A. Soirat (p. 371-380).


LXV


Véronique n’eût pas été femme si l’état effroyable de Marchenoir avait pu lui échapper. Il s’en fallait, d’ailleurs, qu’il fût habile à dissimuler. Tout ce qu’il pouvait était de donner le change à Leverdier, en laissant croire à cet ignorant de l’amour que son œuvre seule le désorbitait de la vie normale. Véronique, plus clairvoyante, avait discerné, du premier coup, la désespérante vérité. Elle garda le silence, n’ayant pas autre chose à faire, mais dans une désolation et un tremblement inexprimables.

L’apparente inutilité de son martyre l’écrasa. Elle vit que tout était perdu, cette fois, et eut le pressentiment d’une catastrophe prochaine.

Seulement, elle désira d’un désir tout-puissant d’en être la seule victime, pour que sa disparition délivrât celui qui l’avait elle-même délivrée. Elle se mit à convoiter le fruit savoureux de sa propre mort, comme la grande Ève convoita le fruit de la mort universelle.

Ses continuelles oraisons acquirent une intensité inouïe et s’emportèrent jusqu’au délire. Elle se tordit le cœur à deux mains pour en exprimer sa vie. À l’exemple de sainte Thérèse, elle se construisit « un château de sept étages », non plus, comme la réformatrice du Carmel, pour monter de l’initial détachement de ce monde à la parfaite consommation de la paix divine, mais pour transférer son âme navrée dans quelque définitive prison, lumineuse ou sombre, qui ne fût pas, du moins, ce tabernacle charnel si vainement défiguré, — en passant par les successives geôles du renoncement suprême, — et tel fut le donjon de sa silencieuse agonie.

Ce fut un de ces drames noirs et profonds, cachés sous le petit manteau bleu des sourires de la charité, — comme l’ébène horrible de l’espace est masqué de cet azur qui est l’aliment de la vie des hommes. Ces deux singulières victimes d’un Idéal prorogé au-delà des temps, évitaient soigneusement toute parole qui pût éclairer l’un ou l’autre, et cette prudence n’était vaine qu’à l’égard de Véronique, — car Marchenoir, bien assuré que son amie ne partageait pas son trouble, à lui, était loin, cependant, de conjecturer le trouble sublime dont la physionomie imperturbée de la trépassante gardait le secret. Ils ne se parlaient donc presque plus, s’épouvantant eux-mêmes du despotisme de ce silence qui s’asseyait dans leur maison.

Bientôt ils ne se virent qu’aux heures des repas, rapidement expédiés et plus tristes encore que les autres événements quotidiens de leur vie commune, excepté les jours où Leverdier venait interrompre de sa présence les suffocations insoupçonnées de ce tête-à-tête. Le brave homme, à cent lieues de deviner les tortures infinies qu’on lui cachait avec le plus grand soin, parlait du Symbolisme à Marchenoir, heureux de s’ensevelir sous cette couverture intellectuelle qui lui servait à tout abriter. Puisque, de part et d’autre, on jugeait le mal sans remède, pourquoi contrister à l’avance un si tendre ami ? Il souffrirait toujours assez tôt, le pauvre diable, quand viendrait le dénouement, nécessairement funeste, que les deux infortunés apercevaient plus ou moins distinct, mais inévitable.

Une nuit, le damné, seul dans sa chambre, ayant passé plusieurs heures à compulser des similitudes historiques dans l’abominable épopée du Bas-Empire, s’aperçut tout à coup qu’il peinait en vain. La torche fumeuse de son esprit, inutilement agitée, ne donnait plus de lumière. Il posa sa plume et se mit à songer.

On était au mois de juin et le jour naissait. De la fenêtre ouverte sur le quartier endormi, un souffle suave arrivait sur lui, rafraîchissant et capiteux comme le parfum des fruits… C’est l’heure des énervements dangereux et des languides instigations de l’esprit charnel. Un homme, habituellement chaste et fatigué d’une longue veille, est, alors, sans énergie pour y résister. Dans le cas de Marchenoir, ce très simple phénomène se compliquait de prédispositions passionnelles à faire sombrer quarante volontés du plus haut bord. Tout à coup, une furie de concupiscence sauta sur lui, comme eût fait un tigre.

Abattu, roulé, dilacéré, dévoré dans le même instant, son libre arbitre, atténué depuis tant de jours, disparut enfin. Étranglé par le spasme de l’hystérie, agité de frisson et claquant des dents, il se leva, mit sa tête hors de la fenêtre, exhala, dans l’air du matin, le hennissement affreux des érotomanes et, — silencieusement, — avec la circonspection miraculeuse d’un aliéné, il ouvrit sa porte sans le plus léger grincement, glissa comme un fantôme à travers la salle à manger, et parvint à la porte de Véronique.

Une ligne de clarté jaune passait au-dessous et un rayon plus lumineux filait par le trou de la serrure. La pénitente veillait encore. Il s’arrêta et prit à deux mains sa tête en feu, se demandant ce qu’il voulait, ce qu’il venait faire… lorsqu’il entendit un gémissement et n’hésita plus.

Abandonnant toute précaution, il entra et vit celle qu’il convoitait d’un si flagellant désir, le très « dur fléau de son âme », à genoux, les yeux fixés sur le crucifix, les bras croisés sur son sein, le visage gonflé, ruisselant et, chose navrante, le parquet, devant elle, mouillé de ses larmes. Elle avait dû pleurer ainsi toute la nuit.

L’effet de cette vision fut de transformer immédiatement la fureur de Marchenoir en une compassion déchirante. — Je suis son bourreau ! pensa-t-il. Il allait se précipiter vers elle pour la relever, quand la pauvre sainte, qui n’avait pas remarqué son intrusion, se mit à parler.

— Mon Bien-Aimé, disait-elle, d’une voix entrecoupée, que Vous êtes dur pour ceux qui Vous aiment ! Ils ne sont pas trop nombreux, cependant ! Que n’a-t-il pas fait pour Vous, ce malheureux homme qui ne respire que pour Votre gloire ?… Il n’est pas pur devant Vous, c’est bien possible… Hé ! qui donc est pur ? Mais il a toujours donné tout ce qu’il avait, il a pleuré avec tous ceux qui étaient en travail de douleurs et il a eu pitié de Vous-même dans la personne de ceux que Votre Église appelle les membres souffrants de Votre Majesté sacrée… Est-il juste, dites-moi, qu’il soit mis dans le feu pour avoir voulu sauver Madeleine ?…

Puis, dans une sorte de transport, et sa raison se déréglant, elle se mit à invectiver contre son Dieu. Marchenoir, au comble de l’épouvante, voyait ses plus procellaires emportements de blasphémateur par amour, dépassés par cette ingénue qu’il avait tirée de l’extrême ordure, comme un diamant du limon, et dont il thésaurisait, depuis deux ans, les paradoxales innocences.

— Tout ce que Vous voudrez, criait presque la délirante, excepté cette iniquité qui Vous déshonore ! Replongez-moi, s’il le faut, dans la fosse horrible où il m’a prise, et ensuite, jetez-moi, comme un haillon dégoûtant, dans Votre enfer sempiternel. Si Vous me damnez, je suis bien sûre, au moins, que je ne grincerai pas des dents !

Soudain, comme si la présence de son pantelant ami, immobile et debout à l’extrémité de son oratoire, l’eût impressionnée, elle se retourna et venant vers lui, lentement, ses magnifiques yeux dilatés par toutes les stupéfactions de la démence, elle prononça distinctement, mais d’une voix désormais douce et plaintive, ces inconcevables mots :

Quid feci tibi, aut in quo contristavi te ?

Cette interrogation de victime, qu’on chante le Vendredi-Saint, dans les églises dénudées, à l’antienne de l’adoration de la Croix, et que Véronique, dans son égarement, appliquait, par une confusion poignante, à celui même dont elle venait d’étaler à Dieu la détresse, acheva de briser le désespéré Marchenoir. Des larmes jaillirent de ses yeux et brillèrent à la lueur rosée des deux lampes.

À cet aspect, l’affolée revint à elle, accomplissant le geste inconscient de tous les êtres qui souffrent en haut de leur âme, et qui consiste à se balayer le front du bout des doigts, des sourcils aux tempes, pour en écarter le souci. Ensuite, elle poussa un cri et, par un mouvement d’irrésistible féminité, jeta ses deux bras autour du cou de son compagnon d’exil.

— Ô mon Joseph ! lui dit-elle, en roulant sa tête sur ce cœur dévasté, cher malheureux à cause de moi, ne pleurez pas, je vous en supplie, vos peines vont bientôt finir… Vous étiez peut-être là, tout à l’heure, quand je disais des injures à mon très doux Maître, et vous avez dû penser que j’étais folle ou fameusement ingrate. Je me les reproche, maintenant, comme si je vous les avais adressées à vous-même, ces cruelles paroles !… C’est vrai pourtant, que j’avais la tête perdue ! Quand je vous ai vu si triste, au fond de ma chambre, j’ai cru, un moment, que je voyais ce même Jésus que je venais d’accuser de méchanceté et d’injustice, — car c’est à peine si je parviens à vous séparer, même dans la prière, mes deux Sauveurs, tous deux agonisants pour l’amour de moi et tous deux si pauvres !… Ces mots latins, que vous m’aviez expliqués à l’adoration de la Croix et que vous avez dû être bien étonné d’entendre, — n’est-ce pas ? — il m’a semblé que c’était Jésus lui-même qui me les appliquait, en manière de reproche, sous votre apparence douloureuse, et ma bouche les a répétés comme un écho… Ne cherchez point à expliquer cela, mon cher savant. Vous avez assez de vos pensées, sans vous mettre en peine de mes folies… Vous êtes captif, comme le premier Joseph, dans une très rigoureuse prison, et je prie, sans cesse, pour que Dieu vous en délivre. Croyez-vous qu’il puisse résister longtemps à une fille aussi importune ?…

Ah ! çà, mais, — ajouta-t-elle, se redressant tout à coup et posant ses mains sur les épaules de Marchenoir, — vous ne savez donc pas qui vous êtes, mon ami, vous ne voyez donc rien, vous ne devinez rien ? Cette vocation de sauver les autres, malgré votre misère, cette soif de justice qui vous dévore, cette haine que vous inspirez à tout le monde et qui fait de vous un proscrit, tout cela ne vous dit-il rien, à vous qui lisez dans les songes de l’histoire et dans les figures de la vie ?…

Cette question, peu ordinaire, ce n’était pas la première fois que Véronique l’adressait à son ami lamentable. Elle n’était pas plus inouïe pour lui que tant d’autres choses insolubles ou hétéroclites qui avaient fait de sa vie un paradoxe. Cette habitante « de l’autre rive », — eût dit Herzen, — à laquelle aucune dévote ne ressemblait, paraissait avoir reçu, en même temps que le don de la perpétuelle prière, la faculté surhumaine de tout ramener à une vision objective si parfaitement simple, que le synthétique Marchenoir en était confondu. Souvent, elle le suggérait, à son insu, en le remplissant de lumière, sans se douter du prodige de son inconsciente pédagogie.

Un jour que le symboliste scripturaire lisait en sa présence, en les interprétant, les premiers chapitres de la Genèse, elle l’interrompit à l’endroit de la fameuse justification d’Ève déchue : « Le serpent m’a trompée », et lui dit : — Retournez cela, mon ami, vous aurez la consommation de toute justice. De manière ou d’autre, il faudra que le serpent réponde, à son tour : C’est la Femme qui m’a trompé

Marchenoir avait été sur le point de se prosterner d’admiration devant cette ingénuité divine qui raturait la sagesse de quarante docteurs plus ou moins subtils, en forçant, d’un seul mot naïf, toutes les énergies de l’intelligence à se résorber dans le rudimentaire concept du Talion.

La merveille s’était renouvelée un assez un grand nombre de fois, pour qu’il regardât cette fille à peu près comme une prophétesse, — d’autant plus incontestable qu’elle s’ignorait elle-même, s’estimant trop honorée de recevoir les leçons de certains apôtres qui eussent dû l’écouter avec tremblement.

Toutefois, en ce qui le concernait personnellement, le confident ébloui gardait une réserve austère, qui le rendait sourd-muet aux ouvertures amphibologiques semblables à celle qui venait de lui être faite sous la forme captieuse d’une interrogation pleine d’innocence, mais pouvant, après tout, émaner indifféremment de n’importe quel abîme…

Que cette étonnante fille eût l’intuition d’une solidarité si absolue que toutes les attingentes idées d’espace, de temps et de nombre en fussent dissipées comme la buée des songes, et qu’elle accumulât, sur la tête du malheureux homme qui l’avait rachetée, toutes les identités éparses des Sauveurs immolés et des héroïques Nourriciers défunts, dont il lui avait raconté l’histoire ; que, par l’effet d’un amour de femme exorbitamment sublimé, il lui apparût, en une façon substantielle, comme son Adam, son Joseph d’Égypte, son Christ et son Roi, il ne jugeait pas expédient d’y contrevenir, — ses propres pensées empruntant souvent leur accroissement et leur être définitif aux extra-logiques formules, dont la voyante illettrée s’efforçait d’algébriser, pour lui, ses indéterminables aperceptions.

Mais, ce jour-là, vibrant encore du trouble charnel qui avait précédé cette mise en demeure de se manifester comme un Dieu, il se sentit écrasé d’humiliation et de repentir. L’exaltation inouïe de Véronique l’effrayant aussi, il se reprocha amèrement d’avoir, sans doute, encouragé, par son silence, une illusion pleine de dangers et résolut de protester, à l’avenir, avec une autorité souveraine.

— Hélas ! répondit-il, pour commencer, je ne vois rien. Je sais, ma douce visionnaire, que vous me croyez appelé à de grandes choses, mais comment pourrais-je vous croire ? Il me faudrait un autre signe que cette perpétuelle agonie… Ce que je vois de plus clair, c’est que vous vous exterminez. Voyez, le jour commence déjà, et vous êtes sans repos depuis longtemps. Il faut vous coucher tout de suite, je l’exige, et puisque je suis un important personnage, vous m’obéirez sans discussion. Je vais me jeter moi-même sur mon lit, car je suis rompu. Au revoir, chère sacrifiée, dormez en paix et que Notre-Seigneur veuille mettre à votre porte une demi-douzaine de ses plus grands anges !