Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 198-208).
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XXX

Samedi 17 mars.

Le même voile de ouates grises qui nous couvrait hier s’est de nouveau tendu sur nous, à la pointe de l’aube, après le coucher de la lune ; nous nous éveillons sous un ciel d’une funèbre obscurité.

Et nous recommençons à faire route vers le nord, dans ce désert d’un gris jaunâtre, qui semble n’être plus rien que l’étendue, — l’étendue sous sa forme la plus simple, mais aussi la plus excitante à courir. Le vent, qui souffle presque froid au-dessous de ce grand linceul de nuages, stimule la vie, lui aussi, pousse au mouvement, à la vitesse, et jamais encore nous ne nous étions sentis tant grisés d’espace et de vide.

Le désert se maintient lisse et pareil ; au loin, pourtant, sous de lourdes nuées qui traînent, des ondulations commencent de se dessiner, comme une première levée de houle, sur une immobile mer.

Des lézards squameux, couleur du sol et de l’étendue, traversent à tout instant la caravane, sous les pieds de nos bêtes.

Et çà et là, croît une maigre fleur violette que les chameaux aiment manger ; avec un petit cri de contentement dès qu’ils l’aperçoivent, ils tirent sur la guide de laine noire et tendent leur long cou abaissé vers la terre.

Nous avons laissé, ce matin, sur notre droite, la route des pèlerins de Syrie, et il n’y a plus sur le sol aucune trace, aucune sente pour nous guider.



Après les deux premières heures de marche, l’immensité change de nuance ; le désert, de jaunâtre qu’il était, devient noir en avant de nous. Déjà nous avions rencontré de ces colorations-là, mais moins accentuées, moins mortuaires. Il y a d’abord une zone de transition qui est marbrée, traversée de grandes zébrures noires et jaunes ; puis, nous entrons dans le noir absolu.

Et ce noir n’est qu’à la surface. C’est une inexplicable couche de cailloux qui semblent d’onyx ; on dirait qu’ils sont tombés du ciel comme une grêle ; on dirait qu’on a pris soin de les égaliser et de les économiser, de façon à en couvrir des lieues et des lieues en consommant le moins possible. Dessous, il y a tout de suite du sable, et les pieds de nos chameaux, dérangeant cet étalage superficiel, laissent sur le désert des empreintes jaunes.



Le jeune cheik de Pétra, ne trouvant pas ma selle assez luxueuse, m’a fait ce matin donner la sienne, — et maintenant, une douzaine de longs glands noirs retombent de chaque côté des flancs de mon dromadaire, traînant presque sur le sol dès que la vitesse ou le vent ne les soulèvent plus.

Mon chamelier Abdoul, malgré son grand air farouche, est aussi pour moi un être prévenant et doux, rempli d’attentions enfantines ; il ramasse, pour me les donner, les verroteries bleues qui continuent de jalonner l’espace, et les tristes fleurs de la route.



Vers dix heures du matin, toujours sans pluie, les nuages se dissipent on ne sait comment ; en un clin d’œil, la voûte, qui était si basse et si menaçante, se fond de tous les côtés à la fois ; et le soleil reparaît, tout de suite rayonnant, tout de suite chaud ; et le vent, qui s’engouffrait si froid dans nos vêtements, sur nos poitrines, devient une caresse tiède.

Et puis, les broussailles recommencent à se montrer ; non plus celles du Sud, non plus la délicieuse myrrhe, que nous regrettons, ni la plante inconnue qui emplissait le désert d’un parfum comme celui des pommes mûres, mais des genêts et des hysopes.



Le cheik Brahim, qui me comble, lui aussi, de ses prévenances, fait coucher devant moi son dromadaire et veut à toutes forces que je le monte pour la journée : « Une bête merveilleuse, dit-il, et dont je serai certainement ravi. »

En effet, une toute petite bête effilée, qui trotte sans secousses, ainsi qu’un cheval rapide ou une gazelle. Au lieu d’une selle monumentale comme était la mienne, il n’a sur le dos qu’une simple houssine en cuir tailladé, ornée de perles et de coquilles. Et, sitôt que je le touche à la naissance du col, avec mon bâton en forme de feuille de lotus, me voici parti en avant de la caravane, au grand trot léger, lancé en flèche…

Bientôt rejoint, d’ailleurs, par le petit cheik Hassan, qui s’est jeté à ma poursuite, qui prétend que son dromadaire, à lui, est supérieur encore et qui veut qu’un moment je l’essaye aussi. Donc, nous changerons, pour lui faire plaisir, et nous continuons de trotter côte à côte, prenant de l’avance dans l’infini monotone, perdant de vue derrière nous la caravane plus lente.

Une brûlante journée succède au matin si sombre. Le soleil monte dans un ciel à présent tout bleu ; les lointains plats tremblent de chaleur, les lointains vides semblent se préparer pour toutes sortes de visions et de mirages…

Gazal ! Gazal ! (les gazelles !) crie le cheik Hassan, tandis que nous détalons sur les genêts tristes…

En effet, en sens inverse de notre course, elles passent comme une envolée de sable, les petites bêtes fines, les petites bêtes de vitesse et de fuite… Mais les lointains mouvants et troubles aussitôt nous déforment leurs images, les escamotent à nos yeux déroutés.

Nous marchons toujours à l’avant-garde extrême, avec des temps de trot et avec des haltes.

Vers onze heures, un premier lac irréel nous apparaît et nous nous y trompons tous deux : une eau d’un bleu si beau, où semblaient se mirer des arbres ! — qui n’étaient que l’agrandissement en longueur des maigres broussailles du désert…

Puis bientôt il y en a partout, de ces eaux tentantes, qui fuient devant nous, se déforment, changent, débordent, s’en vont ou reviennent ; grands lacs ou rivières qui serpentent, ou simples étangs qui reflètent des roseaux imaginaires…

Il y en a toujours davantage, et c’est comme une mer qui peu à peu nous envahirait, une inquiétante mer qui tremble…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais, vers midi, en deux ou trois minutes, brusquement toute cette fantasmagorie bleue s’évanouit comme si on avait soufflé dessus. Plus rien que les sables desséchés. Net à présent, réel, implacable, reparaît le pays de la soif et de la mort.



Nous voulons coucher ce soir en un lieu appelé l’Oued-Gherafeh, où il y a de l’eau, — de la vraie, et même une eau renommée au désert de Tih, — ce qui nous fait arriver de très bonne heure au campement.

Dès que nous avons mis pied à terre devant nos tentes déjà montées, le jeune cheik de Pétra me prend par la main pour me mener voir cette eau précieuse.

J’attendais une belle source jaillissante et c’est, dans le sable et la boue, une mare qui n’a pas trois mètres de longueur. On y a déjà puisé pour nous-mêmes ; à présent, vient le tour de nos chameliers et de nos chameaux ; ils entrent tous là-dedans jusqu’aux genoux, et les bêtes, buvant en même temps que les hommes, font tomber dans l’eau leur fiente musquée.

Autour du camp, il y a presque des arbustes, acacias épineux, genêts à fleurs blanchâtres, qu’entretient le voisinage de cette mare, — et cela rend le lieu favorable aux embuscades, aux attaques de nuit, aux arrivées de voleurs qui se cachent et qui rampent. Il est, du reste, inusité pour nous de camper parmi des arbustes et de voir ce va-et-vient entre les tentes et une aiguade où l’on remplit les outres. Dans cette espèce de bocage triste, perdu au milieu de telles étendues de désert et que dore en ce moment la lumière de cinq heures du soir, c’est tout un semblant de vie pastorale que nous avons apporté là pour une fois, — tandis que, au-dessus de nos têtes, tourbillonne avec indécision un grand nuage noir d’oiseaux migrateurs, qui sans doute s’en allaient vers le Nord avec le printemps et comptaient s’arrêter ici pour boire à l’Oued-Gherafeh, si nous ne les y avions pas devancés.



Vers le coucher du soleil, Léo vient me confier ses remords d’avoir tué une pauvre chouette, là-bas, près de la mare, dans les broussailles. Il faut dire d’abord que nous éprouvons l’un et l’autre pour les chouettes et les ducs une sympathie particulière ; ensuite, tuer pour le plaisir de tuer nous a toujours paru un indice de bestialité inférieure, — et les bourgeois d’Occident qui, sans nécessité comme sans péril, vont s’amuser à détruire des moineaux ou des cailles, n’ont pas d’excuse à nos yeux…

Mais voilà, il a été pris d’une distraction. Les Arabes lui montraient de loin cet oiseau, disant : « Tire ! » Et étourdiment, sans reconnaître l’espèce amie, peut-être un peu pour montrer la justesse de son arme, il a tiré…

— Si nous l’enterrions, propose-t-il, ce serait toujours mieux.

Sur le sable, auprès de l’aiguade, gît la pauvre chouette : une superbe bête, en pleine jeunesse, au plumage très soigné ; elle est encore chaude, et ses grands yeux jaunes, restés ouverts, nous regardent avec une intelligente tristesse de chat.

Donc, nous creusons une petite fosse dans le sable.

Quand la chouette est au fond, couchée sur le dos, ses ailes descendant le long de son corps comme un manteau de moine, elle nous regarde encore, fixement, obstinément, avec une expression de reproche étonné qui nous fait mal.

Sur les pauvres yeux jaunes qu’on ne reverra plus jamais, sur les belles plumes si bien lissées qui vont pourrir, nous jetons d’abord le sable ; puis, nous roulons par-dessus une lourde pierre, pour assurer le calme à cette sépulture…

Assez puéril, je le reconnais, ces deux Bédouins enterrant si pieusement une chouette, à l’heure où s’abîme et s’éteint le grand soleil d’or, au milieu des solitudes du désert de Tih…



Le soir, au clair de lune, comme Hassan prévoit une attaque pour cette nuit, nous prenons nos dispositions de combat, distribuant les postes à nos Bédouins, de concert avec l’officier turc, et composant un blockhaus au moyen de trois cantines. Dans le fond, je crois que nous en mourons d’envie, d’être attaqués ; le simulacre de la précédente nuit, les cris de guerre avec la fusillade, au milieu de l’immensité vide, ayant été une chose inoubliable et rare.

Puis vient la veillée paisible devant les tentes, l’heure où les cheiks Hassan, Aït et Brahim, gravement, s’asseyent en cercle avec nous, pour causer et pour fumer avant le sommeil, à la belle lune blanche. Ce sont des aventures de leurs razzias et de leurs pillages qu’ils nous content le plus tranquillement du monde — et que, d’ailleurs, nous écoutons de même, tant les latitudes changent les points de vue humains… Mais tout à coup, de la direction de cette mare où la chouette a été tuée, nous arrive un petit : « Hou ! hou ! » discret, un appel si doux et si plaintif…

— Ah ! bon, dit Léo, manquait plus que ça ; voilà l’autre qui l’appelle, à présent !

L’autre, on comprend ce que nous entendons, par l’autre ; l’autre, c’est son épouse ou c’est son époux. Ils vont toujours deux par deux, les oiseaux. Couple probablement unique à bien des lieues à la ronde, ils avaient sans doute choisi pour se réunir, le soir, ces maigres broussailles au bord de l’eau.

Et l’autre appelle toujours : « Hou ! hou ! » Alors, nous revoyons le regard de reproche des deux yeux jaunes enfouis dans le sable et nous oublions les histoires de brigands qui nous captivaient, l’escarmouche désirée, tout ce qui nous amusait, en écoutant, avec un serrement de cœur, ce pauvre cri d’oiseau solitaire…