A. Soirat (p. 359-364).


LXIII


À partir de ce jour, le révolté s’enferma dans la plus haute citadelle de son esprit. Il se remit courageusement à son livre sur le Symbolisme. Il se représenta que c’était la dernière ressource qui lui restait, et calcula qu’avec l’argent du bon général des Chartreux, il irait quelques mois encore, et pourrait, sans doute, le terminer. Alors, il arriverait ce que Dieu voudrait, mais, du moins, cette œuvre, dont il se sentait la vocation et qui criait en lui pour être enfantée, se trouverait accomplie.

Aucune porte, d’ailleurs, ne paraissait devoir s’entrouvrir. Son premier article au Basile avait été le dernier. Il avait paru, effectivement, le surlendemain du fameux dîner, mais tellement défiguré par des atténuations et des retranchements sans nombre, qu’il ne le reconnaissait plus, et que le premier chroniqueur venu l’aurait pu signer. Il s’y attendait un peu et n’en eut point de colère. Il déplora seulement que son nom même n’eût pas été raturé comme ses épithètes, et, il ressentit, de cette lâche sottise, une amertume poignante qui le paralysa, intellectuellement, tout un jour. Puis, ce fut fini.

Du côté des catholiques, il avait éprouvé, depuis longtemps, de telles aversions, qu’il ne fallait pas même y songer. L’hostilité cafarde de ce groupe était, peut-être, encore plus enragée que la haine déclarée des mécréants. Il l’avait bien vu pour sa Vie de sainte Radegonde, livre exclusivement religieux, s’il y en eut jamais, dont les catholiques eussent dû faire le succès, et qu’ils avaient éteint, du premier coup, sous un implacable silence. Pour ces nyctalopes, la pourpre vive du talent de Marchenoir était un scandale d’optique, pouvant mettre en danger la santé de leurs méchants yeux, et qu’ils se firent un devoir d’étouffer comme une tentation du Diable. Le nouveau livre qu’il préparait ne les indignerait pas moins. En supposant qu’il trouvât un éditeur, — ce qui paraissait peu probable, — quel moyen aurait son œuvre d’arriver jusqu’au public et d’obtenir ce demi-succès de vente si nécessaire à la subsistance de l’auteur ? Décidément, l’avenir était horrible.

Marchenoir travaillait à corps perdu, écartant, comme il pouvait, cette vision de désespoir. Mais elle revenait, quand même, s’imposant despotiquement au malheureux homme. Alors, la plume tombait de sa main et, quoi qu’il pût faire, il lui fallait repasser toute sa vie et reboire tous les souvenirs amers. C’était une mélancolie de damné. Dans ces moments, Véronique s’approchait et, s’inclinant sur l’épaule de ce porte-croix chargé d’un si dur fardeau, s’efforçait de le ranimer. — Pauvre chère âme, disait-elle, que ne puis-je prendre sur moi toute votre peine ! et, souvent, ces deux êtres s’attendrissaient l’un sur l’autre et pleuraient ensemble.

Or, cela même était un autre danger et une source de douleurs nouvelles, — incomparables. Marchenoir se sentait plus amoureux que jamais. Avec une terreur immense, il se voyait de plus en plus captif et chargé de chaînes. Il avait beau regarder la mutilée, dans l’espérance de recueillir l’horreur dont elle avait prétendu masquer son visage, cette impression salutaire ne venait pas. Il ne trouvait en elle qu’un objet de pitiés amollissantes, qui s’achevaient en de suggestives incitations. Ce rêveur, chaste autant qu’un moine, brûlait comme un sarment…

Tel était le résultat définitif, l’aboutissement suprême de tant d’efforts, de si complètes victoires antérieures sur sa chair et sur son esprit. À quarante ans, il revenait aux troubles de l’adolescence. Il lui fallait, déjà brisé tant de fois, résister encore à cet effrayant retour de jeunesse qui déracine les âmes les moins entamées et les plus robustes. Et il ne voyait pas d’issue pour fuir. Le travail, la prière même, ne le calmaient pas. Tout le trahissait. Les eucharistiques tendresses de sa foi ne servaient qu’à pencher un peu plus son cœur sur cet abîme du corps de la femme, où vont se perdre, en grondant, les torrents humains dévalés des plus hautes cimes. Le Christ saignant sur sa Croix, la Vierge aux Sept Glaives, les Anges et les Saints lui tendaient l’identique traquenard de liquéfier son âme à leurs fournaises…

La situation morale de Marchenoir était épouvantable. Aucun être humain ne saurait s’arranger de la privation perpétuelle de tout bonheur. Les plus misérables n’acceptent pas cet inacceptable dénûment. On peut toujours se donner un vice, une manie, ou se précipiter au suicide. Ces trois solutions révoltaient également l’amoureux mystique, sans qu’il fût plus capable que le dernier vagabond d’en dénicher une quatrième. Le bonheur ! il en avait été affamé toute sa vie, sans espoir de rassasiement. Personne ne l’avait jamais cherché avec une telle furie… et une si parfaite incrédulité. Et encore, il l’avait cherché trop haut, dans un éther trop subtil, même pour l’illusion.

Maintenant, par une dérision satanique, cet éternel désir d’être heureux, — cette inapaisable soif d’une fontaine qui n’existe pas pour les êtres supérieurs, — se précisait, à deux pas de lui, sous la forme d’un objet palpable, dont la possession l’eût comblé d’horreur. Il se tordait de rage, il se souffletait lui-même, à la pensée que cette sainte, — qui était sa gloire et sa rançon, — il la convoitait charnellement comme une maîtresse vulgaire ! Ah ! c’était bien la peine d’endurer quarante martyres, de s’exténuer par tant de labeurs, de se consumer au pied des autels et de laver les pieds de Jésus d’un million de larmes, pour aboutir finalement à la saleté de cette obsession !…

Il s’enfuyait loin de la maison, forcé d’abandonner son travail, et marchait hors de Paris, sur les routes et par les chemins déserts, en criant vers Dieu dans d’interminables pérambulations solitaires. Mais la Tentation ne le lâchait pas et souvent, même, en devenait plus active. Elle se perchait comme un aigle sur ce marcheur, les ongles plantés dans son cou, l’aveuglant des ailes, le déchiquetant du bec, lui dévorant la cervelle, et dominant, de ses cris de victoire, la clameur de détresse du Désespéré !

Des frénésies soudaines le saisissaient, le rendaient vraiment énergumène. Il se jetait, en mugissant comme un buffle pourchassé, dans les taillis, au risque de se déchirer le visage ou de se crever les yeux, insensible aux écorchures et aux meurtrissures, — quelquefois aussi, se roulait sur l’herbe en écumant à la façon des épileptiques, appelant à son secours, indistinctement, les puissances de tous les abîmes. Un soir, il se réveilla dans un fourré du bois de Verrières, glacé jusqu’à la moelle des os, ayant dormi de ce perfide et profond sommeil des épuisés de chagrin, qui les réconforte pour qu’ils puissent un peu plus souffrir.

Dans l’accalmie nerveuse qui suivait ces crises, son imagination, toujours inquiète, lui représentait, pour varier son supplice, Véronique telle qu’elle avait été, hier encore, avant de se massacrer elle-même, pour l’amour de lui. Alors, il se laissait aller à des calculs de marchand d’esclaves, se disant qu’après tout, le mal n’était pas irréparable, que les cheveux et les dents peuvent s’acheter et qu’il ne tenait qu’à lui de restaurer l’idole de sa perdition. Puis, le sentiment revenait aussitôt, de son éternelle indigence, — ramenant cette âme malheureuse au centre le plus désolé de ses infernales douleurs !