A. Soirat (p. 277-283).


LIII


— Allons, messieurs, à table ! vint dire Véronique aux deux amis en train de contempler les Pyramides par la fenêtre de la chambre de Marchenoir. C’était pour Leverdier une habitude déjà ancienne de manger à la table de ses amis. On se réunissait ainsi deux ou trois fois par semaine, sans compter l’imprévu des arrivées soudaines de ce brave homme, dont la présence était toujours considérée comme un bienfait.

En cette circonstance, la ménagère avait tenu à se surpasser, en offrant à ses convives un menu fort supérieur à l’ordinaire presque frugal de leurs festins. Elle voulait que ce dîner fût une véritable fête de bienvenue pour chacun d’eux, que des émotions et des sentiments divers avaient, un instant, paru séparer des deux autres.

Le fait est qu’on les aurait crus tous trois revenus de diablement loin, et le commencement du repas n’alla pas sans une assez forte contrainte. Quelque soin que prît Véronique d’égarer l’attention de ses hôtes, ses nouvelles et gauches façons de manger, par exemple, ne pouvaient leur échapper, et, quelle que fût leur vigilance à ne rien laisser sortir de leurs impressions douloureuses, il ne fut pas possible d’écarter, tout d’abord, une visible gêne que Leverdier se hâta de rompre en annonçant à la simple fille la résolution toute fraîche éclose de Marchenoir.

— Vous savez, dit-il, que notre ami arrive de la Chartreuse en justicier plus redoutable que jamais. Il veut débuter au Basile par un massacre général d’empoisonneurs et par une pendaison en masse d’incendiaires.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, toujours des violences ? Et c’est vous, sans doute, monsieur Leverdier, qui l’embarquez dans cette nouvelle aventure ? Savez-vous, mauvais homme, que vous finirez par être un ami des plus funestes ? Certainement, je n’ai rien de ce qu’il faudrait pour vous juger l’un ou l’autre, et je suis persuadée que mon Joseph n’a rien en vue que la justice. Mais comment voulez-vous que je ne tremble pas, quand je le vois seul contre tous ?

Marchenoir, qui avait élu pour contenance de décortiquer laborieusement et silencieusement une patte de homard, intervint alors :

— Ma chère Véronique, épargnez, je vous prie, ce pauvre Georges, qui ne mérite, je vous assure, aucun reproche. Il a trouvé l’occasion de me rendre service, une fois de plus, en négociant, à ma place, avec un homme assez méprisable, mais tout-puissant, ma rentrée au Basile, et il s’est donné, comme toujours, beaucoup de mal. J’eusse été, je l’avoue, bien incapable de conditionner moi-même cet arrangement qui peut, en somme, avoir d’heureuses conséquences, au point de vue de notre bien-être matériel, mais qui va surtout me donner le moyen tant désiré d’accomplir ce que je regarde comme le strict devoir d’un écrivain : dire la vérité, quelle qu’elle soit et quels qu’en puissent être les dangers.

Il était curieux de voir cette belle créature écoutant l’homme qu’elle chérissait à peine moins que son Dieu et infiniment plus que toute chose terrestre. Elle l’écoutait de ses vastes yeux grands ouverts, encore plus que de ses oreilles, comme si les paroles qu’il lui faisait entendre eussent été de la lumière !

— Cher ami, reprit-elle, avec la douceur de l’humilité la plus charmante, je crois que vous avez toujours raison, mais je ne sais pas grand’chose et j’ai souvent besoin qu’on m’instruise. Mon directeur m’a parlé de vous un jour. Il m’a dit que votre voie était dangereuse au point de vue chrétien, que vous n’aviez pas mission pour juger vos frères, non plus que pour les punir, et qu’ainsi, la sainte charité courait grand risque d’être blessée par vos écrits. Je n’ai pas cru qu’il eût complètement raison lui-même de vous juger aussi sévèrement. Cependant, je suis restée sans réponse et, quelquefois, ses paroles me reviennent et m’affligent un peu. Je gardais cela pour moi depuis quelque temps, mais aujourd’hui, je me sens poussée à vous ouvrir ce coin de mon cœur. Ma confiance en vous est sans bornes. Dites-moi, je vous prie, ce que je dois penser exactement.

Marchenoir était, peut-être, de tous ses contemporains, le plus exposé au ridicule. Être admiré et honoré chez soi, quand on ne peut raisonnablement s’attendre, au dehors, qu’à des potées de malédictions, c’est, pour le cerveau d’un malheureux homme, une fumée de revanche assez capiteuse pour l’enivrer du plus sot orgueil. On peut toujours offrir sa vanité, comme une hostie, sous les espèces consacrées d’une injuste proscription dont on est victime. Une femme d’esprit simple et de cœur brûlant gobe dévotieusement cette eucharistie. Mais, dans le cas de Véronique, la psychologie linéamentaire d’une tendresse confiante se compliquait, à l’égard de celui qui avait été son apôtre, d’une sorte de révération mystique, assez analogue au sentiment d’une servante de curé pour l’évêque du diocèse en visite pastorale dans le presbytère. Heureusement pour Marchenoir, il avait en horreur d’être cultivé, comme un fétiche, et n’agréait aucune formule d’anthropomorphisme. D’ailleurs, il se croyait, sincèrement, inférieur à cette titane d’amour dont les escalades avaient dépassé, depuis si longtemps, son pauvre ciel !

Apparemment, l’interrogation qui venait de lui être adressée n’avait pour lui rien de surprenant, car il répondit sur-le-champ d’une voix tranquille, d’abord, et presque grave, mais qui devint bientôt animée, sonnante et claire comme un cuivre, selon son habitude, quand il faisait, en parlant, l’ascension des mornes et des pitons volcaniques de sa pensée.

— Votre directeur, Véronique, a exprimé la pensée de la foule, la vôtre, peut-être, inaperçue de vous-même jusqu’à cet instant. Je voudrais bien le voir à ma place, ce ministre de clémence, qui croit qu’on peut faire la guerre sans offenser ni blesser personne. Vous a-t-il dit aussi qu’il ne fallait jamais combattre ? Au moins, il serait ainsi dans la logique de ses couardes conciliations. On me l’a fait assez souvent, ce reproche de manquer de charité, parce que je rossais quelques chiens hargneux, — sous prétexte que ces animaux appartenaient à la meute humaine !…

Je veux croire que votre père spirituel est un excellent ecclésiastique pavé et briqueté des plus évangéliques intentions. Mais je doute que sa clairvoyance égale son zèle. Vous pourriez, ma brebis tondue, lui faire observer avec douceur que l’inculpation d’intolérance est une tactique chenue, renouvelée des Pharisiens, par les modernes ennemis de l’Église, contre tous ceux qui veulent s’y exposer pour défendre cette vieille mère. Vous avez été indignée de quelques-uns des nombreux articles lancés contre moi par la presse entière. Athées ou catholiques, libérâtres ou autoritaires, tous m’ont accusé de méchanceté, de haine et d’envie. Un instant unanimes sur ce seul point, les chroniques de toute provenance m’ont désigné comme un reptile d’anormale grandeur, dont la rampante férocité menaçait les villes et les campagnes. Ne sentez-vous pas combien cet accord universel déshonore les tristes chrétiens qui se transforment eux-mêmes en bêtes et fraternisent avec les fauves, dans une arène vilipendée, pour déchirer un de leurs témoins ?…

— Jusqu’au moment, dit Leverdier, où ce témoin devenu puissant, comme l’était Veuillot, les mêmes chrétiens, sans changer de peau, s’en viendront lui lécher les pieds et même autre chose…

— Louis Veuillot, repartit aussitôt Marchenoir, est arrivé au bon moment. La France, alors, n’avait pas troqué les ailes de l’Empire contre les nageoires de la République et le métier d’homme n’était pas encore devenu tout à fait impossible. Si le personnage avait eu autant de grandeur que de force, le christianisme éclatait peut-être partout, car il y eut une heure d’anxiété suprême où l’âme errante du siècle pouvait aussi bien tomber sur Dieu que « sur elle-même ». Tel fut le pouvoir abandonné à ce condottière dont la vanité goujate et médiocre eût avili jusqu’au martyre. Aucun laïque n’a jamais eu et n’aura, sans doute, jamais, ses ressources et son immense crédit catholique, qui ont été jusqu’au dernier épuisement de la libéralité des fidèles. Quel profit le catholicisme en a-t-il retiré ? Nul autre que le rutilement de cet animal de gloire qui voulut toujours être unique et ne souffrit jamais d’égal. C’est donc à lui surtout qu’on est redevable de l’opprobre de ce journalisme catholique, dont l’étroitesse et la contagieuse abjection ont infiniment dépassé les secrets espoirs de la plus utopique impiété.

Nul dépositaire n’a jamais eu l’occasion d’être aussi funestement infidèle et n’en a plus sinistrement abusé. Tu sais, Georges, avec quelle vigilance d’eunuque le rédacteur en chef de l’Univers écartait de son sérail les écrivains de talent qui eussent pu se faire admirer à son préjudice, et combien paternellement s’ouvraient ses bras aux avortons imposés par son bon plaisir à toute une société soi-disant chrétienne, assez idiote pour les accepter. Il ne suffisait pas au vieux drôle qu’on s’abaissât devant lui et devant sa chienne de sœur, dont Pie IX, lui-même, eut la misère des misères de tolérer l’intrusion dans le gouvernement de l’Église, il fallait qu’on idolâtrât les plus giflables de ses mamelouks.

N’avons-nous pas vu, un jour, de nos yeux dilatés par la terreur, en haut de l’escalier du journal, ce pommadin de sacristie, ce merlan gâteux qu’on nomme Auguste Roussel, congédiant, le mufle en l’air, deux rétrogradants évêques pliés devant lui, et se dérobant à reculons dans leur robe violette, cuits et juteux de bonheur pour avoir été reçus par ce plénipotentiaire ?…

Maintenant, c’est bien fini, les dictatures des gens de talent, et la place de Veuillot n’est plus à prendre aujourd’hui par personne. Ce jaloux posthume a laissé sur le seuil de la presse religieuse de telles ordures, qu’il n’est plus possible de pénétrer dans la maison. Les chrétiens, qu’il a mis la tête en bas, continueront de paître le sainfoin de la sottise la plus moutonnière, jusqu’à ce qu’ils soient devenus assez gras pour être mangés. Mais le plus immense génie du monde n’obtiendrait pas désormais le crédit de ce singulier pasteur du journalisme, qui changeait ses abonnés en bestiaux pour les mieux garder.