Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 238-247).
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XXXVII

Samedi 24 mars.

Réveil comme hier, au joyeux chant des alouettes. Nous ne sommes plus qu’à une vingtaine de kilomètres de Gaza, et nous y arriverons pour midi. Toute notre escorte bédouine va nous quitter dès qu’elle nous aura déposés dans cette ville, où nous prendrons des chevaux pour continuer notre route sur Jérusalem ; c’est donc ce matin la dernière fois que nous montons nos dromadaires et que nous cheminons avec nos amis de Pétra. D’ailleurs, notre caravane, nos harnais sombres, nos costumes de teintes neutres, tout cela vient de prendre un air sauvage et différent sur ces fonds verts ; nous ne sommes plus du tout dans la note locale ; les gens si nombreux qui nous croisent dans les chemins sont vêtus de couleurs beaucoup plus vives, inspirées par les prairies de Chanaan, et ils montent des chevaux harnachés de rouge, de bleu ou de jaune, — que, du reste, nous dominons du haut de nos selles imposantes et qui nous semblent à présent de toutes petites bêtes, aux allures gaies et folles. Ils nous regardent beaucoup, ces passants, et nous considèrent comme des étrangers de l’Extrême Sud.

Nous sommes longs à nous réhabituer à cette animation de la campagne, à ce morcellement de la terre fertile, à cet encombrement de la vie. Au désert, on était des rois, disposant d’espaces sans mesure ; ici, il faut suivre d’étroits sentiers et encore s’y ranger souvent pour laisser passer ses pareils. Ici, tout est rapetissé sous une lumière amoindrie, — et ces cultivateurs, si simples qu’ils paraissent comparés aux hommes d’Occident, sont déjà astreints à mille servitudes qu’ignorent les Bédouins de là-bas, oisifs et libres, ne pratiquant que le pillage et la guerre.

Quant à nos dromadaires, ils sentent à leur façon le changement des milieux ; très excités en pénétrant dans cet éden des bêtes brouteuses, ils vont d’une allure inégale, le nez au vent, flairant de droite ou de gauche les prairies et les fleurs, s’arrêtant à toute minute, avec des grognements de convoitise, pour essayer de tondre les orges fraîches. Et ils mériteraient les imprécations du prophète : « Dromadaire légère, qui ne tiens point de route certaine ! ânesse sauvage, accoutumée au désert, humant le vent à son plaisir ! » (Jérémie, ii, 23, 24).



Plus nombreux qu’hier, les campements arabes, les villages en poil de chameau, couronnent çà et là des élévations de terrain qui semblent pelées et comme mitées, au milieu de ces orges infinies déroulant partout leurs belles peluches vertes ; tous pareils, avec leurs enveloppes noirâtres et velues, qui se tendent sur des branches, on dirait plus que jamais les nids des chenilles géantes par qui seront dévorés les herbages d’alentour…



Après trois heures de route, les terrains se faisant toujours plus ondulés, voici, là-bas, des arbres, — les premiers ! — tout un plein vallon d’arbres ; — et voici la mer, qui, à l’extrême horizon, commence à s’indiquer par une ligne ; — et, enfin, Gaza, avec ses maisons de terre grise et ses minarets blancs, Gaza, au milieu de ses jardins et de ses bois, Gaza presque somptueuse, pour nous pauvres gens du désert, et représentant tout à coup la sécurité, le confort, les communications avec le reste du monde, toutes les modernes choses oubliées…



Cela nous surprend de voir ici les arbres annuels sans feuilles, après l’illusion d’été que vient de nous donner le soleil plus chaud du sud. C’est pourtant vrai, que nous sommes encore en hiver !

Nous nous engageons, pour une demi-heure au moins, dans des chemins creux ensablés, entre des haies de cactus enfermant des jardins édéniques, pleins de figuiers, d’orangers, de citronniers et de roses.

Nous y croisons une population au teint blanc, bien moins basanée que nous-mêmes. Quelques femmes chrétiennes, maronites ou grecques, dont le voile relevé ne cache pas les traits et qui sont d’une beauté éclatante et fraîche avec un teint rosé ; des musulmanes aussi, ne nous montrant que leurs longs yeux. Et des Arabes, des Turcs, des Juifs, chacun ayant gardé le costume de sa race, dans un éclat et une diversité de couleurs qui amusent nos yeux, après les grisailles monotones d’où nous sortons.

À l’entrée de la ville, grand bruit joyeux de voix de femmes ; un peuple de lavandières est là, tordant, à beaux bras nus, des linges dans l’eau courante.

Et maintenant nous nous engageons dans le labyrinthe des petites rues, entre les habitations aux murs de terre et aux toits de terre sur lesquels les fleurs poussent comme dans des jardins.

Du haut de nos grandes bêtes de désert, qui sont inquiètes à cause du resserré des maisons, qui frémissent au moindre bruit de porte ouverte ou de volet fermé, nous dominons presque ces taupinières, plongeant du regard dans les petites cours où des femmes sont assises.

Après les sombres yeux des nomades, ces visages d’ici nous semblent ouverts, hospitaliers et doux. Presque toutes les femmes sont sans voile, belles et blanches, avec des sourcils très noirs et des joues rosées.



La ville une fois traversée, nous trouvons, dans un cimetière musulman, notre camp monté. C’est près d’une source, qui nous paraît bien un peu trop voisine des morts ; mais enfin, ce lieu, désigné par les autorités, est, paraît-il, celui où campent tous les étrangers de distinction ; il n’y a rien à dire. Et nos dromadaires s’agenouillent là pour nous une dernière fois, traînant leurs franges noires sur l’herbe des tombes ; — c’est fini, nous ne remonterons plus ces bêtes lentes et fantasques.

Nous sommes aussitôt envahis par une légion de jeunes israélites, qui nous apportent des oranges, des citrons, des monnaies antiques et des cornalines gravées à des effigies d’anciens dieux ; — groupes de longues robes orientales, auxquelles, hélas ! se mêlent déjà deux ou trois affreux petits « complets » gris.

Et nos domestiques syriens viennent d’un air officiel nous haranguer pour l’heureuse arrivée, nous félicitant d’avoir échappé aux mains des Bédouins, aux dangers du désert ; la parole est à celui des trois qui, en route, avait eu le plus peur… Pour leur peine, nous leur faisons cadeau d’une caisse que des amis prudents nous avaient obligés à emporter du Caire et que nous n’avons même pas ouverte. (Elle contient des bandelettes pour les blessures, des remèdes pour les fièvres et pour le venin des scorpions ou des serpents.)

Puis, nous remisons nos inutiles fusils, qui n’ont servi qu’à tuer la pauvre chouette de l’Oued-Gherafeh. C’était vraiment facile comme une promenade, cette traversée du désert !…

Et cependant, il est incontestable qu’il y a une petite impression de détente, à l’arrivée. Il semble qu’on ait secoué et rejeté de ses épaules quelque chose comme un manteau de plomb. Même, on est très aise, en somme, de retrouver sous sa main les mille petites inventions modernes, peu décoratives, il est vrai, mais assez commodes, quand une fois l’on s’y est habitué. On se sent ému par le voisinage d’une poste et d’un télégraphe, autant que l’étaient ce matin nos dromadaires par les orges vertes…



Le gouverneur ottoman de Gaza, par lequel nous commençons nos visites d’arrivée, est un prince aimable et distingué, dix-septième fils de ce célèbre Beder-Khan pacha, prince du Kurdistan, qui fut, durant de longues années, rebelle au gouvernement de Constantinople. Il habite, au milieu de la ville haute, une maison de pierres, aménagée à la turque ; dans son quartier, d’autres maisons du même genre sont les édifices publics, les logements des autorités militaires — et quelques fils télégraphiques traversent ces parages, s’en allant dans la direction de Jérusalem. Mais le reste de la ville, sauf les mosquées et les fontaines, est encore construit avec de la terre séchée au soleil, comme les maisonnettes des oasis du Sud.

D’abord, on est surpris que Gaza, si près du désert, n’ait pas de murailles pour se défendre des incursions bédouines. L’explication qu’on en donne est que ses habitants sont « eux-mêmes moitié maraudeurs, moitié receleurs, et que les Bédouins ont intérêt à les ménager ». C’est d’ailleurs dans ses bazars que viennent s’approvisionner tous les nomades des régions d’alentour.



Et aujourd’hui, nous faisons comme les nomades, nous qui venons du fond du désert de Pharan, à peu près dépourvus de tout ; c’est dans les ruelles sombres et encombrées des bazars que nous finissons notre journée, à des achats de costumes, de chaussures et de harnais. Vraiment, nous ne pouvons pas continuer notre route en Bédouins, surtout n’ayant plus de chameaux ; ni reprendre nos vêtements d’Europe, ayant expédié nos malles à Jérusalem par mer ; d’ailleurs, ce nouveau changement nous amuse, — et nos yeux devenus sauvages se prennent aux belles couleurs des robes et des burnous de Palestine… Dans la ruelle des faiseurs de babouches, nous rencontrons les cheiks Hassan et Aït, en train de s’acheter des bottes en maroquin rouge avec, sous le talon, la haute ferrure qui sert à écraser les serpents ; un de leurs hommes les accompagne, portant sur les bras leurs précédentes emplettes, des ornements pour tête de dromadaire en verroteries et en coquillages. Alors nous nous joignons à eux pour continuer nos courses ensemble, comme une bande d’enfants barbares, éblouis par tout ce qui brille aux étalages d’ici.

La nuit tombe quand nous rentrons sous nos tentes, au milieu des cimetières, chargés tous d’éclatantes et inutiles choses.

Devant notre camp, sont les collines hérissées de tombes, où nos chameaux paissent encore, dans l’ombre envahissante.

Et, derrière nous, c’est la ville, dont les minarets, en l’honneur du ramadan, s’illuminent chacun d’une couronne de feux.



Le ciel s’étoile à l’infini et, vers l’Occident, la lumière zodiacale trace une persistante balafre de phosphore. Au lieu de notre silence habituel du désert, nous avons ici une très bruyante nuit de ramadan ; jusqu’au matin, des ensembles de musiques et de voix, des chants religieux, des batteries de tambour. Par instants, on dirait des troupes de muezzins, psalmodiant tous ensemble, affolés, dans des tonalités hautes et tristes. Des bandes de chanteurs viennent aussi, aux lanternes, faire le tour des cimetières où nous sommes, avec des tambourins qui battent au vieux rythme arabe. Et puis, ce sont de longs aboiements de chiens errants, des concerts infinis de grenouilles dans les marais, et pendant les intervalles de silence, le grondement lointain de la mer.