Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 149-164).
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XXVI

C’était bien Mohammed-Jahl, en effet ; mais il avait poussé la délicatesse jusqu’à ne pas vouloir qu’on me réveillât pour lui, et, informé par notre guide de nos ennuis imprévus, il avait profité du vieil usage de faire nuit blanche en temps de ramadan pour aller, dès trois heures du matin, plaider notre cause auprès du caïmacam, — sans succès du reste…

C’est le guide-interprète qui vient me rendre compte de ces choses et me prévenir que maintenant (huit heures du matin) le grand cheik demande à être introduit sous ma tente.



Il arrive la main tendue et le sourire aux lèvres, suivi de deux jeunes hommes, son fils et son neveu ; il accepte un fauteuil et s’assied avec une grâce de seigneur, — tandis que j’envoie dire à mes deux compagnons de route que j’ai chez moi le croque-mitaine du désert.

Une figure fine et superbe de vieux brigand. Tout gris de barbe et de sourcils ; un profil de camée ; des yeux étincelants qui, d’une seconde à l’autre, peuvent être impérieux et cruels ou bien caressants et doux. Il est habillé d’une robe en soie de Brousse rouge semée de flammèches jaunes, dont les manches pendantes touchent presque la terre ; sur ce premier vêtement, une grossière chemise bédouine en toile couleur de sable et de poussière et, par-dessus le tout, un sayon en peau d’agneau. Sur la tête, un voile (couffie) en épaisse soie de la Mecque aux plis retombants, que retient autour du front une couronne en cordes d’or à houppettes noires. Tous petits pieds, nus sur des semelles de cuir ; toutes petites mains d’enfant, jouant avec le traditionnel bâton en forme de feuille de lotus qui sert à conduire le chameau.

Très câlin, infiniment distingué, avec de temps à autre un éclair de commandement ou de fureur dans ces yeux fuyants, instables, qui se dérobent quand on les regarde, mais qui vous fixent et vous pénètrent sitôt que vous détournez les vôtres.

Il est bien tel que je l’attendais, façonné à ravir par cinquante ou soixante années de haut brigandage. — Et, auprès de lui, ces deux jeunes hommes qu’il a amenés semblent des enfants inoffensifs, dociles et tremblants.

Il me souhaite la bienvenue, m’exprime son étonnement de l’obstination du caïmacam, son regret de ne pouvoir me recevoir à Pétra.

— Mais, lui dis-je, brusquant les choses, ne pourrais-tu faire semblant de nous mener vers Suez, — et puis, à deux jours de marche d’ici… qui le saurait…

Il m’arrête en saisissant ma main et une mélancolie de fauve captif passe dans ses yeux mobiles : « Ah ! répond-il, autrefois, oui… autrefois, j’étais le maître. Mais à présent, les Turcs sont venus, vois-tu, — et depuis un an, j’ai fait ma soumission, j’ai donné à ce caïmacam ma parole d’obéissance… »

Alors je comprends que notre dernier espoir est perdu.

Il est inutile d’insister, d’ailleurs, car la parole donnée — qui compte si peu chez nous, les avancés d’Occident — est tout à fait sacrée pour les brigands du désert.



Il me propose alors de rentrer en Égypte, non plus par le Sinaï, mais par la route des pèlerins de la Mecque (Nackel et le désert de Tih), qui ne demande que dix jours, — en me servant pour ce voyage de l’escorte qu’il m’avait préparée et qui arrivera de Pétra ce soir, à l’heure du Moghreb.

— Renvoie, propose-t-il, tes hommes et tes chameaux ; tu prendras les miens, qui sont meilleurs.

Et j’accepte en remerciant. Refuser, du reste, ne me servirait à rien, puisque je suis entre ses griffes aujourd’hui.

Donc, c’est convenu et nous n’avons plus qu’à traiter des questions secondaires. D’abord celle du prix de location des gens et des bêtes, pour laquelle il se montre très modéré. Ensuite celle de nos rançons à tous : « Autrefois, dit-il, quand des étrangers traversaient Pétra, je prélevais douze livres d’or par personne ; je n’en exigerai que six pour vous, qui n’aurez fait qu’effleurer mon territoire. » Comme procédé, c’est irréprochable et nous nous séparons, les meilleurs amis du monde, avec de très cordiales pressions de mains.



Donc, il faut congédier tous ces pauvres Bédouins qui nous avaient amenés jusqu’ici. Ils s’y attendaient, du reste, me sachant aux prises avec le cheik de Pétra ; leurs préparatifs étaient faits, leurs outres remplies à la source fraîche de l’oasis, et, sitôt le congé donné, ils viennent nous faire le baisement de mains des adieux, pressés qu’ils sont de se soustraire aux dangers d’ici.

Ils étaient, en somme, de braves gens assez sûrs, nés au désert moins inhospitalier du Sinaï. Quand nous les regardons s’éloigner sur les sables, il nous semble qu’un dernier lien vient de se rompre entre nous et le monde.



C’est demain matin donc que nous devons repartir pour l’Égypte, avec les vingt hommes et les vingt chameaux loués au vieux Jahl. L’idée de reparaître au Caire nous est particulièrement agaçante. Les amis qui nous croyaient en route pour l’aventure, que diront-ils, nous voyant rentrer comme des promeneurs étourdis qu’on ramène en fourrière, faute de papiers ? Vraiment, nous ne pouvons nous y résoudre ; au risque de tout, nous essayerons bien de corrompre en chemin les gens de Pétra, pour tourner bride vers la Palestine ; mais ce sera jouer un mauvais jeu, nous exposer à toutes sortes de complications ridicules pour avoir violé la défense d’un représentant officiel de la Turquie. Et nous sommes très perplexes, enfermés dans nos tentes, que le kamsin brûlant remplit de sable et de mouches. La journée se traîne, pénible et lourde, tandis que l’oasis, et surtout nos alentours immédiats, se peuplent d’une façon étrange : rôdeurs armés, qui frôlent de plus en plus près nos murailles de toile, Bédouins au profil aigu ou nègres au visage plat, tous les errants, les affamés, les pillards des proches déserts, attirés par nos vivres et par notre or, s’assemblant autour de nous comme sur les mets s’abattent les mouches. Et de grandes sauterelles jaunes viennent aussi, amenées par le vent du Sud…



Pourtant, dans l’après-midi, grâce au vieux Jahl, des pourparlers nouveaux s’ébauchent entre notre camp et la maison à toit de palmes où réside l’arbitre de notre sort. Par l’étouffante petite rue aux murailles de terre, des messagers vont et reviennent, nous rapportant l’espoir.

Il se repent, le caïmacam, de nous causer tant d’ennui. Nous laisser passer par Pétra, il est probable qu’il n’y consentira pas, de peur d’engager sa responsabilité vis-à-vis de son gouvernement et du nôtre ; ce serait vraiment un peu risqué en ce moment-ci, au dire même de Mohammed-Jahl, qui ne répond de nous que jusqu’aux limites de son territoire et parle avec une certaine crainte de batailles livrées hier aux environs de Kérak et de Tafileh.

Mais peut-être nous laissera-t-il aller directement à Gaza, en traversant par son milieu le désert de Tih, ce qui serait un voyage de dix ou douze jours, dans des régions bien moins fréquentées encore que celles de Pétra et de la mer Morte, — à la condition de nous faire escorter par un officier et deux soldats turcs de la citadelle d’Akabah, dont nous payerions, bien entendu, les chameaux, la nourriture et les rançons au besoin. Cette dernière clause prouve surtout qu’il se méfie de nous, qu’il a quelque soupçon inavoué d’espionnage à cause de notre insistance à passer, sans les autorisations spéciales, dans la région interdite où la Turquie vient de commencer des opérations militaires ; mais vraiment on ne peut trop lui en vouloir de cette idée, le désert de Pétra n’ayant en lui-même rien pour justifier l’obstination que nous avons montrée.

Vers le soir, les choses paraissent en très bonne voie. Le caïmacam, invisible à cause du ramadan, nous fait dire qu’il est exténué par les jeûnes et les prières, qu’il nous prie d’attendre encore jusqu’après l’heure du Moghreb. Quand il aura pu manger, boire un peu de café, ses idées seront plus claires pour prendre une décision à notre égard. Mais nous sommes moins inquiets à présent, et la route de Palestine par le désert, à la fin, nous semble s’ouvrir.



Au baisser du soleil, je descends avec Léo me baigner dans la mer déserte. Les quelques rôdeurs à coutelas que notre présence a fait surgir dans l’oasis ne quittent pas les abords de nos tentes, — et les chemins du bois de palmiers sont aussi vides que de coutume, entre leurs vieux petits murs piqués d’ossements ; la plage est aussi morte, le long de la mer éternellement bleue, au pied des montagnes éternellement roses.

Nous marchons jusqu’aux limites de l’oasis, où finissent les grands dattiers superbes pour faire place aux maigres touffes de palmes, tout de suite rabougries, clairsemées et perdues dans les sables du désert.

Et, notre bain pris, tandis que nous sommes là, étendus, nous séchant à l’ombre de ces dernières verdures, des trottinements légers, derrière nous, tout à coup nous font dresser l’oreille, et une centaine de moutons nous envahissent… Les bergers apparaissent aussitôt ; ils sont deux, deux soldats turcs en uniforme, armés jusqu’aux dents, le fusil à répétition sur l’épaule, la ceinture chargée de revolvers et de cartouches, — figures déjà connues qui me regardent avec des sourires… Tiens ! mes amis d’hier au soir, les exilés de Smyrne, Hassan et Mustapha, les deux frères. C’est dans leurs attributions, à ce qu’il paraît, de mener paître le troupeau de la citadelle.

— Ils sont donc bien méchants, vos moutons, que vous êtes si armés pour les conduire ?

— Oh ! pas pour les moutons, répondent-ils, — non, pour les Bédouins ! Le pays d’ici n’est pas sûr ; à une demi-heure d’Akabah, on commence à vous couper le cou !…

Puis, ils rassemblent leurs ouailles, avec des cris de bergers, pour les ramener au gîte, et je leur promets d’aller, ce soir, causer avec eux une dernière fois, sur la plage, deux heures après le Moghreb…



À huit heures, par nuit déjà close, un haut fanal de cérémonie débouche de la petite ruelle de terre et se dirige vers nos tentes : le caïmacam me fait prier d’aller lui parler, avec le cheik de Pétra, — et nous nous rendons chez lui, pleins d’espoir.

Le premier passe et le vieux cheik s’assied ; puis, nous prenons gravement place dans la salle aux murs de boue séchée, qu’une lanterne, placée dans une niche, éclaire à peine. Le caïmacam, enveloppé malgré la chaleur d’un caftan de fourrure, l’air réellement très fatigué par le jeûne, nous tend la main pour la bienvenue ; un nègre apporte des cigarettes sur un plateau, du café dans des tasses de Chine ; ensuite, après les compliments d’usage, le silence retombe.

La porte encore s’ouvre, montrant un coin de ciel sur lequel s’agitent des palmes noires et où brille une étoile, puis plusieurs personnages entrent silencieusement avec une lente majesté : vieillards à barbe grise, en caftans de fourrure, la tête enveloppée dans des voiles de la Mecque, figures rigides et implacables, qui ont au premier aspect la beauté des prophètes, mais des courbures féroces du nez, des yeux d’aigle ou de vautour. À en juger par l’accueil du caïmacam, ils doivent être des notabilités du désert avec qui l’on compte ; leurs affaires pourtant passeront après la nôtre, car on les fait asseoir à l’écart, presque dans l’ombre, en rang le long du mur, où ils formeront tapisserie farouche, tandis que va se décider notre sort, sous ce vieux plafond de palmes.

Enfin, le caïmacam recommence à parler d’une voix douce et élégante ; avec mille réticences, il nous dit la possibilité de nous laisser aller directement en Palestine ; mais ses hésitations encore, ses craintes… Oh ! les lenteurs orientales !… La conversation a lieu en turc, notre guide prosterné à deux genoux devant lui, dans une attitude à la fois suppliante et câline, guettant, pressant ce oui définitif qui nous permettrait de continuer notre voyage — et qu’au bout d’une demi-heure le caïmacam daigne enfin dire ! Alors nous sommes sauvés, car il n’a qu’une parole, comme tous les Orientaux.

Reste à écrire nos noms et le sien, en français et en turc, à régler différentes questions de détail, et puis nous prenons congé, ravis, après ces deux si anxieuses journées.



Dehors, il fait la nuit merveilleuse, qui est ici la nuit de toutes les fois, la nuit quelconque. Par le sentier obscur, feutré de sable, sous le couvert des palmes, je m’en vais finir mon dernier soir sur la plage, au bord de la mer déserte qu’éclaire la lune en croissant, traîner mes voiles blancs de fantôme.

Mes deux amis, les soldats bergers, m’attendaient là depuis longtemps, désespérant de me revoir. Et nous nous remettons à causer de la patrie turque, de Stamboul ou d’Ismir, dans le profond silence, en faisant des cent pas et des cent pas, tout au bord des eaux réfléchissantes, avec un détour pour éviter le chameau mort, chaque fois que notre promenade nous ramène près de lui…

Dans le lointain, une sonnerie de trompette les rappelle, triste et lente, très haute comme la voix des muezzins. Vite, il faut qu’ils rentrent à la forteresse ; ils prennent leur course, me montrant un sentier qui s’enfonce dans les ténèbres des arbres : « Va tout droit par là, c’est le plus court pour rejoindre tes tentes. »

Et bientôt je suis égaré, seul, dans cette obscurité. Il n’est pourtant pas immense, le bois ; mais il est coupé en tous sens par d’inutiles clôtures humaines, d’incompréhensibles petites ruines. Et tant de fois je m’engage entre ces vieux petits murs croulants, dans des sortes d’impasses ne menant nulle part ! Personne, il va sans dire ; mais des ossements, des crânes d’animaux, blancs sous la vague lueur lunaire que les palmes tamisent…

Il doit être près de minuit, très tard pour Akabah.

Enfin, me voici dans un cimetière, entré je ne sais comment, et la voûte des grandes plumes noires ne s’étend plus sur ma tête ; d’ici je pourrai donc voir un peu loin et m’orienter…

Vrai cimetière du désert, dans le sable envahissant et éternel. Il est vaguement rose, sous la lune ; le sol, les sauvages petites tombes en forme de selle de chameau, s’y confondent dans une même nuance saumon pâle ; on n’y distingue rien de saillant où puisse s’arrêter la vue ; il a cette imprécision d’aspect qui est particulière aux choses de ce pays dès que la nuit les enveloppe, et on le dirait aperçu à travers un voile en gaze rosée…

Une bête qui était là, mangeant je ne sais quoi d’effroyable dans un trou, s’enfuit devant moi avec un petit glapissement à donner le frisson de mort, — chien ou chacal.

L’oppressant bois de palmiers d’où je viens de sortir se recule en rideau et je découvre à présent toute la vaste étendue qui a pris son air de vision des soirs. Au-dessus des murs de ce cimetière, qui semblent avoir des contours mous, les dunes apparaissent, très mollement dessinées aussi, et, plus haut encore, s’étagent tous les granits lointains des montagnes, prolongeant jusqu’au croissant lunaire une sorte d’universelle montée rose. Cela déroute le sens de la perspective, comme si la Terre, devenue vaporeuse, s’était soulevée de ce côté-là pour se renverser ; mais pourtant cet équilibre instable demeure, tout reste immobile, figé à jamais dans une tranquillité et dans un silence infinis. Et toujours, c’est le désert et c’est l’Islam qui apporte ici l’angoisse sombre, l’angoisse charmante que les mots humains n’expriment plus…

La bête n’est pas partie ; elle tourne, tourne, empressée parmi les tombes, en s’aplatissant dans l’inquiétude de ma présence et elle continue de glapir, parce que je l’ai dérangée ; des plaintes traînantes, d’un diapason suraigu, sortent de son gosier lugubre de mangeuse de cadavres…



Cependant, j’aperçois là-bas mes tentes, espèces de cônes presque blancs, parmi les vagues murs de boue carminée qui composent le village, et, comme ce cimetière n’a d’autre issue que celle par où je suis entré, j’imagine, pour aller dans cette direction-là, d’escalader le mur, — le mur de cailloux et de terre séchée qui alors se dérobe sous mon poids, dans un nuage de poussière, avec un bruit d’éboulement, et ouvre tout à coup une brèche de deux ou trois mètres de long, — tandis que je m’enfuis à toutes jambes de peur des Bédouins qui viendraient, émus de cette violation, punir le profanateur…



Au camp, tous nos gens sont debout, domestiques, cuisiniers, interprète, dans une agitation et un désespoir extrêmes : c’est que les Bédouins du désert de Pétra, amenant nos chameaux, viennent d’arriver, et les ont réveillés, sabre en main, passé minuit, pour se faire faire par force un souper avec ce que nous avions de meilleur, invitant même à la fête tous les rôdeurs affamés d’alentour :

— Ce sont des diables ! des diables ! tous des diables ! disent-ils, et ils cuisinent avec la rage au cœur, allumant de grands feux pour rôtir nos poulets et nos moutons.

Cela, être volé, pillé, rançonné, c’était prévu. Tant qu’on ne s’attaque pas à nos personnes, il n’y a qu’à laisser faire et à aller tranquillement se coucher, en trouvant des sourires hautement protecteurs pour souhaiter bon appétit à tout le monde…