A. Soirat (p. 283-291).


LIV


— Que Dieu nous soit en aide ! dit Véronique. Pourtant, cher ami, vous savez que l’Église a des promesses et qu’elle ne saurait périr.

— Je le sais comme vous le savez vous-même, c’est-à-dire par la Foi qui est « la substance des choses à espérer ». Mais l’expérience ne m’a rien appris, sinon l’immense misère de tout mécréant que son infidélité condamne à se passer d’espérance. Je suis très assuré que l’Église doit tout surmonter, à la fin des fins, et que rien ne prévaudra contre elle, pas même la proditoire imbécillité de ses enfants, qui est, à mes yeux, son plus grand péril. J’exposerai, tant qu’on voudra, ma triste vie pour cette croyance, hors de laquelle il n’y a pour moi que ténèbres et putréfaction. Mais Elle peut tomber, demain, dans le mépris absolu, dans l’ignominie la plus excessive. Elle peut être conspuée, fouettée, crucifiée, comme Celui dont Elle se nomme l’Épouse. Il se peut que, définitivement, on lui préfère un immonde bandit, que tous ses amis prennent la fuite, qu’elle crie la soif et que personne ne lui donne à boire. Il se peut enfin qu’Elle expire, pour une configuration parfaite à son Christ, et qu’Elle soit enfermée, deux nuits et un jour, dans le mieux gardé de tous les sépulcres. Il lui resterait, alors, à faire éclater, dans une apothéose de résurrection, les chaînes de montagne ou les assises de mauvais peuples qui formeraient les parois de son dérisoire tombeau, — car Elle peut, aussi bien que Dieu lui-même, qui lui conféra sa puissance, défier l’extermination jusque dans le filet de la plus effective des morts.

Il me semble même que cette Pâque de l’Esprit Saint doit paraître singulièrement prochaine à tout individu capable de penser et de voir. Ce qui s’accomplit, en la fin de siècle où nous sommes, n’est point une persécution ordinaire, — pour me servir de ce mot dont la rhétorique de nos lâches a tant abusé. Leverdier doit se souvenir de ce que j’ai tenté, au moment des expulsions, pour leur inspirer un peu de courage. J’ai couru huit jours dans toutes les maisons religieuses menacées par les décrets et bondées de grotesques pleutres, attendant avec constance, — la palme du martyre en main, — l’occasion légale de mitrailler, de leurs inoffensives protestations, le commissaire de police, qui les congédiait sans colère, de l’extrémité de sa botte dioclétienne. J’ai tâché stupidement de faire entrer de viriles résolutions dans leurs viscères de crétins. Je leur ai démontré vingt fois l’évidente insolidité de ce gouvernement de fripouilles sans énergie, que la résistance armée de quelques audacieux aurait culbuté. Je leur ai dit, — Dieu sait avec quels accents ! — que c’était l’instant ou jamais, de se racheter d’avoir été si longtemps, si onéreusement, renégats ou tièdes ; que l’honneur, la raison, la stricte justice, la charité même, vociféraient d’une seule voix, pour qu’ils courussent aux armes, parce que c’était vraisemblablement la dernière fois qu’ils le pourraient faire !…

J’ai trouvé des âmes de torchons graisseux qui m’ont exhibé la consultation d’un avocat, dont ils avaient été prendre l’avis pendant qu’on violait leur mère. Ils m’ont accusé d’être un fou des plus dangereux. L’un d’eux, même, insinua que je pouvais bien être un provocateur envoyé par la police. — Monsieur, lui ai-je dit, je vous conseille de numéroter vos chicots, car je vous préviens que j’ai la calotte facile. Ce chien de procession eut la présence d’esprit de se rendre invisible instantanément, et tel fut, en totalité, le résultat de mes efforts. Il serait donc au moins ridicule de prononcer le mot de persécution à propos de cette clique de fluents cafards qui s’en vont téter, en sortant de la Sainte Table, le bubon véroleux de la Légalité, et qui livreraient aux plus noirs cochons leur propre femme, leur plus jeune sœur et jusqu’au Corps sacré du Dieu vivant, pour conserver l’intégrité de leur peau ou de leurs écus !

Néanmoins, on peut dire que l’Église est opprimée de la façon la plus inouïe, puisque les enfants qu’elle allaita la déshonorent, pendant que les étrangers l’assomment et qu’ainsi, elle n’a plus une âme pour la réconforter ou pour la plaindre. C’est l’angoisse de Gethsémani, c’est la déréliction suprême ! — « L’assemblée des fidèles, » — dit le catéchisme. Je sais, parbleu ! que c’est là l’Église. Mais combien sont-ils, à cette heure, les vrais fidèles ? Quelques centaines, tout au plus, de quoi faire à peine un imperceptible groupe de pauvres gens héroïques et humbles, éparpillés aux plus distantes encognures de l’univers, où ils attendent, en pleurant, qu’il plaise au Père, qui est dans les cieux, d’inaugurer enfin son règne espéré depuis dix-huit siècles…

L’Église est écrouée dans un hôpital de folles, chuchota tout à coup l’étrange visionnaire, pour sa peine d’avoir épousé un mendiant en croix qui s’appelait Jésus-Christ. Elle endure d’irrévélables tourments, dans des voisinages à épouvanter les démons. Les docteurs, qui se sont chargés de veiller sur elle et qui déclarent ne prétendre que son plus grand bien, sont pleins de sourires et pleins de pitié, quand on leur parle de sa guérison. « Pauvre fille, disent-ils, que deviendrait-elle sans nous ? » — Et le mendiant qu’elle avait rêvé de faire adorer est, au loin, déchiqueté par les mauvais aigles et les bons corbeaux, sur son gibet solitaire !…

En vertu d’une certaine conformité mystérieuse qui unissait ces deux êtres, Véronique était devenue aussi extraordinaire par son attention que Marchenoir par ses paroles. De ses grands yeux en rognure de septième ciel, deux larmes pesantes avaient jailli, roulant avec lenteur sur ses joues pâles ; ses mains, appuyées d’abord sur la table, avaient fini par se joindre et maintenant, elle avait l’air d’implorer silencieusement l’esprit invisible qui lui semblait, sans aucun doute, inspirer son maître.

Sa physionomie était si étonnante que Leverdier, déjà très frappé lui-même des derniers mots qu’il venait d’entendre, ne put s’empêcher de la faire remarquer à Marchenoir. — Regarde, murmura-t-il.

L’interrompu reploya les ailes de son lyrisme et la regarda.

— Qu’avez-vous, ma Véronique ? lui demanda-t-il, assez ému.

— Mais…, je n’ai rien, mon ami, répondit-elle, en tressaillant. Je vous écoute, sans trop vous comprendre. Vos paroles sont vraies, je pense, mais si terribles ! En vérité, j’ai cru, un instant, qu’un autre parlait à votre place. Je ne reconnaissais plus votre voix ni même vos pensées.

— Est-ce donc là ce qui vous faisait pleurer, mon attristée ? Toi-même, Georges, tu sembles troublé. Est-il possible que j’aie dit des choses si étranges ?

— Il est vrai, dit celui-ci, que ta dernière phrase sur l’Église m’a un peu surpris, peut-être par vertu réflexe de l’émotion de notre amie. Mais ta voix, encore plus que tes paroles, était inouïe. C’était à supposer que tu voyais, je ne sais quoi…

— Je vois très certainement, reprit alors Marchenoir, le mal horrible de ce monde exproprié de la foi chrétienne, et je ne me connais pas d’autres pensées, quels que puissent être les mots qui me servent à exprimer celle-ci, que je porte comme un couteau dans la gaîne de ma poitrine. C’est une passion si vraie, si poignante, que je finirai par devenir incapable de fixer mon attention sur n’importe quel autre objet. Mais cet incident me remet dans l’esprit que je ne vous ai pas encore complètement répondu, Véronique. Je vous ai fait remarquer la révoltante coalition des chrétiens et de leurs adversaires, toutes les fois qu’il s’agit de combattre l’ennemi commun, c’est-à-dire un homme tel que moi, téméraire à force d’amour et véridique sans peur. Puis, j’ai parlé de Louis Veuillot et de l’infortune de l’Église. Choses connexes. Laissons tout cela.

On vous a dit, n’est-ce pas, que mes violences écrites offensaient la charité. Je n’ai qu’un mot à répondre à votre théologien. C’est que la Justice et la Miséricorde sont identiques et consubstantielles dans leur absolu. Voilà ce que ne veulent entendre ni les sentimentaux ni les fanatiques. Une doctrine qui propose l’Amour de Dieu pour fin suprême, a surtout besoin d’être virile, sous peine de sanctionner toutes les illusions de l’amour-propre ou de l’amour charnel. Il est trop facile d’émasculer les âmes en ne leur enseignant que le précepte de chérir ses frères, au mépris de tous les autres préceptes qu’on leur cacherait. On obtient, de la sorte, une religion mollasse et poisseuse, plus redoutable par ses effets que le nihilisme même.

Or, l’Évangile a des menaces et des conclusions terribles. Jésus, en vingt endroits, lance l’anathème, non sur des choses, mais sur des hommes qu’il désigne avec une effrayante précision. Il n’en donne pas moins sa vie pour tous, mais après nous avoir laissé la consigne de parler « sur les toits », comme il a parlé lui-même. C’est l’unique modèle et les chrétiens n’ont pas mieux à faire que de pratiquer ses exemples. Que penseriez-vous de la charité d’un homme qui laisserait empoisonner ses frères, de peur de ruiner, en les avertissant, la considération de l’empoisonneur ? Moi, je dis qu’à ce point de vue, la charité consiste à vociférer et que le véritable amour doit être implacable. Mais cela suppose une virilité, si défunte aujourd’hui, qu’on ne peut même plus prononcer son nom sans attenter à la pudeur !…

Je n’ai pas qualité pour juger, dit-on, ni pour punir. Dois-je inférer de ce bas sophisme, dont je connais la perfidie, que je n’ai pas même qualité pour voir, et qu’il m’est interdit de lever le bras sur cet incendiaire qui, plein de confiance en ma fraternelle inertie, va, sous mes yeux, allumer la mine qui détruira toute une cité ? Si les chrétiens n’avaient pas tant écouté les leçons de leurs ennemis mortels, ils sauraient que rien n’est plus juste que la miséricorde, parce que rien n’est plus miséricordieux que la justice, et leurs pensées s’ajusteraient à ces notions élémentaires.

Le Christ a déclaré « bienheureux » ceux qui sont affamés et assoiffés de justice, et le monde, qui veut s’amuser, mais qui déteste la béatitude, a rejeté cette affirmation. Qui donc parlera pour les muets, pour les opprimés et les faibles, si ceux-là se taisent, qui furent investis de la Parole ? L’écrivain qui n’a pas en vue la Justice, est un détrousseur de pauvres aussi cruel que le mauvais riche. Ils dilapident l’un et l’autre leur dépôt et sont comptables, au même titre, des désertions de l’espérance. Je ne veux pas de cette couronne de charbons ardents sur ma tête, et, depuis longtemps déjà, j’ai pris mon parti.

Nous mourrons peut-être de faim, ma Véronique, et ce sera bien fait, sans doute, puisque tout le monde, excepté vous et Leverdier, me condamnera. Coûte que coûte, je garderai la virginité de mon témoignage, en me préservant du crime de laisser inactive aucune des énergies que Dieu m’a données. Ironie, injures, défis, imprécations, réprobations, malédictions, lyrisme de fange ou de flammes, tout me sera bon de ce qui pourra rendre offensive ma colère !… Quel moyen me resterait-il autrement de n’être pas le dernier des hommes ? Le juge n’a qu’une manière de tomber au-dessous de son criminel, c’est de devenir prévaricateur, et tout écrivain véritable est certainement un juge.

Quelques-uns m’ont dit : À quoi bon ? le monde est en agonie et rien ne le touche plus. Peut-être. Mais, au fond du désert, il faudrait, quand même, rendre témoignage, ne fût-ce que pour l’honneur de la Vérité et pour l’édification des fauves, comme faisaient, autrefois, les anachorètes solitaires. Est-il croyable, d’ailleurs, qu’une telle opulence de rage, m’ait été octroyée pour rien ? Certaines paroles du Livre sacré sont bien étranges… Qui sait, après tout, si la forme la plus active de l’adoration n’est pas le blasphème par amour, qui serait la prière de l’abandonné ?… Je vivrai donc sur ma vocation jusqu’à ce que j’en meure dans quelque orgie de misère. Je serai Marchenoir le contempteur, le vociférateur et le désespéré, — joyeux d’écumer et satisfait de déplaire, mais difficilement intimidable et broyant volontiers les doigts qui tenteraient de le bâillonner.

— Pauvre cher ami, pauvre âme douloureuse ! dit la mutilée à demi-voix, comme se parlant à elle-même, pourquoi ce fardeau sur vos épaules ? Elle le regarda avec une tendresse si pure, si profonde, que ce bourreau sentit qu’il allait pleurer et se mit à parler de diverses choses. Le dîner s’acheva presque joyeusement. Véronique servit un café divin et l’inévitable littérature fit sa rentrée. Marchenoir, très en verve, éructa de cocasses apophtegmes et d’inexpiables similitudes qui firent éclater de rire le bon Leverdier. Vers minuit enfin, on se sépara dans l’effusion d’une allégresse attendrie que ces trois cœurs souffrants ne connaissaient guère et qu’ils étaient probablement condamnés à ne plus jamais ressentir.