Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 219-226).
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XXXIII

Mardi 20 mars.

Nos chameaux ont dormi encore d’un sommeil troublé, dans ce ravin de l’Ouady-Loussein, se levant parfois avec des cris, à cause sans doute des panthères rôdeuses. Mais nos feux ont brillé clair toute la nuit pour éloigner les mauvaises visites.

Au soleil levant, nous reprenons notre éternelle route vers le nord. La lumière est quelconque ; le décor, banal et terne. Il semble, pendant les premières heures, que nous nous lassions du désert, ou que le désert se lasse de déployer pour nous sa silencieuse magie.

Mais, à l’extrémité du plateau où nous cheminions, des régions nouvelles nous apparaissent tout à coup dans un déroulement infini jusqu’aux premiers contreforts du pays de Moab, à travers des transparences qui permettent de voir les choses extra-lointaines ; de très lumineux déserts, tout de sables pâles, d’une teinte inusitée à nos yeux. Des chaînes de tristes collines les traversent, pâles aussi, se succédant comme des séries de vertèbres ; regardées en détail, elles prennent ces mêmes aspects de tente qui nous avaient frappés hier ; elles ont des pointes, des cornes, avec des rayures d’étoffe bédouine fanée, ou des mouchetages de panthère décolorés au soleil.

Le vide et l’immense ne nous avaient pas encore été révélés sous de tels aspects, dans de telles blancheurs, et nous sommes bien loin de la contrée des granits roses où poussait la myrrhe. Ici, l’étendue est charpentée de calcaires, blanchâtres obstinément, que les siècles sont à peine parvenus à dorer ; sur les éblouissantes plaines, croissent seulement quelques-uns de ces genêts à fleurs blanches et grises, si fleuris qu’on dirait des gerbes d’étain ou d’argent.

Et soudain voici un grand lac bleu clair qui tremble, ondule à pleins bords, étend et replie ses eaux chimériques sur toute la partie occidentale de ces terres mortes.

Il fait une lourde chaleur endormante et, au bercement monotone de la marche, nos yeux se ferment.



« Les chameaux sont-ils passés ? » C’est la question que l’on pose chaque jour, dans un demi-sommeil, sur le sol brûlant, après le repos méridien. Cela veut dire : « Nos bagages, nos bêtes de charge, tout ce qui nous suit dans la matinée, pour nous rejoindre pendant la grand’halte et nous précéder ensuite jusqu’au soir, tout cela est-il passé ? Et est-il temps pour nous-mêmes de remonter en selle et de repartir ? »

— Oui, depuis une demi-heure, ou depuis une heure, répond à la cantonade une voix bédouine.

— En route, alors ! Ramenez les dromadaires ! (I allah, djib djimmel !)

La tête encore dans le rêve, on s’étire et s’éveille. Au premier plan de la vue éblouie, c’est la tente avec ses éclatants bariolages, ses inscriptions arabes blanches sur fond rouge, ses tapis persans ; et plus loin, par la large ouverture des toiles, c’est, au-dehors, l’étincellement morne des cailloux et des sables, avec la silhouette de quelqu’un de nos chameliers accroupi en plein soleil.

Ils paissaient là-bas, les dromadaires, disséminés dans la chaude solitude. D’être obligés de revenir et de s’agenouiller, ils se plaignent en ces vilains cris caverneux qui sont les plus habituels bruits de la vie au désert.

Une fois perché sur sa grande bête, qui s’est relevée en deux temps, on a une première impression de fraîcheur, parce qu’on est plus haut, plus loin de la terre surchauffée ; on regarde au fond des plaines la direction à suivre et, de nouveau l’on s’en va, pointant dans le monotone infini.



Plus que trois jours, après celui-ci, pour atteindre Gaza, la ville de Palestine la plus avancée vers les désolations du Sud, et nos Arabes disent que déjà le désert est moins désert, que déjà, aux replis des vallées, on trouverait de l’eau çà et là, et par conséquent des troupeaux et des hommes.

Vers deux heures, extrêmement loin, au flanc d’une de ces chaînes de collines pâles à rayures d’étoffe, commencent à se dessiner des séries de choses longues et noirâtres, qui sont tapies sur le sol comme des bêtes collées ; on dirait le prodigieux agrandissement des chenilles de l’Ouady-Loussein. Et c’est une puissante tribu qui est là campée, une de ces tribus « riches en troupeaux » dont parlent les prophètes.

Les tentes, très basses à cause des vents, sont tout en longueur et alignées sur trois ou quatre rangs, dans l’espace qui ici ne compte pas. Des troupeaux sans nombre paissent alentour ; beaucoup de chamelles allaitent de comiques petits naissants, non encore tondus, à longue laine moutonnée, tenant à la fois de l’autruche et de l’agneau. Et des chèvres noires, mais noires comme de l’ébène vernie ou comme du jais, sont assemblées par centaines, formant partout des amas, des taches violentes sur le désert blanc. Les bergers échangent avec nous des saluts et des baisers dans le vide. Les bergères, craintives, se voilent à notre approche plus impénétrablement, fantômes aussi noirs que les chèvres qu’elles mènent ; un ânon presque toujours se tient près de chacune d’elles, avec, sur le dos, des paniers d’où l’on voit sortir pêle-mêle plusieurs têtes enfantines : bébés amalékites aux yeux de poupée, petits chiens ou chevreaux à longues oreilles qui viennent à peine de naître.

C’est précisément la tribu du cheik Brahim, qui nous quitte avec de grands mercis, sans toutefois nous inviter à nous reposer sous sa tente, inquiet sans doute de ce qu’il y retrouvera, après sa captivité si longue.

Sortis du désert de Pharan, nous entrons ici dans ce pays de Cédar, déjà si malfamé aux temps bibliques, que les prophètes, s’indignant des péchés d’Israël, s’écriaient : « Envoyez en Cédar, et regardez s’il s’y est fait quelque chose de semblable ! » (Jérémie, ii, 10). Les siècles ont coulé, et Cédar est demeuré une sombre terre de brigandage et de crime…



L’étendue ensuite redevient vide jusqu’au soir. Et nous campons en un lieu encore largement désert appelé l’Ouady-Caïciré, au fond d’une vallée, près d’une source à peine saumâtre qui sort des sables.

Les collines ont ici une vague teinte verte, que nous n’avions jamais vue en Arabie Pétrée jusqu’à ce jour ; c’est l’herbe qui commence ; la désolation de la terre est près de finir. Autour de nous, il y a des roseaux, des graminées et quelques fleurs. — Des fleurs en miniature, il est vrai, mais qui sont presque de nos climats ; de petits iris qui s’élèvent à peine à deux pouces du sol ; des tulipes jaunes panachées de rouge, grandes à peu près comme l’ongle, des giroflées lilliputiennes et de microscopiques œillets. En même temps, le ciel est devenu plus septentrional ; la lune, plus effacée sous des vapeurs, s’est entourée d’un halo ; de longs nuages étirés en queue de chat trament dans le ciel, et l’horizon est sombre ; la nuit arrive mélancolique et voilée sur cette région d’herbages.

Nos Bédouins, sentant venir le froid d’une contrée plus humide, prennent leurs vêtements de peaux à longs poils et se coiffent tous suivant l’usage des nuits d’hiver, en s’enveloppant la tête et la gorge d’un voile brun dont les deux bouts doivent saillir de chaque côté des tempes comme de longues oreilles de lièvre.



Au milieu de tant de minuscules fleurettes, habite aussi une fleur géante, espèce de quenouille jaune qui sort sans feuilles d’une racine bulbeuse.

Le cheik Aït, errant au dernier crépuscule, trouve la plus énorme de toutes et la cueille pour me l’apporter. Il a, comme les autres, mis son sayon de peau de chèvre et fait sa coiffure de nuit en oreilles de lièvre ; il sourit, montrant des dents presque trop blanches, fines comme des dents de loup ; avec les tresses de cheveux qui tombent le long de sa figure sauvage, il a l’aspect étrange et presque fantastique, dans l’ouverture de ma tente sur le désert d’ombre, tenant à la main sa grande fleur inconnue.



La veillée cette fois a lieu au chant des chouettes ; des hou ! hou ! mystérieux nous arrivent de partout, de l’obscurité des broussailles, des fonds noirs, de la vallée ; les collines se mêlent aux nuages pour former autour de nous des rideaux de ténèbres indécises. Nos feux qui s’allument épaississent à nos yeux une nuit soudaine ; on ne voit plus que les hommes aux manteaux de poils et aux longues oreilles de bête, accroupis en silence autour des flambées de branchages.