Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 190-197).
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XXIX

Ils s’approchent pourtant d’une allure inoffensive, et nous nous observons les uns les autres : gens de bien mauvaise mine, en effet, demi-nus sous des guenilles ; jeunes presque tous, bien plantés malgré leur maigreur extrême, nobles d’attitudes et de lignes ; mais des figures de pauvres loups affamés, des regards de cruauté et de souffrance. Ils ne sont guère plus de trente et nous sommes vingt-cinq ; en outre, nous avons trois fusils à répétition dans notre bande ; la partie serait donc au moins égale, — et c’est aussi leur avis, sans doute, car, en arrivant sur nous, ils biaisent cauteleusement, après nous avoir salués, et vont s’asseoir sur le sol, où ils prennent des airs de gens qui s’arrangeraient là pour dormir.

Et nous leur demandons :

— Qu’est-ce que vous nous voulez ?

— Oh ! rien, disent-ils ; seulement nous avons peur d’être seuls, parce qu’il y a des brigands ; alors nous profiterons de votre compagnie jusqu’à demain matin.

Peur d’être seuls ! et ils n’ont rien à perdre, et ils sont trente-six, armés jusqu’aux dents. À cela nous ripostons par un ultimatum de guerre :

— Allez-vous-en tout de suite ; ayez disparu de notre horizon avant la nuit tombée, sans quoi nous vous tirons dessus !

Une minute d’hésitation et de ricanements mauvais, et puis ils se relèvent, ramassent leurs pauvres loques, leurs pauvres bissacs déjà étalés sur le sable, et s’en vont comme des chiens battus.

Ils nous font pitié ; nous leur enverrions bien à manger, si pillards qu’ils soient, mais nous n’en avons pas de reste, car nos gens de Pétra, imprévoyants comme des oiseaux, n’ont apporté qu’un peu de farine d’orge pour le pain des premiers jours, pas d’eau pour boire, et nous serons forcés de les fournir de tout jusqu’en Palestine.



Le vélum de sombres nuages, qui nous avait couverts pendant la journée, s’est légèrement soulevé, détaché de l’horizon, du côté occidental, et le soleil couchant, énorme et rouge, est descendu dans cette étroite ouverture, tout bas, tout au ras des étendues terrestres.

Cependant la petite troupe hérissée de fusils gagne rapidement les extrêmes lointains ; pygmées à présent, les voleurs de désert, et bientôt perdus au fond de l’immensité plane. « C’est une ruse, ils reviendront cette nuit ! » dit Hassan, qui les regarde disparaître…

Maintenant, le soleil est à demi plongé derrière le désert ; on ne voit que la moitié de son disque de feu rouge, comme en mer les soirs de calme, mais ses rayons ont assez de force encore pour dessiner nos ombres, qui sont de longues raies parallèles, des raies infinies sur la plaine. Et une grande chamelle blanche, seule debout parmi notre caravane couchée, les contours sertis d’une ligne d’or, fait sa bête géante, en silhouette contre la lumière qui va s’éteindre. Elle pousse un long cri mélancolique vers ce soleil qui s’abîme là-bas, dans sa pleine splendeur ; en elle peut-être s’ébauche quelque rudimentaire tristesse, quelque contemplation qui ne se définit pas…

Puis la nuit vient. On ne distingue plus que le vaste cercle noir de l’étendue, au milieu duquel nos feux de veille s’allument en flambées soudaines, avec un crépitement d’incendie.



Pendant que nous soupions sous la tente, les nuages se sont évaporés, fondus dans le ciel, avec la rapidité particulière à ces pays où la pluie ne peut pas tomber.

Et la demi-lune du ramadan verse une lumière resplendissante, et pourtant étrangement mystérieuse, sur le désert ; au milieu d’un ciel bleu foncé où courent de rares flocons blancs, elle est tout en haut, au zénith, faisant nos ombres presque nulles par terre, nous dessinant, aux yeux les uns des autres, avec des blancheurs et des rigidités de spectres.

À cette heure exquise, où l’on cause et rêve, assis devant les demeures de toiles légères, un groupe, que vraisemblablement nous réunirons ainsi chaque soir, se forme à la porte de ma tente, autour du café et des cigarettes ; il y a l’officier turc qui nous accompagne ; il y a le petit cheik Hassan ; son cousin Aït, cheik des chameliers, et l’un des cinq voyageurs inconnus, qui nous a paru un personnage de qualité, digne de s’asseoir en notre compagnie.

Tous pratiques de ce désert, ils sont préoccupés des rôdeurs de ce soir et s’attendent à un retour offensif de leur part dans le courant de la nuit. Nous convenons donc de veiller à tour de rôle, d’avoir les armes prêtes et de placer aux quatre vents, des sentinelles avancées.

Puis nous causons et la connaissance s’ébauche entre nous tous.

L’officier turc est de Bagdad, — vieux rouleur qui a passé sa vie dans les postes des solitudes.

Le voyageur inconnu, qui a nom Brahim, est un cheik d’une tribu du Nord, riche en bestiaux, un prince de Cédar (Ésaïe, lx, 7 ; Ézéchiel, xxvii, 21). Il vient de passer quatre ans en captivité chez un cheik du Sud plus puissant que lui, pour brigandage et assassinat sur les territoires de ce dernier ; il s’en retourne à présent dans son pays, avec quatre fidèles serviteurs. C’est un vieillard à barbe grise, dont le mince visage régulier et dur disparaît presque sous les plis retombants d’un voile de la Mecque.

Aït, fils d’un frère de Mohammed-Jahl, — une exquise figure fine, des dents de porcelaine blanche, et, sur chaque oreille, trois nattes de cheveux à l’antique, — nous apprend qu’il a vingt-cinq ans, qu’il est marié et père de deux petits nomades.

Le cheik Hassan, qui n’a guère qu’une vingtaine d’années, nous conte qu’il avait épousé en premières noces la sœur d’Aït, sa cousine, mais qu’il l’a répudiée parce qu’elle ne lui donnait pas d’enfants ; de sa seconde femme, il vient d’avoir une petite fille… Tandis que nous causons, un de nos chameliers passe près de moi ; il porte en bandoulière un arsenal de choses qui brillent à la lune : poires à poudre, briquets à silex, pinces pour le chibouk, enfin tous les accessoires qui conviennent à un élégant Bédouin. Je l’arrête, pour lui proposer de me vendre ce complément de costume ; alors Hassan, qui ne sait plus quelles plus grandes prévenances me faire, le lui arrache et me le donne.



Une heure du matin — et nous dormions sous le resplendissement blanc de la lune, très calmes au milieu du calme immense.

Tout à coup, le silence déchiré, un grand cri sauvage ! Et des coups de feu : pan ! pan ! pan ! pan !… Et, aussitôt, une clameur d’ensemble, cris de guerre, cris de rage et de frayeur, voix de fausset qui hurlent à la mort !…

Par ma porte que je soulève, je vois tous nos Bédouins qui courent, affolés, dans la même direction, demi-nus, chemise au vent, semblables à un vol de grands oiseaux que le plomb fait lever… Tactique absurde du reste, car nous ne savons plus sur qui tirer, nous, qui sortons de nos tentes éveillés en sursaut, et tout éblouis de rayons de lune…

Nous n’apercevons là-bas qu’une mêlée où ne se reconnaît personne… Et nous restons ici plutôt, rivés soudainement par l’instinct de garder nos bagages précieux, de rallier nos trois Syriens autour de nous…



D’ailleurs, la fusillade déjà cesse, les cris s’apaisent, le calme retombe. Et ils se replient sur le camp, les coureurs étourdis ; l’alerte n’a pas duré trois brèves minutes…

Les voilà revenus tous, très excités encore et parlant à la fois.

— Mais quoi, demandons-nous, qu’est-ce qu’il y a ? Est-ce fini ?

Ce sont les veilleurs du côté sud, qui ont vu des hommes s’approcher en rampant sur la terre ; et, dès qu’ils ont poussé le cri d’alarme, disent-ils, ces brigands ont tiré sur eux. Mais à présent, ils se sont enfuis, nous ayant vus sur nos gardes, — et on les a perdus de vue au loin.

Mon Dieu, c’est bien possible, ce récit-là. Mais peut-être aussi les veilleurs ont-ils rêvé — ou tiré sur de vagues ombres, autant par frayeur que pour se donner le mérite et l’illusion d’une petite guerre. La vérité, nous ne la saurons jamais ; ce qu’il y a de sûr, c’est que personne n’est blessé chez nous ; le seul homme qui soit rentré un peu sanglant déclare s’être entaillé lui-même avec son sabre.

Devenus presque sceptiques, à la réflexion, nous avertissons nos Bédouins, pour une prochaine attaque, de ne pas prendre la volée du côté de l’ennemi, car alors nous tirerions au hasard dans le tas, avec nos fusils rapides.

Puis nous nous rendormons sur nos deux oreilles, jusqu’au jour.