A. Soirat (p. 291-298).


LV


Properce Beauvivier est juif de naissance et se nomme Abraham. Abraham-Properce Beauvivier, juif cosmopolite, d’origine portugaise, rencontré et baptisé, dit-on, par un moine passant, à l’eau du premier ruisseau, sur une route d’Allemagne ; un peu plus tard, allaité par Deutz, le youtre fameux qui bazarda la duchesse de Berry, et grandissant à Bordeaux chez ce patriarche. Il se peut que tout le secret de sa destinée morale tienne dans la circonstance de ce conjectural baptême, donné par un inconnu, sur le rebord symboliquement vaseux d’un fossé de grand chemin. On assure que ses parents en conçurent une rage inouïe, dont ses dents grincent encore, et qu’il n’a jamais pu prendre son parti de ce sacrement d’occasion qui paraît agir sur lui comme un maléfice.

Aussi dénué de génie que pourrait l’être, par exemple, un expéditionnaire de l’Assistance publique, mais étonnamment rempli de toutes les facultés d’assimilation et d’imitation, il s’enleva, d’un bond, dans le cerveau déjà crevé du romantisme, avec une vigueur de reins qui lui valut, il y a vingt ans, l’adoption littéraire du vieil Hugo.

À partir de ce bienheureux instant, sa vie fut un rêve. Il devint le réservoir des bénédictions du Père. — Regardez mon fils Properce, disait celui-ci aux débutants avides, et allez en paix ! Properce, de son côté, puisait à pleines mains dans le tiroir aux rayons et saccageait le coffre-fort aux auréoles, les empilant par douzaines, sur sa propre tête, comme les couronnes d’un lauréat de collège vingt fois élu. Il est ainsi devenu glorieux par la poésie, par le roman, par le conte, par le théâtre et même par la politique profonde, ayant été sagement impétueux contre les communards, quand on fusillait, et les dépassant ensuite, quand on ne fusilla plus. Il est surtout devenu le lyrique du proxénétisme et de la trahison, et c’est par là qu’il est entré dans l’hermétique originalité, dont les crochets et les monseigneurs de ses autres lyrismes n’auraient pu forcer la serrure.

Imiter Victor Hugo aussi parfaitement que Beauvivier n’est pas interdit à tous les mortels, mais nul ne peut prétendre à refléter seulement l’ombilic de ce Rétiaire de l’Innocence. Voilà tout ce qu’on en peut dire. Celui qui chantera, d’une juste voix, sur la cithare ou le tympanon, la haine de cet homme pour l’innocence, sera certainement un moraliste à l’aile robuste et un fier lapin. Il ne faut pas rêver mieux que d’en constater certains effets. Il paraît que la vieille crasse juive brûle comme un sédiment calcaire, lorsqu’elle est touchée par l’eau du baptême.

Beauvivier est l’auteur d’un nombre infini de livres de diverses sortes, mosaïque perverse et compliquée, où transparaît, sans relâche, l’intime obsession de déshonorer et de salir. Son dernier roman, l’Inceste, une des plus effrontées copies d’Hugo qu’on se puisse aviser d’écrire, est un dosage monstrueux de neige, de phosphore et de cantharides, calculé pour corroder les entrailles d’un adolescent, vingt-quatre heures, au moins, après l’absorption, — la lâcheté de son cœur étant égale à la timidité de sa pensée. L’objet de ce livre est, en effet, la glorification de l’inceste, non par vulgaire manie de sophistiquer, mais pour cette primordiale, souveraine et péremptoire raison que le Seigneur Dieu l’a défendu. Car il ne peut s’empêcher de croire en Dieu et sa vocation manifeste est de jouer les « Anciens Serpents ». Seulement, il se dérobe au moment de conclure et finit par un équivoque triomphe de la vertu, en laissant insidieusement planer le désir du mal sur la curiosité qu’il vient d’exciter. Cet empoisonneur a osé mettre en circulation, sous forme de Contes pour les jeunes filles, de dissolvants et inexorables toxiques. On raconte qu’il en prépare d’autres encore pour les enfants au-dessous de dix ans.

Une hystérie maladive, d’ordre effrayant, est l’insuffisante explication de cette fureur qui n’irait à rien moins qu’à contaminer la lumière. C’est à se demander si l’exécration physique de la blancheur n’est pas pour quelque chose dans l’inconcevable débordement de son écritoire.

Il passe pour avoir été beau, naguère. Lui-même le déclare en ces termes simples : « J’ai été très beau. » Il a cru devoir comparer son propre visage à celui du Christ. Homme à femmes, par conséquent, il a mis, de bonne heure, sa personne en adjudication et même en actions. On a vu des familles payer très cher des coupons de son alcôve. — Maquereau deux fois funeste, il ne lui suffit pas de ruiner les femmes pour s’en rendre maître, il se plaît ensuite à les enfermer dans la Tour de la faim du tribadisme, — imprévue par Dante, — où les malheureuses, privées du rognon nutritif de l’homme, sont réduites à se dévorer entre elles… Il s’est marié, pourtant, ce vainqueur, et il a épousé la plus belle femme qu’il a pu trouver, dans l’espérance, non déçue, de conquérir plus facilement les autres.

Il a ce signe particulier d’être sans défense contre les boutiques de cordonniers, devant lesquelles il s’oublie dans d’incontinentes extases. Il faut l’avoir entendu prononçant le mot « bottines ! » pour bien comprendre l’Angleterre, où le jarret d’une femme a prévalu cinq cents ans, contre l’épine dorsale de la plus hautaine aristocratie de tous les globes. Il est vrai que le pupille du bon Deutz est réduit à se satisfaire de la seule aristocratie de son fumier d’origine, mais la morgue putanière d’un certain dandysme ne lui manque pas.

Au point de vue de la bassesse d’âme pure et simple, sans complication psychologique d’aucune sorte, l’originalité de Beauvivier ne paraît pas humainement dépassable. À l’exception de Renan, qui décourage le mépris, et dont l’abjection sphérique apparaît comme un mystère de la Foi, l’auteur de l’Inceste est, probablement, le seul homme de son siècle en humeur de compatir à la destinée de l’Iscariote. — Jésus l’avait peut-être humilié ! — dit-il, et ce n’est point un mot d’auteur. C’est le plus intime de sa substance. Il ne respire que pour tromper, et la trahison est son unique arrière-pensée, sa préoccupation constante. Judas s’est contenté de livrer son Maître, Properce aurait entrepris de le souiller préalablement. Son âme est une condensation de fumée terne et fétide, aussi capable de cacher l’abîme de ténèbres d’où elle est sortie, que d’offusquer les gouffres de lumière vers lesquels elle ne permet pas qu’on s’élance.

Jésus pardonne à la femme adultère. Les sacristains eux-mêmes l’en ont absous. Properce le blâme, objectant que ce pardon est attentatoire à l’autorité du mari, qui avait probablement acheté sa femme et, par conséquent, avait le droit de la punir. Telle est sa conception de la justice. Il est vrai que l’Homme-Dieu, ramassant des pierres pour aider le cocu à lapider cette malheureuse, n’exciterait pas moins son indignation, mais, alors, tempérée par la souterraine joie de prendre en défaut la Miséricorde et de supposer de plausibles tares à la Beauté même. C’est l’antique procédé, — nullement inventé par l’abominable Ernest, — de ne pas nier Dieu avec précision, mais de l’amputer de sa Providence, en ne lui permettant aucune intrusion dans nos sublunaires histoires.

« Tu pleuras, Emmanuel, de ne pas être Dieu ! » écrivait-il, s’adressant à ce même Christ dont les souveraines Larmes sont un outrage à l’infernale aridité de ses yeux impurs. Ah ! s’il avait pu être à la place de l’ange confortateur ! Comme il aurait savamment, câlinement bafoué cette Agonie ! Le calice terrible, il ne l’aurait pas fait boire, il l’aurait fait siroter ! Et la Sueur de sang, dont la pourpre vive inonda l’Empereur des pauvres, comme il en aurait diligemment altéré la couleur, en y mélangeant son fiel !…

Ce monstre, dont la seule excuse est d’être venu avant terme et d’être, ainsi, un fœtus de monstre, a trouvé, cependant, le moyen de procréer des enfants et souffre, paraît-il, de ne pouvoir s’en faire aimer. Il se console, à sa manière, en donnant des bals d’enfants où sa boulimique rage de tendresse a cent occasions de se satisfaire… Malheur aux parents assez imbéciles ou assez criminels pour jeter dans ce pourrissoir leur progéniture !

Un jour, il s’en venait d’enterrer un de ses propres fruits, une petite fille assez heureuse pour avoir été ravie à ce père, avant l’horreur d’en connaître l’infamie ou l’horreur plus grande de n’en être pas dégoûtée. Il avait tamponné ses yeux, pleuré peut-être, on ne sait au juste. Mais tout était fini, et il s’en allait. Tout à coup, n’ayant pas encore franchi le seuil du cimetière : — Il faudra, pourtant, que je lui fasse quelques vers à cette enfant ! dit-il d’une voix éolienne, aux plus proches des accompagnants… Le cabot sacrilège est tout entier dans cette parole.

En voici, maintenant, une autre, d’une atrocité plus surprenante, où se profile, de la tête aux pieds, le Juif réprouvé. Properce est dans la rue, par une nuit très froide, avec un homme qu’il appelle son ami. Une vieille grelottante est rencontrée, qui murmure des supplications en tendant la main. Il s’arrête sous un bec de gaz, — le nourrisson du divin Deutz ! — il exhibe un porte-monnaie gonflé d’or, et, sous l’œil ébloui de la misérable, il fouille cet or, il le pétrit, le retourne, le fait tinter, fulgurer, l’allume comme un tas de braise, puis, fourrant le tout dans sa poche et haussant les épaules d’un air d’impuissance navrée : — Ma bonne, exhale-t-il, j’en suis bien fâché, mais je croyais avoir de la monnaie, et je n’en ai pas. L’observateur de cette scène a raconté qu’il aperçut aux pieds du spectre, dans le bitume du trottoir, une petite ouverture lumineuse, par laquelle on aurait pu découvrir l’enfer…

Une obscure nuée d’images religieuses flotte perpétuellement autour de ce poète, qui sent profondément sa réprobation, mais qui se flatte, après tout, de séduire son juge et de carotter le Paradis, si ce séjour de délices existe véritablement. En attendant, il ne parvient pas à se défendre efficacement de certaines terreurs qu’il paraît s’être donné pour mission de faire mépriser aux autres. C’est la revanche des pauvres et des innocents massacrés qui sont, en ce monde, les ambassadeurs lamentables du patient Dieu. Vienne son heure, l’ignominie du Salisseur d’âmes sera vue dans son plein et ce sera, comme une lune dix fois pâle, au ras du plus fétide marécage sur lequel les mortelles Stymphalides de la Luxure et du Sacrilège aient jamais plané !