Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 232-237).
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XXXVI

Vendredi 23 mars.

Vendredi saint. Au chant des alouettes, nous nous éveillons parmi les herbages et les fleurs, dans l’immense plaine verte, sous un ciel tendu d’un voile gris perle dont les plis semblent pendre sur la terre et d’où bientôt tombe un peu de pluie.

Aujourd’hui même nous entrerons en Palestine, l’anniversaire du jour où y fut crucifié, il y aura tantôt deux mille ans, ce Consolateur que les hommes n’expliqueront jamais… Et son souvenir suffit encore à donner un charme ineffablement doux à ce pays où il nous appelle…



De la pluie, de l’herbe, et de l’herbe mouillée, — nous avions si longtemps perdu l’habitude de ces choses !

Puis voici que nous entendons des voix de femmes, — son depuis tant de jours oublié aussi : trois Bédouines, à califourchon sur des ânesses, traversent le camp, rieuses et non plus sauvages comme celles du vrai désert. Quand elles soulèvent, pour mieux nous voir, leurs voiles d’un bleu sombre saupoudrés de gouttes de pluie, on dirait des châsses : leurs figures sont cachées sous des réseaux de corail et d’argent, à travers lesquels elles nous regardent et qui descendent en pendeloques brillantes sur leurs gorges…



En route par de vrais sentiers bordés de tulipes, d’anémones et d’asphodèles, au milieu des champs d’orge qui bientôt couvrent toutes les plaines de leurs magnifiques velours.

L’après-midi, dans une fissure de ce pays plat, une rivière se présente à nous, claire et vive. Nous la passons à gué, — et, sur la rive nouvelle, nous sommes en Palestine !

Au gué, passaient avec nous des groupes de femmes fellahs, bergères voilées de bleu sombre, gracieuses et belles de forme, avec des amphores sur la tête ; et des moutons et des chèvres, et des vaches gonflées de lait et des veaux par centaines. L’abondance à présent et la tranquillité pastorale ; après le désert, la Terre promise.



Cheminé longtemps encore dans les orges veloutées. Pas un arbre, pas même de broussailles ; rien qu’un infini d’herbages.

Et les campagnes se peuplent de plus en plus ; il y a partout des laboureurs en burnous qui travaillent ce sol fertile et gras, rayé de sillons innombrables. On dirait la Beauce ou certaines régions normandes ; seulement, au lieu de villages, ce sont des campements arabes : tentes poilues, tout en longueur, aplaties sur l’herbe mouillée et se suivant à la file, qui semblent, sur les lointains si verts, des processions de grandes chenilles noirâtres.

Cette surface de terre morcelée, grouillante d’hommes et d’animaux qui vivent par elle, la tondent et l’épuisent, cause aujourd’hui, à nos yeux où demeure encore l’image des solitudes, l’impression d’un riche tapis mangé aux vers ou d’une fourrure mitée.



Campé le soir sur l’herbe humide et sous le ciel gris, au milieu des immenses plaines d’orge de Chanaan.

C’est dans le voisinage d’une très riche tribu, dont le cheik vient aussitôt me faire visite sous ma tente et m’inviter à souper sous la sienne. Il est admirablement beau, avec un nez d’aigle et de grands yeux longs, pleins de caresses ; son voile de soie lamée à rayures multicolores est attaché à son front par des cordelières d’or ; il porte deux burnous superposés, l’un blanc et l’autre noir, dans lesquels il se drape avec une grâce royale.

J’accepte seulement d’aller prendre chez lui le café traditionnel, et je m’y rends à l’heure du soleil couchant, en compagnie des cheiks Hassan et Aït qui sont devenus de mes inséparables.

C’est un peu loin, au vent froid du soir, dans la verte plaine qui, à cette heure, se dore sur le luisant des herbages, d’un or déjà plus pâle et plus septentrional que celui du désert.

Sa tente de réception, en poil de chameau comme toutes celles de la tribu, est ouverte en grand sur la campagne, et elle est vide, avec seulement quelques belles armes, çà et là suspendues. Il me fait asseoir près de lui sur un tapis ; ses deux frères ensuite, à nos côtés ; puis le jeune cheik de Pétra, puis son cousin Aït, — et on allume par terre un feu de branches pour préparer ce café que nous allons boire.

Un à un, commencent d’arriver une foule d’autres personnages qui, après m’avoir touché la main, s’accroupissent devant nous, formant bientôt une silencieuse assemblée : notables de la tribu, austèrement coiffés de voiles de la Mecque, vieillards pour la plupart, aux belles têtes encadrées de barbes blanches.

Et on voit au loin, par-dessus cette ligne de majestueuses figures, le cercle de la plaine, l’infini des orges vertes, le chenillement des tentes innombrables tout le long de l’horizon occidental, et le défilé des troupeaux qui rentrent, des moutons qui bêlent tassés en masse compacte, des bœufs qui mugissent, des veaux qui sautent, des chiens bergers qui jappent affairés : toute la richesse de notre hôte superbe, passant là sous nos yeux, au soleil mourant, dans un dernier rayon d’or.

C’est une tribu de pasteurs. Ce cheik possède tous les territoires d’alentour, bien plus loin que ne porte la vue. Il nous apprend qu’il change de campement chaque mois ; pendant que le café circule dans les toutes petites tasses, il nous confie aussi qu’il vient de faire deux ans de captivité dans les prisons turques, pour vol et brigandage.

Il avait souvent entendu parler de la redoutable famille Jahl, qui détient, entre cousins ou frères, tout le désert de Pétra, tout le pays d’Édom ; mais il n’avait jamais rencontré aucun de ses membres. Il témoigne à Hassan ses sentiments de déférence et l’interroge avec intérêt sur les batailles de Kérak, sur l’arrivée des réguliers turcs de Damas, sur tous les récents événements du désert. Et Hassan prend ici des allures de prince que je ne lui connaissais pas encore ; il conte, à l’auditoire ébloui, que chaque année, après le ramadan, son père Mohammed-Jahl se rend en douze jours, suivi d’une nombreuse caravane, au Caire où le khédive ne manque jamais de lui donner deux cents sacs d’orge avec cent livres d’or.



En me retirant, pour n’être pas en reste avec le beau cheik, je l’invite à venir à la veillée, accompagné de ses frères, prendre à son tour le café sous ma tente.