Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 248-258).

XXXVIII

Dimanche, 25 mars. Dimanche de Pâques.

Gaza, l’une des villes les plus vieilles du monde, nommée déjà dans la Genèse aux ténébreuses époques antérieures à Abraham (Genèse, x, 19), Gaza fut prise et reprise, anéantie et relevée par tous les peuples antiques de la terre ; les Égyptiens l’ont vingt fois possédée ; elle a appartenu aux Philistins, aux géants de la race d’Énac (Josué, xi, 21, 22), aux Assyriens, aux Grecs, aux Romains, aux Arabes et aux croisés. Son sol, encombré de débris, plein d’ossements et de trésors, est travaillé jusque dans ses profondeurs. La colline de terre qui la supporte est une colline artificielle, maçonnée par en dessous en des temps reculés et imprécis ; ses alentours sont minés de souterrains de tous les âges, aux aboutissements inconnus ; ses campagnes sont criblées de trous sans fond où gîtent des serpents et des lézards.

À plusieurs reprises, elle fut splendide, surtout à l’époque du dieu Marnas, qui y possédait un célèbre temple. Aujourd’hui, les sables ont comblé son port, enfoui ses marbres. Elle n’est plus qu’un humble marché, à la porte du désert, où s’approvisionnent les caravanes.

Son aspect est resté sarrasin ; au-dessus de l’amas délabré de ses maisons, s’élèvent des mosquées et des kiosques funéraires aux coupoles blanches, s’élancent des palmiers sveltes et de grands sycomores.

Pays de ruines et de poussière. Quartiers d’argile, de boue séchée, avec çà et là, incrusté dans les matériaux vils, un vieux marbre sarrasin, un blason des croisades, un morceau de colonne antique, un saint ou un Baal. Débris de temples, pavant les rues ; frises de palais grecs, par terre, au seuil des portes.

Peu de passants, et bien entendu, aucune trace de voitures ; des dromadaires, des chevaux, des ânons.

Quelques immobiles turbans, blancs ou verts, assis sur les marches des lieux d’adoration. Tout le mouvement, dans le bazar obscur, couvert de palmes fanées, où des Bédouins des différentes tribus du désert achètent, avec de l’argent de pillage, des harnais de chameaux, des étuis de sabre, de l’orge ou des dattes.



Dans une mosquée infiniment sainte, le tombeau de Nébi-el-Hachem, grand-père de Mahomet et patron actuel de la ville.

C’est au clair soleil de ce matin de Pâques que nous pénétrons là. D’abord, une vaste cour se présente à nous, entourée d’arcades blanches. Quelques hommes s’y tiennent en prières, mais surtout elle est remplie de très jeunes enfants qui y jouent sous le grand ciel bleu. En Orient, c’est l’usage : les préaux et les cours des mosquées sont le lieu de rendez-vous des bébés ; on trouve naturels et convenables leurs naïfs petits jeux, à côté des vieillards prosternés qui prient.

Ici, les moins âgés, ceux qui savent à peine courir, ont chacun à la cheville un bracelet de grelots — pour que les mères entendent de loin où ils sont, comme on met des clochettes aux chèvres dans les champs.

Par quelques ogives, fermées de grilles de fer, cette cour communique avec de calmes enclos ombragés de palmiers, où croît une herbe de printemps haute et fleurie : lieux où, sans doute, dorment des morts.

Le tombeau du saint est à l’un des angles ; la porte épaisse, ornée de sculptures anciennes, en est fermée à clef ; quelqu’un, qui priait là, s’en va chercher le vieux prêtre gardien, et nous nous asseyons pour attendre, à l’ombre des arceaux blancs, dans la religieuse paix enveloppante.

Lentement il arrive, ce prêtre à barbe blanche et à turban vert ; il ouvre, et nous entrons. Sous une petite coupole triste, ajourée par le haut, peinturlurée d’arabesques dont les humidités et les pluies éteignent la couleur, est dressé le grand catafalque de drap vert ; aux quatre angles, des boules de cuivre que des croissants surmontent, et, à la tête, le turban du mort que voile une gaze fanée.



Par les petites rues, par les bazars, les gens vont et viennent, occupés de leurs affaires habituelles ; ce n’est ni dimanche, ni Pâques, ici, mais un jour quelconque de l’Égire — et rien encore, dans cette première ville de Judée, n’éveille pour nous le souvenir du Christ.

Cependant, voici une autre mosquée plus grande, dont la porte gothique nous semble une porte de cathédrale, dont le seuil, où nous quittons nos babouches, est comme un seuil d’église. Au-dedans, une grande nef, en forme de croix latine, avec colonnes de marbre gris, et, çà et là sur les murailles, des croix encore, qui ont été grattées, il est vrai, mais qui persistent à se dessiner sous les épaisseurs de la chaux blanche. Une église, en effet, bâtie par ces Croisés de foi ardente qui venaient jadis se faire tuer en Terre sainte. Quelle puissance ils avaient, ces hommes, et quels prodiges ils pouvaient accomplir ! Comme elle était belle, leur église, pour avoir été édifiée au milieu des guerres, dans un tel pays d’exil ; comme elle est surprenante à rencontrer ici, toujours debout !…

Dans sa blancheur tranquille, éclairée par un reflet du grand soleil oriental qui resplendit à l’extérieur, tout à coup, quelque chose de chrétien se retrouve encore… Les Francs qui l’ont construite, il y a sept siècles, avaient déjà bien obscurci pourtant le Jésus de l’Évangile par d’enfantines légendes, — et maintenant, qui plus est, les sombres drapeaux verts de Mahomet occupent la nef dépouillée, à la place des images qu’avaient mises là ces croisés naïfs ; mais c’est égal, quelque chose du Rédempteur se retrouve, quelque chose de presque insaisissable et d’infiniment doux, — avec, aujourd’hui, une vague impression de la fête du dimanche, de la fête de Pâques…

Du reste, ils ont laissé partout leurs traces ici, les croisés, et on risquerait de remuer de leurs ossements, si l’on fouillait ce vieux sol saturé de débris et de morts. La citadelle turque, commencée au xiiie siècle, retouchée, changée à toutes les époques de l’histoire, offre sur ses murs un mélange de fines découpures sarrasines et de lourds blasons de chevalerie, où poussent à présent les lichens, les plantes des ruines.



Dans les quartiers hauts, nous nous arrêtons en un point d’où se découvre toute la Gaza grise aux maisons de terre, ses quelques minarets, ses quelques dômes blanchis environnés de palmiers ; puis, les restes de ses remparts, d’époques imprécises, dont le plan ne se distingue plus et qui se perdent dans les cimetières. Un monde, ces cimetières envahissant la campagne ; dans l’un d’eux, sous un sycomore, des femmes en groupe pleurent bruyamment quelque défunt, suivant les rites officiels, et leurs lamentations chantantes s’élèvent jusqu’à nous. Beaucoup de beaux jardins ombreux, beaucoup de sentiers bordés de cactus, par où remontent des cortèges d’ânons apportant en ville de l’eau dans des outres. Et enfin, la mer lointaine, les orges tout en velours et les sables du désert. Un grand panorama mélancolique, auquel il est difficile d’assigner une date dans la suite des âges, — et là-bas, couverte de tombeaux, la colline isolée où Samson, sortant une nuit de chez la courtisane, alla déposer les portes de la Gaza des Philistins (Juges, xvi, 2, 3).



Quand nous rentrons au camp, vers midi, les abords en sont assez animés ; des juifs, marchands d’objets antiques, nous attendent, assis sur les tombes ; des chrétiens grecs, endimanchés, dont quelques-uns portent même le costume européen, stationnent pour nous voir revenir.

Puis les curieux et les vendeurs s’en vont, lassés, et nous demeurons seuls. Nos Bédouins, qui repartent ce soir pour leur désert, sommeillent étendus dans l’herbe. Gaza, silencieuse, se repose des fêtes de la nuit. Un brûlant soleil darde sur nos toiles blanches ; les pierres d’alentour se couvrent de caméléons et de lézards.



Paisible et solitaire après-midi de Pâques, que nous passons là, assis devant nos tentes, dans ces cimetières, regardant le va-et-vient des lézards, qui sortent de la terre en peuplades toujours plus nombreuses. Sur toutes les dalles chaudes qui recouvrent les morts, ils se poursuivent et jouent. À la pointe de toutes les bornes funéraires, ils sont deux ou trois qui se dressent haut sur pattes et qui se dandinent bizarrement.

L’air devient lourd, lourd ; l’air s’obscurcit sans nuages visibles ; le soleil, terne et jaune tout à coup, n’éclaire plus, semble mourir ; son disque se dessine sans rayons, comme vu au travers d’une vitre fumée, et on dirait que la fin des temps est proche. — C’est un coup de kamsin qui va passer, ce sont les déserts voisins qui vont souffler sur nous…

Dans une subite rafale, un grand vent se lève, amenant des tourbillons de sable et de poussière… Je vois venir du désert, je vois venir de la terre épouvantable, comme des tourbillons chassés par le vent du Midi, pour tout anéantir. (Ésaïe, xxi, 1).



Sur le soir, la tourmente sèche est apaisée et les promeneurs reparaissent. Nous recevons la visite du gouverneur de la ville, l’aimable prince kurde, et de quelques prêtres musulmans. Puis nos chevaux de selle et nos mules de charge, mandés hier par dépêche à Jérusalem, arrivent fatigués de l’étape forcée et se couchent sur le flanc comme des bêtes fourbues. Par les sentiers bordés de cactus, les troupeaux remontent de la campagne vers la ville, et la nuit tombe.

C’est vers minuit, quand la lune sera haute, que nos Bédouins doivent se mettre en route pour Pétra, emmenant avec eux l’officier et les deux soldats turcs qui nous avaient accompagnés. Au crépuscule, ils rassemblent leurs chameaux et les entravent ; puis ils allument de grandes flambées, pour cuire le festin du départ.

Et nous nous faisons amicalement nos adieux. Avec les cheiks Hassan et Aït, on s’embrasse, échangeant des souvenirs, Hassan me donne son poignard et je lui donne mon revolver.



Elle était très obscure, la nuit et, au milieu de tous ces tombeaux, nous nous trouvions dans une sorte de chaos ténébreux où ne se distinguait rien.

Mais voici l’heure du lever de la lune. Derrière nous, la ville, qu’on ne voyait plus, commence à s’indiquer en silhouette noire sur un informe incendie, de couleur sanglante, qui surgit à l’horizon ; puis l’incendie se condense en une masse de feu rouge, toujours plus ronde, en une boule qui monte, qui tout de suite blanchit comme de la braise subitement avivée et qui de plus en plus nous éclaire. C’est un disque de feu argenté, maintenant, qui s’élève rayonnant et léger, qui verse de la lumière plein le ciel… Et, sur ce fond lumineux, des minarets s’élancent, des palmiers dessinent leurs fins panaches noirs ; tout ce qui, avant, n’existait pour ainsi dire plus, se révèle à nouveau, mille fois plus charmant que dans le jour, transfiguré en grande féerie orientale… Tandis qu’en face, les cimetières étagés qui nous dominent s’éclairent graduellement du haut en bas ; une lueur douce, un peu rosée, qui a pris naissance au sommet des tombes, continue de grandir et de s’étendre en descendant, comme une lente tache envahissante, puis finit par plonger jusque dans le bas-fond où nous sommes : amas de nomades, de gens et de bêtes, autour de feux qui s’éteignent… Et alors, on y voit magnifiquement sous la belle lune éclatante !…



La lune est haute. C’est l’heure que les Bédouins attendaient pour partir. — Et voici le défilé très silencieux de leurs dromadaires qui commence, dans des rayons d’argent rose. Du haut de leurs grandes bêtes oscillantes, les cheiks Hassan et Aït, qui passent, nous envoient un dernier geste amical ; ils s’en retournent vers la terre épouvantable où ils sont nés et où ils aiment à vivre, — et leur départ met fin à notre rêve de désert.

Demain matin, au jour levé, nous monterons vers Jérusalem !…

FIN.