A. Soirat (p. 298-305).


LVI


Tel était le personnage puissant appelé à prononcer, après tant d’autres, sur le sort de Marchenoir. Rédacteur en chef du Basile, depuis trois semaines, sans qu’on pût expliquer son élévation, qui était le secret de quelques femmes et d’un petit groupe de tripotiers, — cet israélite, longtemps captif dans les subalternes rôles, régnait enfin sur l’un des journaux les plus influents de notre système planétaire, à la place de cet amas de chairs putréfiées qui s’était appelé Magnus Conrart, et dont les exhalaisons suprêmes avaient manqué d’asphyxier ses enfouisseurs.

Celui-ci, du moins, n’avait embarrassé l’esprit de ses contemporains d’aucun mystère. Tout le monde savait par quelles basses manœuvres cet ancien laquais à tout faire avait, autrefois, suborné la seconde enfance du fondateur du Basile, qui l’avait institué son héritier pour qu’il abaissât les consciences, comme il avait si longtemps abaissé les marchepieds.

La nullité intellectuelle de l’affreux drôle l’avait servi plus efficacement que le génie même. Devenu l’intendant de la quotidienne pâture des âmes, son choix s’était naturellement porté sur les panetiers et les mitrons littéraires les plus capables de contenter l’ignoble appétit d’une société que la République instruisait à chercher sa vie dans les ordures. La spéculation la plus profonde n’aurait pu mieux faire. Magnus était, par conséquent, devenu un très grand monarque, le monarque des portes ouvertes, offrant la vespasienne hospitalité du Basile à toute puante réclame, à toute caséeuse annonce, à tout lancement ammoniacal de promesses financières, à tout trafic rémunérateur.

L’insolente fortune qui choisit ordinairement de tels concubins, l’avait à ce point comblé que la bassesse même de son esprit et la surprenante adiposité de son âme écartèrent de lui les inimitiés personnelles ou les rivalités agressives, qu’une pincée de mérite n’aurait pas manqué d’attirer à un caudataire si scandaleusement parvenu. Il fut cet ami de toutes les canailles qu’on appelle un sceptique ou un « bon garçon » et, joyeusement attablé au foin de ses bottes, il descendit le fleuve de la vie dans la barque pavoisée de fleurs et lestée de lard, de l’universelle camaraderie.

Lorsqu’il s’avisa de réprouver Marchenoir dont il avait espéré monnayer les rares facultés de rhinocéros, — oubliant trop que ce pachyderme en liberté pouvait avoir la fantaisie de le piétiner, — il eut encore cette chance inouïe d’en être silencieusement méprisé. Quelle formidable caricature à la Pétrone, n’eût pas été, sous une telle plume, un portrait simplement exact de ce Trimalcion du journalisme ! Le satiriste, congédié presque honteusement du Basile, avait dû triompher de tentations terribles et subir de sacrés assauts, car sa vengeance était trop facile !

Mais, bientôt, Magnus lui-même se chargea de venger tout le monde. Atteint d’une blessure au pied, que la putridité de son sang rendit promptement incurable, dévoré par la gangrène et souffrant d’atroces tortures, il termina sa vie par l’ignoble pendaison volontaire dont les détails ont écœuré plusieurs virtuoses du suicide.

Properce Beauvivier n’apportait pas, il est vrai, une moralité bien supérieure. Cependant, les deux ou trois demi-douzaines d’artistes que le prédécesseur n’avait pas eu le temps d’étrangler, respirèrent. C’est que Beauvivier avait en raison, sans doute, des paradoxales difformités de son âme, une prédilection infernale pour le talent ! Aussi longtemps que ses propres intérêts ne seraient pas en jeu, on pouvait y compter jusqu’à un certain point. Il était bien certain, par exemple, qu’il faudrait une pression extérieure de tous les diables pour lui faire accepter de la prose du bossu Ohnet, au préjudice d’un écrivain de dixième ordre, et même en l’absence de toute compétition.

Canaille pour canaille, c’était bien quelque chose, aussi, d’avoir affaire à un homme qui ne fût pas exclusivement un goujat, qui n’eût pas uniquement en vue, quoique juif, l’encaissement du numéraire, et qui fût capable de comprendre à peu près, quand on lui ferait l’honneur d’avoir besoin d’en être écouté. On se prit à rêver la chimérique aubaine d’un Basile redevenu littéraire, comme aux jours lointains de sa fondation. On espéra que le seul fait de savoir écrire cesserait enfin d’être regardé comme un irrémissible forfait, et que le nouveau prince allait introduire quelque adoucissement à la loi pénale édictée par le turgide Magnus, qui condamnait au lent supplice de l’inanition les blasphémateurs de la Médiocrité.

Quels que pussent être les probables cloaques de son arrière-pensée, on ne pouvait douter que le sentiment d’une réelle estime littéraire eût été pour beaucoup dans son désir de réintégrer Marchenoir. Cela paraissait d’autant plus évident qu’il avait deux ou trois fois senti, pour son propre compte, la morsure de ce pamphlétaire que tous ses instincts de voluptueux et d’empoisonneur auraient dû lui faire abhorrer.

Deux jours après le dîner de Vaugirard, Marchenoir porta lui-même son article au directeur du Basile. Beauvivier le reçut avec une cordialité grandissime, commandée spécialement pour cette entrevue, chez un fournisseur d’archiducs.

Le visiteur exprima d’abord sa surprise d’avoir été favorisé par le Basile d’une recherche en collaboration, après un si motivé bannissement de sa copie par la presse entière. Il ajouta qu’il n’entendait rapporter l’initiative d’une démarche si honorable pour lui qu’à l’indépendance d’esprit du nouveau maître, assez haut pour rompre en visière avec des traditions funestes aux lettres…

— Votre prédécesseur, dit-il, ne gâtait pas les écrivains, quand il s’en trouvait. Il leur faisait amèrement déplorer de n’avoir pas été mis en apprentissage chez quelque diligent savetier, dès leur tendre enfance. On dit que vous avez le dessein de relever la muraille de la Chine et d’endiguer l’horrible muflerie qui menace le céleste Empire du Journalisme. S’il en est ainsi, je suis tout à vous et je vous promets une énergique lieutenance. Je suis très persuadé que, même au point de vue moins élevé de la spéculation, une presse courageuse et, franchement, scandaleusement littéraire, ne serait point une infructueuse tentative. La société contemporaine est hideusement abrutie et dégradée par les pollutions ressassées d’une chronique de trottoir, qui n’a plus même l’excuse de lui donner un semblant de palpitation.

Nos journaux, avouons-le, sont crevants d’ennui. Les délectations américaines du reportage et de la réclame ne sont pas infinies. Si vous étiez un homme énergique et profond, — ai-je dit un jour à cette brute de Magnus Conrart, — non seulement vous m’accepteriez tel que je suis, mais vous grouperiez les gens de ma sorte, absurdement écartés par votre système, et, je vous le jure, nous déterminerions un courant nouveau. Le monde a toujours obéi à des volontés qui s’exprimaient, la cravache ou la trique en l’air. Nous formerions une oligarchie intellectuelle, d’autant plus acclamés de la foule, que nous serions moins capables de la flagorner. Je ne vous connais pas, personnellement, monsieur Beauvivier. Je ne sais de vous que vos livres, dont j’ai dit beaucoup de mal. Qu’importe ? Si vous aimez le talent, pourquoi ne profiteriez-vous pas de votre quasi-royauté du Basile pour tenter cette magnifique aventure dont l’ancien directeur a repoussé l’idée comme une folie ?…

Properce, évidemment préparé à tout entendre, avait pris une attitude de séduction. Il s’était levé et accoudé à la cheminée, faisant face à Marchenoir assis devant lui. Celui de ses deux bras qui soutenait sa désirable personne, laissait pendre, au rebord du marbre, une experte main, fuselée par la pratique des nageantes caresses, et qu’on s’étonnait de ne pas voir membraneuse comme le pied d’un albatros. L’autre main complimentait sa barbe en mitre, dont la fourche soyeuse avait l’air de bifurquer sur quelque invisible croupion. L’une de ses jambes fines de Sardanapale accoutumé à languissamment s’ébattre, était ramenée sur l’autre, la pointe en bas, comme un serpent qui s’enlacerait à un serpent. Le torse, flexible tabernacle de son cœur pourri, transparaissait au travers de la fluide flanelle, couleur crème et liserée de vert d’ortie, d’un pet-en-l’air matutinal.

La lumière de la fenêtre, qui tombait en plein sur son visage et sur les blondeurs fanées de son poil, ne le montrait pourtant pas très beau, ce jour-là. Sa pâleur, habituellement extraordinaire, atteignait presque à la lividité marbrée d’une tranche de roquefort, menacée de la plus imminente fécondité. Des sillons blafards, des raies crayeuses y couraient comme des sutures, et le bleu des yeux, — naguère qualifiés de céruléens, — commençait visiblement à se faïencer sous les cuites sans nombre du libertinage.

N’importe, il avait mis au clair son plus adolescent sourire, et Marchenoir, l’homme le plus aisément friponnable, quand on voulait lui coller la fausse monnaie d’une sympathie sans valeur, y fut trompé, comme toujours, en dépit des cruels avertissements de son expérience.

— Monsieur Marchenoir, répondit le Proxénète, — dilatant assez son sourire pour qu’une rangée de bubes syphilitiques devînt visible au dedans de la lèvre inférieure, — je n’ai pas de peine à deviner que vous m’apportez un article de début d’une rare véhémence. Donnez-le-moi, j’y jetterai simplement les yeux et vous pourrez, à l’instant, me juger sur mes actes.

Marchenoir tendit le manuscrit.

La Sédition de l’Excrément !… Titre superbe !… Léo Taxil… la pornographie murale… très bien ! il s’assit et, prenant une plume, écrivit en syllabisant à haute voix :

« Nous sommes heureux d’offrir l’hospitalité de nos colonnes à l’article suivant de notre vaillant confrère Caïn Marchenoir, l’un des plus sombres coryphées de la littérature contemporaine, qu’un deuil récent avait éloigné du champ de bataille et qu’un scandale monstrueux y ramène aujourd’hui, plus formidable que jamais. Nos lecteurs applaudiront certainement à cette voix énergique s’élevant tout à coup au milieu du lâche silence de l’opinion. Ils accepteront les audaces de forme d’un satiriste génial, dont les indignations généreuses s’expriment en frémissant, et qui pense que toute arme est bonne pour la répression des industriels fangeux qui ont entrepris de souiller nos murs. Le Basile, traditionnellement attentif à détourner, autant que possible, les effets immoraux de ces attentats, met volontiers sa publicité au service de l’écrivain le plus capable d’en montrer les dangers. Caïn Marchenoir est surtout une conscience. Ses nombreux ennemis ont pu l’accuser d’être passionné jusqu’à l’intolérance, mais nul ne s’est jamais avisé de mettre en doute sa sincérité parfaite, alors même que sa polémique semblait excessive. — P. B. »

Properce glissa ce boniment sous enveloppe avec l’article et sonna. Un groom, d’une candeur hypothétique, apparut.

— Portez cela à l’imprimerie, sans perdre une minute, dit-il à ce serviteur. Vous direz, de ma part, qu’on donne à composer tout de suite.

Se levant, alors, et s’adressant à Marchenoir surpris et déjà comblé :

— Êtes-vous content de moi, homme terrible ? Vous voyez si je suis docile et rapide. Je vous prie de m’accorder, en retour, une vraie faveur. Demain soir, je réunis à ma table quelques confrères. Soyez des nôtres. Je sais bien que ces réunions ne sont pas dans vos goûts de solitaire. Mais je pense qu’il est politique de vous montrer un peu à ces bonnes gens, qui vous détestent pour la plupart et qui vous lécheront le plus civilement du monde, quand ils auront appris que vous rentrez au Basile. Je vous ménage un complet triomphe. Venez sans habit et faites-moi l’honneur, désormais, de compter sur mon amitié, ajouta-t-il, en lui offrant celle de ses deux mains qui avait le plus servi.

Marchenoir, presque touché, promit de revenir le lendemain et s’en alla, doucement rêveur.