chez lui les convictions religieuses sont profondes, de Calvin il passe au pape. Il veut maintenant combattre les protestants ; il veut « défaire ce qu’il a fait ».

Mais cette volte-face laisse des doutes, inquiète ses chefs et ses pairs. On l’accuse de trahison : un comité d’enquête l’interroge. L’ancien huguenot, blessé dans son orgueil, quitte l’armée et de nouveau se retire en son manoir de la Frette, où, « vieux, morose, misanthrope, il meurt seul le 2 février 1586 ».

De Thou l’a dépeint en quelques lignes, quand il le vit à Grenoble, peu de jours avant son expédition contre le duc de Savoie : « Il était alors fort avancé en âge, mais d’une vieillesse encore sorte et vigoureuse, d’un regard farouche, le nez aquilin, le visage maigre, décharné et marqué de taches couleur de sang noir, tel que l’on nous dépeint Sylla ; du reste, il avait l’air d’un véritable homme de guerre. Son âme vivait dans son blason : Impavidum ferient ruinæ.

Ce minotaure eut des fils. Tel père, tels fils, aussi emportés, aussi indomptables.

L’aîné, mort au siège de la Rochelle, était, au dire de Théodore de Bèze, l’un des plus vicieux jeunes hommes qui fussent en France. Et Claude, le second, en tous points pareil à son aîné. C’est lui qui, un soir, chargé par le roi d’aller mander le chancelier de l’Hôpital, répondit au ministre qui, en ce moment à table, remettait à plus tard l’entretien : « Comment faut-il hésiter d’un moment lorsque le maître commande ? Vite, qu’on marche sans excuse ! »

Et là-dessus, prenant une des extrémités de la nappe, il jeta à terre toute la vaisselle. Après quoi, il s’en alla satisfait — le chancelier de l’Hôpital le fut moins sans doute.

… Des Adrets à Goncelin, le chemin est court. Toujours à travers notre vieux Graisivaudan, entre la Chartreuse et Belledonne. Dominant la vallée, un château à la Mansard aligne sa face blanche, froide, sur une prairie en pente douce.

Le château de Tencin. Oui, Mme de Tencin elle-même, l’exquise aventurière, l’amie de Dubois et du Régent.

Si nous parlions d’elle ?

Son portrait : des yeux bleus, des cheveux noirs, jolie, plus que jolie… et pourtant avec quelque chose, je ne sais quoi, qui repousse, l’air oblique et fuyant. « On sent qu’elle n’est pas, ne sera jamais posée franchement, ni tout à fait assise, mais à moitié, de côté, de travers. Son fin visage est bas en même temps ; on devine une femme propre à tout, prête à tout, à qui on peut tout demander… »

Et, en effet, que ne lui a-t-on pas demandé ! Que n’a-t-elle pas donné ! Que n’a-t-elle pas reçu ! Sa vie : un roman qui manque à la Comédie balzacienne. Suivons-le.

À quinze ans, poussée par sa famille, elle prend le voile à Montfleury.

Quelle drôle de nonne elle va faire, la petite Claudine ! — et dans quel drôle de couvent !

Un couvent de Meilhac, où l’on a remplacé les vêpres par des concerts et les vigiles par des collations, des dînettes auxquelles la jeunesse à particule de Grenoble prend sa part. Les confitures des vénérables mères sont trouvées exquises ; exquises les voix fraiches des novices. Les conversations rappellent Rambouillet : on distille les potins de la veille, le dernier scandale avec la dernière encyclique du pape. Galanterie et livres saints mêlés mais plus de galanterie que de livres saints.

Qu’eussiez-vous fait à la place de Mgr le cardinal-évêque Le Camus ?

Vous vous seriez fâché. Il se fâcha.

Ces dames lui rirent au nez — qu’il avait, parait-il, comme son nom.

Colère de plus en plus grande de Le Camus. Sur son ordre, des terrassiers élèvent un mur et scellent la porte du monastère. Protestations indignées.

Le couvent de Montfleury.

— Nous sommes sous la sauvegarde de nos vertus, clament les révérendes.

— Fragile barrière, riposte monseigneur.

Et le mur monte, monte toujours.

— Ah ! c’est ainsi ! eh bien, nous nous plaindrons au roi !

Le roi, mis au courant, répondit par ce mot, que cent cinquante ans plus tard M. Mesureur devait, suivant la légende, lui emprunter. Il donna tort à son évêque.

Et les dinettes aux confitures recommencèrent.

Dans ce milieu de sévère morale, Mlle de Tencin grandit en sagesse et en force. À seize ans, elle se laisse enlever par un officier de hussards. On la rattrape — et pour la punir la supérieure l’expédie à Lyon, au Chapitre de Neuville.

Une cellule, une robe de bure, six heures de prières par jour : ce régime était effrayant pour une jeune personne qui connaissait déjà les hussards. Elle s’enfuit, court se réfugier chez son frère, abbé de Vézelay et archidiacre de Sens.

Tous deux s’unissent étroitement, tous deux ont les dents longues, beaucoup d’ambition, peu de scrupules. Ils arriveront.

Dégagée enfin de ses vœux, Claudine de Tencin marche d’amant en amant.

« Elle prend tout d’abord le nécessaire baptême de la mode, passe par Richelieu. De là les soupers du Régent où elle échoue. Elle se rattrape à la littérature, se fait faire (par son neveu d’Argental) un joli conte qui lui fait honneur et lui vaut des protecteurs gens de lettres, Fontenelle, Bolingbroke et autres… » (Michelet.)

El puis viennent le maréchal de Médavi, le chevalier Destouches, père de d’Alembert, et puis le cardinal Dubois.



De Pontcharra à Allevard.
À soixante ans, usé de ses campagnes dans les mauvais lieux de Paris, le voilà amoureux, le compère de Philippe d’Orléans. « Il a trouvé enfin son idéal. Il présente à grand bruit la jeune femme au Palais-Royal, à la Cour, qui rit à mourir. Excellent choix pourtant. C’était évidemment la première pour l’intrigue et la reine comme entremetteuse. » Mais Dubois meurt. M. de la Fresnais, gentilhomme d’occasion qui avait amassé une très grosse fortune en Amérique, prend sa place…

Enfin vient le moment où la liste ne saurait s’allonger davantage. L’heure de la retraite sonne. Mme de Tencin en prend gaiement son parti.

La vie a été pour elle si prodigieusement diverse qu’elle n’a plus rien à en connaître. Apaisée, satisfaite, riche, elle attendra la vieillesse. Plus de complots, plus d’intrigues.

La littérature maintenant l’a reprise ; sa maison est ouverte aux auteurs. Chaque mercredi et chaque dimanche, il y a table dressée. Fontenelle préside à côté de Piron, Duclos et Montesquieu.

Le Bréda.

Elle nourrit ses intimes, elle les habille aussi : toutes les années « leur octroyant cadeau de deux aunes de velours pour s’y tailler une culotte » — cadeau utile que ceux-ci sauront reconnaître par l’envoi d’une élégante chaise percée ou d’un chapeau de paille accompagné du billet suivant de Piron :

à madame de tencin
En lui envoyant un chapeau de paille au nom de son cercle.
Nous sentons en faisant du mieux que nous pouvons

Combien encor nous redevons !
Que vous donnons-nous ! Rien qui vaille.
Laissons là tous ces beaux discours,
Nous emportons votre velours
Et vous présentons de la paille.

Du reste, notre droit est clair
Et la représaille est honnête,
Vous nous couvrez le cul l’hiver,
L’été nous vous couvrons la tête.

Il y avait déjà soixante ans que la spirituelle Clorinde était sur la terre quand il lui arriva la première difficulté qu’elle ne put vaincre : il lui arriva de mourir.

Un brave curé recueillit sa confession :

« Mon père, j’ai été jeune et jolie, on me l’a dit souvent et j’ai eu la faiblesse de le croire. Jugez et ne me refusez point votre bénédiction. »

Et le brave curé bénit et pardonna.

Je doute cependant que, malgré ce pardon, l’ancienne chanoinesse ait été d’emblée en Paradis. Un peu de Purgatoire était juste ;
Un coin d’Allevard. Le vieux moulin.
elle doit y être encore.

… Toujours, toujours, toujours par prés et par vignes, sous les noyers en panaches. Au fond, les montagnes de Savoie, vers Chambéry ; au sud, celles du Villard-de-Lans finement violacées. L’Isère, long serpent gris ; des villages piqués en touffes sur les pelotes rousses des coteaux, des chemins poudreux à travers les verdures fortes des arbustes pris aux roches — et l’ample déroulée des champs lourds et gras.

Goncelin, le Cheylas, Pontcharra, celui-ci presque une ville avec ses papeteries et ses métiers à tisser : un bourg en dos d’âne, d’aspect quelconque. Mais Pontcharra a Bayard et — Bayard, après Les Adrets : c’est une consolation.

Il est né là, à deux pas. On voit son château : deux énormes tours reliées par une courtine.

Que dire du héros qui n’ait été dit ?

« Si Dieu étoit souldart, il seroit pillard ! » s’écriait Du Guesclin. « Bayard fit mentir Du Guesclin. » Générosité, désintéressement, pitié du faible… « Qui toutes ses vertus vouldroit descripre, il y conviendroit bien la vie d’ung orateur. »

Bon chevalier qui ne fut jamais rien que chevalier, réalisant la prédiction que l’astrologue de Carpi lui avait faite, durant ses premières guerres d’Italie :

« Tu auras honneur et vertu, mais biens de fortune n’en auras guère. Un roi de France t’aimera et t’estimera par-dessus tout, malheureusement les envieux empêcheront qu’il te mette aux grandes charges que tu auras méritées. »

Et c’est ainsi qu’il passa, le bon chevalier, modeste, presque pauvre — mais joyau resplendissant de la plus pure beauté morale.

Il fut grand de tout son cœur, par la bonté, par le sacrifice inouï de ses forces et de sa vie, à sa France
La gorge du Brėda.
et à son Dieu.

Il fut grand parce que, le premier, aux durs lendemains du moyen âge, dans ce métier horrible de la guerre, il mit un peu de justice et de pitié.

Le temps de s’indigner en passant devant une fort abominable statue en plâtre de notre guerrier, à cheval sur un roussin étique qui a perdu sa tête à la bataille — et donnez-vous donc la peine d’entrer : nous sommes au seuil de la vallée du Bréda ! La plaine, à nos pieds, se détache avec une netteté d’épure, en stries rêches de couleurs crues, d’un pointillisme grinçant.

La route s’élève entre deux montagnes boisées, parallèles au torrent. De larges entaillades grimacent dans les roches, laissant voir le glacier du Gleyzin qui les sépare de la Maurienne.

Et combien vert, de quelle verdure heureuse, exubérante, ce coin d’Alpes ! Allevard recroquevillée au milieu de ce cadre de sylve, « dans un lacis de petites rues noires, sur des cailloux pointus, serrés, veinés de soufre et de feu, où la voiture rebondit avec des étincelles, secouant les maisons basses toutes lépreuses, aux fenêtres garnies d’écriteaux, au seuil des boutiques de bâtons ferrés… Et derrière elle, au dessus d’elle, un cirque de cimes noires de sapins qui se nuancent, s’éclaircissent en montant avec des traînées de neiges éternelles, des pentes arides en regard de petites cultures qui font comme des carrés de vert, de jaune et de rose au milieu desquels les meules de foin ne paraissent pas plus grosses que des ruches d’abeilles. » ( Alphonse Daudet.)

L’illustre Numa Roumestan y est allé à Allevard. C’est d’ici que date un de ses plus beaux discours. Les sources sulfureuses lui ont redonné sa voix des arènes provençales.

Allevard-les-Bains. — Vue générale.

Persuadez-vous donc qu’il n’y a rien au-dessus de ces sources pour la politique, le barreau, la chaire et, en bloc, pour tous les bavards et bavardes de profession. Et il n’est pas que les bavards : le champ ouvert à la clinique médicale est plus vaste encore ! Avez-vous des crises rhumatismales ? avez-vous une atrophie du sinus maxillaire, ou mieux encore de l’otorrhée, voire de la paracousie, à moins que ce ne soit de la phlegmasie chronique, ou plus communément de l’adénopathie trachéo-bronchique, toutes maladies à noms simples et connus ?… Venez ici. On vous fera boire, aspirer, respirer, pédiluver ; on vous gargarisera, on vous douchera ; vous massera, on vous frictionnera ; on vous roulera comme saucisson dans un paquet d’étoupes et de flanelles ; on vous emplira, comme un tonneau, de lait et d’hydrogène sulfuré… Et si à ce régime laborieux et varié vous ne guérissez pas, c’est que la Faculté n’est qu’une bête ou que le microbe qui fréquente chez vous y met une singulière mauvaise volonté !

Mais il partira, ce microbe. Aussi bien la salle de bains et la buvette ne sont point les seuls qui le chasseront ! Il faut aussi compter sur l’air, sur la montagne :

Brame-Farine dominant la ville avec ses pelouses et ses champs de seigle coupés de ravins, Brame-Farine que l’on descend à la ramasse, à toute vitesse sur l’herbe…

L’interminable rideau des premières chaînes alpines — et plus loin, dans un croissant de nuages, les piliers savoyards, les Bauges tarentaises aux flancs crevassés.

Entre ces durs granits, les vallées se couchent ; l’Isère déroule ses anneaux, se vautre dans un immense trou que Grenoble et Chambéry et les cent villages groupés autour d’eux comblent de toits rouges et de murs blancs…

Allevard. — La descente de Brame-Farine.

Terre de légendes. Les fées que nous avions quittées en Royannais, nous les retrouvons à Allevard. La nuit, « le Bréda charrie dans son flot des échos d’amour, les arbres chuchotent, et les pierres des châteaux racontent leurs pages de guerre… »

Quelles sont ces légendes ? Viennent-elles du Nord ou des pays de langue d’oc ? Ce serait besogne curieuse que de constater par des rapprochements nombreux leur parenté avec celle des peuples voisins, leurs transformations successives. Œuvre difficile, quasi impossible. Certes, tous ces témoignages fabuleux reposent sur une base éprouvée, sur des faits reconnus ; mais ils ont été tellement embellis par leurs auteurs, tellement qu’on n’y peut saisir parfois qu’un trait de mœurs et un nom à peine un nom !…

Connaissez-vous l’histoire de la tour du Treuil ? On dirait d’une ballade allemande, musique de Schubert.

Pierre de Crouy-Chanel aimait Agnès de Sassenage-Véracieu. Ils se marièrent. Hélas ! le lendemain des noces, la belle épousée, tombant de sa mule, en trépassait. Pierre, désespéré, part pour la Terre-Sainte. Durant cinq années, il combat contre les Infidèles. Enfin il revient, rappelé par sa mère mourante, et dès lors ne quitte plus la tour. Le soir venu, ses archers le rencontrent, immobile sur la terrasse, inconsolable, l’œil vers le ciel, tâchant d’y découvrir l’ombre de la perdue. Et le ciel finit par récompenser sa constance. La morte revient ; chaque hiver, elle reviendra, souvenir des deux journées qu’elle passa au manoir.

Allevard. — Le Casino.

Et les grottes de la Jeannote ? La jeune fille qui osera y pénétrer périra infailliblement au bout de dix mois, si elle ne se marie point avant ce terme.

Et le Grand Charnier ? la roche sur laquelle les Sarrasins furent exterminés par Isaac, évêque de Grenoble. Par les nuits d’orage, leurs squelettes enlinceulés errent sur les glaciers…

Et enfin la légende du château de la Roche.

Le maître de ce château n’avait qu’une fille, appelée Hermance, à laquelle il légua en mourant tous ses biens. Hermance était belle, mais avait l’âme dure et orgueilleuse. Quand les vieux serviteurs de son père la prièrent de se choisir un époux, elle les conduisit au-dessus d’un abîme, au sommet d’une pointe escarpée, où l’homme le plus brave ne posait le pied qu’en tremblant, et elle leur dit : « Si quelqu’un songe à m’épouser, il faut qu’il gravisse à cheval cette cime, et j’en jure par tout ce qu’il y a de

La tour du Treuil.
plus saint, celui-là seul qui pourra soutenir cette épreuve aura droit à m’appeler sa femme. »

Plusieurs essayèrent d’accomplir cette terrible condition ; tous succombèrent.

Un jour trois nouveaux chevaliers vinrent tenter la même entreprise. C’étaient les trois enfants d’une famille puissante, tous trois jeunes, beaux, braves ; ils attiraient tous les regards, et tous les vœux de la foule les suivaient. L’un après l’autre ils essayèrent d’escalader la pierre fatale. Le premier n’était pas à moitié chemin que son cheval fit un faux pas et le précipita ; le second échoua un peu plus haut ; le troisième s’avança
Allevard. — La cascade du Parc,
avec plus de précaution, et déjà il avait surmonté les principaux obstacles, déjà il approchait du but, quand tout à coup une plante humide le fit glisser, et il roula jusqu’au fond du gouffre. Le peuple poussa un cri de douleur à la vue de ce cruel spectacle, et la jeune fille elle-même se sentit émue. Mais bientôt elle reprit sa superbe indifférence et regarda sans un seul battement de cœur tomber tous ceux que l’aspect de la montagne sanglante n’avait pu effrayer.

Un matin, le son du cor annonça l’arrivée d’un étranger. Un chevalier entre dans le château ; il porte une armure étincelante ; une plume d’aigle flotte sur son casque, et ses longs cheveux noirs tombent sur ses épaules. Celui-là est beau, plus beau que tous ceux qui l’ont devancé. Son regard respire la fierté, son attitude est imposante. Hermance, en le voyant, éprouve un sentiment de crainte et d’amour qu’elle n’avait jamais connu auparavant.

Quand il lui annonça le désir qu’il avait de gravir la montagne, elle trembla, elle eût voulu l’arrêter au bord du chemin et lui jurer à l’instant même une fidélité éternelle. Mais lui tenait à achever son périlleux voyage. Il se met en route ; il monte par le sentier tortueux, par les éboulis. La jeune fille le suit avec anxiété ; elle compte chacun de ses pas et chacun des périls qui l’entourent. Quand elle le voit tourner avec adresse les obstacles, se tenir debout sur la pente la plus escarpée, son cœur tressaille ; elle lève les yeux au ciel, elle prie, elle espère, pour retomber bientôt dans ses angoisses.

Aux Sept-Lacs. — Le lac du Col.

Cependant le chevalier poursuit sa marche : il s’élève de cime en cime et tout à coup il arrête son cheval. Il est arrivé ; son panache ondoie au-dessus de l’abime. À cette vue Hermance se jette à genoux, et l’air retentit de ses exclamations de joie.

Elle accourt, se précipite au-devant de l’étranger. Mais lui la repousse avec mépris : « Va-t’en loin de moi, misérable femme qui as fait verser tant de pleurs ; souviens-toi de ces nobles guerriers dont tu as causé la mort. Souviens-toi de ces trois frères que tu as vus sans pitié périr l’un après l’autre. Je suis venu pour les venger. Tu m’aimes, et moi je te maudis. »

À ces mots il s’éloigne, et la malheureuse, torturée par son amour, en proie à ses remords, se jette dans le gouffre où sont tombées ses victimes.

Par quel phénomène d’endosmose cette tradition d’amour est-elle passée à Allevard ? Je l’ai retrouvée pareille, sans autres noms de changes que ceux de l’héroïne et du château qu’elle habitait, dans un chant de Bohème traduit par Xavier Marmier.

… L’agencement rythmique des horizons, la beauté de ligne de ces Alpes qu’on ne peut plus quitter, alors qu’on les a vues !

Je reviens des Sept-Lacs ; j’ai franchi le Val des abîmes. Les décrire ? Oh ! non, je ne saurais, je n’oserais… les mots manquent…

Allez-y voir !…

Château de Bayard