Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 209-215).
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XXXI

Dimanche 18 mars (dimanche des Rameaux).

Pas d’attaque cette nuit, non ; mais nos chameaux ont eu le sommeil très agité. Et ce matin, au jour, nous trouvons sur le sable, aux environs du camp, les traces nombreuses et toutes fraîches de ces rôdeurs qui les inquiétaient : les panthères.

Nous repartons. De nouveau, c’est le désert sans rien, c’est un cercle de néant, aussi régulier que celui d’une mer sans navires et sans rivages, qui tranche en gris sombre sur le ciel pâle et clair. Et encore cet inexplicable semis de cailloux noirs, rien qu’à la surface, comme s’il avait grêlé ici des petites pierres d’onyx.

La caravane chemine silencieuse, ce matin, et comme recueillie devant cette persistance de l’absolu vide.

Cependant, par degrés, à mesure que le soleil, en montant, chauffe le désert, les horizons deviennent moins précis ; — puis, tout à fait vagues, et les espèces de mousselines blanches, de gazes moirées qui précèdent les mirages commencent à trembloter de plusieurs côtés à la fois.

Et il y a là-bas un troupeau de grandes bêtes blanches à long cou — des chameaux blancs ! — mais en quantité prodigieuse. Ils marchent avec lenteur, dans la lumière à la fois éblouissante et trouble ; ils semblent paître… Tout de même, nous nous défions de nos yeux, sachant que les proportions n’existent pas dans le désert, aux heures de ses fantasmagories…

Ah ! un des chameaux déploie de grandes ailes et s’envole, — puis deux, puis trois, — puis tous… Des cigognes ! Ce n’était qu’un peuple innombrable de cigognes, qui prend la volée à notre approche ; elles se lèvent en masse, il en arrive du fond des lointains, que nous n’apercevions pas ; elles tourbillonnent, le ciel en est obscurci, et nous reconnaissons le nuage d’hier au soir.

Toutes les cigognes d’Europe sans doute, qui rentrent dans leurs foyers avec le printemps.



Quand elles ont disparu, nous ne voyons plus rien que de l’espace mort.

Pour changer, voici de petites ondulations, comme des vagues par beau temps, qui courent sur l’étendue ; collines grisâtres, très basses et indéfiniment prolongées, parallèles ou bien se ramifiant en artères, et toujours rehaussées d’une teinte brune ou violette le long de leur arête supérieure, comme ce nuançage de poils plus foncés sur l’épine dorsale de bêtes.

Dix heures, dix heures et demie, c’est à peu près l’instant où hier les petits lacs féeriques avaient commencé de se montrer. Déjà, il en apparaît quelques-uns, précurseurs sans doute d’une plus grande illusion d’ensemble, — et si frais, si bien azurés ! Ils ont toujours l’air de vouloir déborder et vous envahir ; mais, au contraire, si on s’approche… crac, plus rien : bus par le sable aride, ou repliés comme une toile bleue, disparus vite et en silence, comme une chimère qu’ils sont.



Et, comme les marchands madianites passaient…
(Genèse, XXXVII, 28).


Vers midi, dans un lieu où il y a quelques broussailles, aperçu beaucoup de monde et de chameaux, bien réels cette fois.

Ces inconnus viennent à nous : de longues robes, pour la plupart roses ou bleues : de jolies figures, plus blanches et plus pleines que celles des Bédouins ; dans le nombre, quelques barbes blondes. On s’aborde avec le cérémonial d’usage, en se touchant deux à deux du turban et en se donnant dans le vide le baiser de bienvenue.

Ce sont des marchands arabes, partis depuis sept jours de Gaza où nous allons et se rendant à l’oasis d’Akabah que nous avons quittée. Ils passent ainsi, chaque année, pour approvisionner de robes et de burnous les tribus du désert. — Rien n’est changé, ici, depuis l’époque des Madianites. — Nombreux et bien armés, ils ont des chameaux tout chargés de marchandises et nous les rencontrons à point, pour leur acheter des vêtements de rechange ; devant nous, ils déballent des chemises bédouines à longues manches, des manteaux blancs et des manteaux noirs, à l’éclatant soleil de midi, sur les cailloux qui étincellent.

Puis, nos emplettes finies, nous nous quittons avec des vœux de bon voyage et nous continuons à cheminer en sens inverse, nous déformant peu à peu aux yeux les uns des autres ; bientôt leurs chameaux nous apparaissent dédoublés par le milieu et, eux-mêmes, tantôt allongés, tantôt raccourcis, nous semblent avoir chacun deux têtes, comme, sur les jeux de cartes, les images des rois et des reines.



Après les petites collines, les plaines ; après les plaines unies, les petites collines ondulées ; solitudes après solitudes, et, quand on songe à ajouter en esprit toutes celles des jours précédents, toutes celles des jours qui vont suivre, un vague effroi vous vient.



Nous nous arrêtons pour la nuit dans un lieu singulier, sorte de cirque profond, de cratère en contrebas des plaines parcourues depuis trois jours.

Les parois de ce vaste gouffre ont des plis et des cassures d’étoffe tendue sur des pieux ; elles ont aussi les mêmes nuances, exactement, et les mêmes dessins rayés que les tissus en poil de chameau qui se font au désert ; de sorte qu’on dirait, autour de nous, des campements de Bédouins géants, des tentes monstrueuses, superposées à deux ou trois étages.

Quand le soleil se couche, toutes ces montagnes aux plissures d’étoffe prennent de sinistres couleurs, jaune verdâtre avec rayures de brun ardent, le tout d’une netteté violente, découpé à l’emporte-pièce sur un triste ciel lie de vin qui semble un énorme rubis vu par transparence. Puis, la lune du ramadan surgit, dans ce rose violacé et froid, la grande pleine lune, qui d’abord a l’air d’un disque en étain à peine distant de la terre. Et l’ensemble devient déroutant et effroyable : on croirait maintenant voir, dans le recul des âges cosmiques, le lever d’un satellite mort sur une planète morte.



La nuit tombe. Un grand fulgore, d’une envergure de chauve-souris, vient bourdonner autour des tentes, promenant très vite son petit fanal de phosphore vert, semblable à un feu follet.

Et le large disque d’étain suspendu en l’air devient de l’argent poli, puis du feu blanc, du feu bleuâtre, qui éclaire de plus en plus, donnant à la caravane immobilisée des rigidités de statue, fixant et pétrifiant les personnages dans leurs attitudes de repos, tandis que, du côté du couchant, longtemps après la nuit venue, un reste de la lumière du jour persiste encore comme un halo rose. Elle éclaire, elle éclaire, cette lune, autant qu’un autre soleil, — un soleil un peu fantôme, il est vrai, qui jetterait du froid en même temps que de la lumière, qui répandrait des calmes mortels avec ses rayons ; mais sa splendeur pâle écrase nos feux qui ne brillent même plus, et quand les cheiks, drapés de leurs voiles archaïques, arrivent avec lenteur devant ma tente pour la causerie des soirs, on croirait voir des prophètes de marbre s’avancer dans un éblouissement de magie.