Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 229-231).
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XXXV

Jeudi 22 mars.

Temps lourd, ciel gris et bas.

Le départ, dans des plaines fleuries, nous rappelle des chevauchées d’autrefois, entre Mékinez et Tanger ; ce ne sont pas encore les champs du Maroc, diaprés si magnifiquement, mais déjà des tapis où se mêlent les anémones, les silènes roses, les pâquerettes blanches, les iris violets et les soucis d’or.

Bientôt ce sera Chanaan, la terre propice à l’homme, la terre où coulent le lait et le miel, au lieu de ces resplendissantes solitudes défendues d’où nous sortons, qui nourrissent à peine le Bédoin maigre et pillard.



Vers midi, dans un vallon qui est comme un jardin, rencontré un pauvre chameau malade, assis à côté d’un autre, mort, le ventre déjà vidé par les bêtes. Quelque caravane qui passait l’a laissé là, à l’abandon, pour qu’il meure ; il essaye de se relever, de nous suivre, mais il retombe au bout de quelques pas, épuisé et fini, la tête dans l’herbe.



Il y a comme un adoucissement de tout, de la lumière, des formes et des couleurs. Les collines n’ont plus de structures tourmentées, mais s’arrondissent très simplement sous leur léger manteau vert ; des brumes se tiennent sur les lointains et en dégradent les nuances ; il semble qu’on ait changé et atténué tout l’éclairage de la terre.

Les magnificences des midis et des soirs ne se déploient que dans les contrées où l’air, mortel aux plantes, est exempt de vapeur d’eau et diaphane autant que le vide sidéral. Nos souvenirs du désert disparu sont maintenant comme ceux que l’on garderait, en reprenant pied dans les réalités de chaque jour, après quelque spectacle de presque terrifiante magie.

Le vert, le vert nouveau continue de s’accentuer de tous côtés. Les asphodèles, qui avaient commencé de paraître avant-hier, d’abord si étiolés et courts, s’allongent, deviennent toujours plus beaux ; il y a des iris de grande espèce, d’un violet merveilleux ; il y a des arums à fleurs noires, ressemblant à des cornets de velours. Et des tortues se traînent par terre, des cailles s’enfuient sous les herbes hautes ; des alouettes joyeuses planent au ciel, et l’air est plein de chants d’oiseaux. La vie monte, monte, de partout à la fois, nous entoure, nous envahit et nous reprend, nous qui arrivons des étranges pays de la mort.

Le soir, nous rencontrons les premiers champs semés de main d’homme, des champs d’orge, labourés en sillons et plus magnifiquement verts que toutes les précédentes prairies.

Et, au campement, des Arabes, bergers ou laboureurs, qui ont leurs tentes dans le voisinage, viennent familièrement nous visiter, s’asseoir autour de nos feux.