A. Soirat (p. 364-371).


LXIV


Une des pratiques religieuses auxquelles il tenait le plus était la grand’messe de paroisse, celle-là qu’on a nommée, dans un style abject, « l’opéra du peuple, » probablement par antiphrase, puisqu’il est interdit au peuple d’y assister.

Il est sûr que les fabriques ne badinent pas avec le pauvre monde et Jésus lui-même, suivi du Sacré-Collège de ses douze Apôtres, serait promptement balayé par le bedeau, — si cette compagnie s’en venait, guenilleuse, et n’ayant pas de monnaie pour payer les chaises. Les dévotes riches et notables, qui font graver leurs noms sur leurs prie-Dieu capitonnés, ne souffriraient pas le voisinage d’un Sauveur lamentablement vêtu, qui voudrait assister en personne au sacrifice de son propre Corps. Les toutous de ces dames seraient certainement expulsés avec plus d’égards que ce Va-nu-pieds divin.

Cette simonie inspirait à Marchenoir une horreur sans bornes. Aussi, ne le voyait-on jamais parmi la foule des paroissiens endimanchés. Il déposait Véronique au premier rang, devant l’autel qu’elle aimait à voir en face, et allait s’installer, à l’abri de tous les yeux, dans une chapelle latérale et presque toujours solitaire, où son âme douloureuse risquait moins d’être coudoyée par les âmes d’argent ou de boue qui polluent de leurs toilettes la maison du Pauvre.

Il tâchait aussi de ne pas voir l’architecture de cette église moderne, — sous-imitation mal venue d’un art décadent, exécutée par quelque maçon dénué de pulchritude géométrique.

Toute son attention était pour cette Liturgie profonde qui a traversé les siècles, à l’encontre des apostasies du tire-ligne et des reniements du compas. La compréhension qu’il avait de cette merveille du symbolisme chrétien lui procurait un apaisement surnaturel. Son âme religieuse, aux trois quarts submergée par le diabolisme de la passion, prenait pied quelques instants sur ces formes saintes, au-delà desquelles il pressentait la gloire des pitiés divines. Il retombait, aussitôt après, dans les vagues folles de son délire. N’importe ! il avait une heure de réconciliation sublime, traversée d’éblouissements. Une hypertrophie de joie lui gonflait le cœur, jusqu’à l’éclatement de sa poitrine.

La grand’messe est une agonie d’holocauste accompagnée par des chants nuptiaux. Elle résume l’incommensurable des douleurs et l’infini des allégresses. Elle renouvelle, sans lassitude, en des cérémonies toujours identiques, l’énorme confabulation du Seigneur avec les hommes :

— Je vous ai créés, vermine très chère, à ma ressemblance trois fois sainte, et vous m’avez payé en me trahissant. Alors, au lieu de vous châtier, je me suis puni moi-même. Il ne m’a plus suffi que vous me ressemblassiez, j’ai senti, moi, l’Impassible, une soif divine de me rendre semblable à vous, pour que vous devinssiez mes égaux, et je me suis fait vermine à votre image.

Vous croupissez, comme il vous plaît, dans la fange rougie de mon sang, au pied de la croix où vous m’avez fixé par les quatre membres pour que je ne m’éloignasse pas. Nous voilà donc ainsi, vous et moi, depuis deux mille ans bientôt. Or, ce bois est affreusement dur et vous ne sentez pas bon, mes enfants chéris…

Je ne vois guère que mon serviteur Élie qui pourrait venir me délivrer, pour qu’il me fût possible, enfin, de vous baptiser et de vous lessiver dans le feu, comme je l’ai tant annoncé. Mais ce prophète est endormi, sans doute, d’un puissant sommeil, depuis si longtemps que je l’appelle dans l’angoisse du Sabacthani !…

Il viendra, pourtant, je vous prie de le croire, et vous apprendrez alors, imbéciles ingrats, ce que je suis capable d’accomplir.

En ce jour, les épouvantes de Dieu militeront contre les hommes, parce qu’on verra la chose inouïe et parfaitement inattendue, qui doit déraciner, jusque dans ses fondements, l’habitacle humain, c’est-à-dire, la translation des figures en réalités… Je vous aveuglerai, parce que je suis l’auteur de la Foi, je vous désespérerai, parce que je suis le premier-né de l’Espérance, je vous brûlerai parce que je suis la Charité même. Je serai sans pitié, au nom de la Miséricorde et ma Paternité n’aura plus d’entrailles, sinon pour vous dévorer.

Ma Croix méprisée éclatera de splendeur, comme un incendie dans la nuit noire, et une terreur inconnue recrutera, dans cette clarté, la multitude tremblante des mauvais troupeaux et des mauvais pasteurs. Ah ! vous m’avez dit d’en descendre et que vous croiriez en moi. Vous m’avez crié de me sauver moi-même, puisque je sauvais les autres. Eh ! bien, je vais combler tous vos vœux. Je vais descendre effectivement de ma Croix, lorsque cette épouse d’ignominie sera tout en feu, — à cause de l’arrivée d’Élie, — et qu’il ne sera plus possible d’ignorer ce qu’était, sous son apparence d’abjection et de cruauté, cet instrument d’un supplice de tant de siècles !…

Toute la terre apprendra, pour en agoniser d’épouvante, que ce Signe était mon Amour lui-même, c’est-à-dire l’Esprit Saint, caché sous un travestissement inimaginable…

Cette Croix qui me dépasse de tous les côtés, pour exprimer, dans sa Folie, les adorables exagérations de votre Rachat, Elle va dilater sur toute la terre ses Bras torréfiants. Les montagnes et les vallées se liquéfieront comme la cire, et votre Dieu, décloué de son lit sanglant, posera de nouveau, sur le sol d’Adam, ses deux pieds percés, pour savoir si vous tiendrez parole en croyant en lui.

Il vous regardera avec la Face de sa Passion, mais ruisselante, cette fois, de la lumière de tous les symboles préfigurateurs que ce prodige allumera, devant lui, comme des flambeaux et, — pour avoir fait, dans le temps des ténèbres, l’usage qu’il vous aura plu de votre liberté de pourriture, — vous connaîtrez, à votre tour, ce que c’est que d’être abandonné de mon Père, la Soif vous sera enseignée et toute justice sera consommée en vous, dans les épouvantables Mains ardentes que vous aurez blasphémées !

Tel était en Marchenoir l’étrange écho de la liturgie sacrée. La ferveur de ce millénaire tendait sans cesse aux accomplissements de la fin des fins. Tous les désidérata des âmes les plus sublimes accouraient à cette âme, comme une invasion de fleuves, et sa prière intérieure mugissait comme l’impatience des cataractes.

Ce chrétien inouï ne pensait même plus à son triste temps. Les colères immenses que soulevait en lui la promiscuité des ambiantes turpitudes, étaient oubliées. Involontairement, il assumait, en de surhumains transports, la déréliction de tous les âges.

— Vous avez promis de revenir, criait-il à Dieu, pourquoi donc ne revenez-vous pas ? Des centaines de millions d’hommes ont compté sur votre Parole, et sont morts dans les affres de l’incertitude. La terre est gonflée des cadavres de soixante générations d’orphelins qui vous ont attendu. Vous qui parlez du sommeil des autres, de quel sommeil ne dormez-vous pas, puisqu’on peut vociférer dix-neuf siècles sans parvenir à vous réveiller ?… Lorsque vos premiers disciples vous appelèrent dans la tempête, vous vous levâtes pour commander le silence au vent. Nous ne périssons pas moins qu’eux, je suppose, et nous sommes un milliard de fois plus infortunés, nous autres, les déshérités de votre présence, qui n’avons même pas le décevant réconfort de savoir en quel lieu de votre univers vous dormez votre interminable sommeil !

Ces objurgations, que les docteurs de la Loi eussent condamnées, il ne pouvait s’empêcher de les renouveler sans relâche. C’était la respiration de son âme, quand il s’exhalait vers le ciel, et, — depuis la mort du prêtre qui lui avait autrefois ouvert l’entendement, — il n’avait pu rencontrer que Véronique dont le simple esprit ne se scandalisât pas de cette impétueuse façon de parler à Dieu.

Le souvenir de la chère créature se mêlait, par conséquent, à sa prière et traversait en flèches de flamme ses exaltations prophétiques. Il s’enroulait à ses pensées les plus hautes et participait de leur enthousiasme. Il trouvait, analogiquement, sa place dans les péripéties et les phases liturgiques du vaste drame de propitiation qui s’accomplissait sous les yeux du contemplatif obsédé.

Lorsqu’après l’instruction dominicale du curé ou de son vicaire, — que Marchenoir, au fond de sa chapelle, se félicitait de ne pas entendre, — l’orgue, venant à tonner à la parole de l’officiant, promulguait, une fois de plus, en accompagnant les voix des chantres, cet antique Symbole de Nicée dont quinze siècles n’ont pas encore épuisé l’adolescence, le solitaire était, malgré tout, avec Véronique, dans le houlement grégorien des douze articles incommutables. La chair se taisait, sans doute, et la bien-aimée se transfigurait à la lumière des aperceptions extra-terrestres. L’obsession se faisait divine pour n’être pas exorcisée, mais elle ne s’éloignait pas un instant.

Peut-être fallait-il qu’il en fût ainsi. Les prières canoniques de l’Église romaine ont un tel caractère d’universalité, une si essentielle vertu de ramener à l’absolu tout réductible sentiment humain, que Marchenoir, momentanément allégé de tortures, se prenait à considérer cette violence exercée sur lui comme une nécessaire épreuve.

À ce point de vue, l’oblation de l’Hostie et l’oblation du Calice suggéraient à cet exégète enflammé d’immédiates applications, que les grondements de l’orgue, aux versets incitateurs du commencement de la Préface, avaient l’air de paraphraser. Sursum corda ! — Hélas ! je le veux bien, répondait le misérable, mais ma force est abattue et mon triste cœur pèse autant qu’un monde…

À l’immense éclat du Sanctus, il se redressait, il se brandissait lui-même jusqu’aux cieux, dans l’ivresse rédemptrice de cette louange œcuménique. Il lui semblait, alors, présenter devant le trône de Dieu cette sainte de la terre qu’il avait formée à la ressemblance des saintes du Paradis.

— Retirez-la de moi, disait-il, cachez-la de moi dans vos gouffres de lumière, gardez-moi ce pécule de rémission que j’ai si laborieusement conquis !

Un peu plus loin, à l’hymne séraphique de l’O salutaris, il se liquéfiait de mélancolique douceur, et c’était la minute exacte où il se croyait ordinairement devenu tout fort.

Toutes les cérémonies, tous les actes particuliers de ce Sacrifice, que les théologiens regardent comme le plus grand acte qui puisse être accompli sur terre, pénétraient Marchenoir jusqu’aux intestins et jusqu’aux moelles. Il se saturait de la Dilection supérieure et n’en devenait ensuite que plus abordable aux inférieures sollicitations de son animalité…

C’est un lamentable mystère de notre nature, que les plus hautes appétences des êtres libres soient précisément ce qui les précipite à leur perdition, — afin qu’ils tombent sans espérance, comme Lucifer ! Le malheureux le savait. C’est pourquoi il aurait voulu que cette messe n’eût jamais de fin, et que les chants amoureux ou comminatoires continuassent ainsi, jusqu’à ce que les tièdes fidèles, venus pour faire semblant de les écouter, fussent réduits en poussière avec lui-même et sa Véronique !…

Il sortait enfin, les nerfs rompus, la tête sonnante, excédé jusqu’à défaillir.