Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 165-179).
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XXVII

Jeudi 15 mars.

Plan, plan, plan ! Plan, plan, plan !… À la sonore fraîcheur de trois heures du matin, encore le petit tambourin de bois, qui promène dans les sentiers obscurs de l’oasis sa batterie lente et triste… et il vient aussi faire le tour de notre camp, pour informer ceux d’entre nous qui sont de Mahomet que la journée de jeûne recommence.

C’est tôt, ce réveil, pour moi qui m’étais si tard endormi, et je me mets à songer à la matinée laborieuse qui va venir, à ce départ qui sera certainement difficile, entre les mains de ces Bédouins inconnus et sur ces chameaux de mon nouvel ami qui n’auront peut-être seulement pas de robes dans sa figure.

Dès le soleil levé, les abords de notre camp sont envahis par une foule qui s’agite et qui hurle ; d’abord, les chameliers que nous avons demandés nous-mêmes à Mohammed-Jahl, et puis beaucoup d’autres personnages tout à fait inutiles, descendus de l’intérieur à la suite du grand bandit dans l’espoir de nous ravir quelque chose. Sous les couffies de soie ou sous les voiles de laine, s’abritent de ténébreuses figures, luisent de mauvais yeux. Partout des cuivres, jaunes ou rouges, étincellent dans les groupes tourmentés ; ces hommes sont chargés d’amulettes et d’armes, sacoches enfermant des écrits mystérieux, longs fusils minces usés dans les escarmouches du désert, longs coutelas ébréchés de père en fils à des égorgements d’hommes ou de bêtes.

Le centre des hurlements est auprès de la tente qui contient nos provisions de route ; il y a là un cercle d’hommes assis, entourés d’un cercle d’hommes debout, et tous se disputent férocement, s’attrapant par les bras, par les mains, ou par le front pour se hurler de plus près des menaces de mort au visage. Au milieu d’eux, je reconnais Mohammed-Jahl, tenant en main son bâton pour chameau comme on tient un sceptre, les yeux pleins de rage sous son beau voile attaché de cordelières d’or, et rugissant d’une voix de vieux lion encore impérieuse et terrible. Ces gens en haillons qui l’entourent sont des notables de son désert, auxquels il partage notre rançon, en en gardant le plus possible pour lui-même. Et on voit des pièces d’or passer cinq ou six fois de l’un à l’autre, prises et reprises par des mains crispées en griffes.

Ailleurs, les Arabes d’Akabah, qui ont été nos veilleurs de nuit, forment un groupe forcené autour de notre interprète, exigeant une solde exorbitante pour leurs trois nuits de faction. D’autres encore demandent autre chose ; il y a celui qui a prêté son chameau avant-hier pour aller à Pétra, celui qui a écrit la lettre au grand cheik et celui qui a rempli nos barils à l’aiguade… Puis, il en arrive de nouveaux sans cesse, celui-ci pour vendre un mouton, celui-là pour vendre une poule, par force, le fusil à la main, à des prix de ville assiégée. Et toujours, ils enserrent de plus en plus nos hommes, les accrochant par leurs vêtements comme pour les en dépouiller.

L’heure passe, rien n’avance et nos pièces d’or s’en vont.

Aucun des soldats turcs, qui auraient pu nous aider un peu, n’est sorti ce matin de la citadelle. Et le caïmacam, dont nous attendons anxieusement la signature pour le permis de départ, — il dort ! Nous sommes en ramadam, le jeûne et les prières l’ont exténué ; il repose dans sa maisonnette à toit de palmes, et ses gardes n’osent pas troubler son sommeil.

Quant à nos chameaux, ils ont l’air de bêtes mortes, étendus de côté dans des poses épuisées, leurs longs cous allongés sur le sable. Notre guide, qui les a palpés, assure qu’ils n’ont pas mangé d’au moins huit jours et qu’ils feront difficilement l’étape d’aujourd’hui.

On respecte encore nos personnes, ne s’en prenant qu’à nos gens. Cependant, la foule des affamés au sombre visage continue d’augmenter et la grande clameur s’exaspère.

À un moment donné, un groupe m’enserrant de trop près, tandis que je m’efforce de rester impassible et souriant sous mes voiles de laine, Mohammed-Jahl surgit, le bâton levé ; d’un seul commandement furieux et bref, il disperse le cercle, puis, me prend la main avec une grâce de seigneur et m’emmène le plus tranquillement du monde pour me faire choisir mon dromadaire. — Plutôt, il le choisira lui-même, afin d’être plus sûr qu’il soit excellent ; il les examine tous et fait placer, essayer ma selle et mon fusil sur plusieurs bêtes différentes. Je souhaitais une chamelle blanche, qui me semblait propre et décorative, mais il la repousse avec un dédaigneux haussement d’épaules. Son dévolu est jeté sur un jeune mâle, qu’on fait lever à grands coups de lanières, — et que décidément je monterai : il ressemble à une autruche, tant il est effilé, fin de cou et de jambes ; il est vraiment très élégant, aussi joli qu’un chameau puisse être ; il est du reste couleur de désert, d’un gris chaud un peu rosé comme l’ensemble neutre des choses, tellement qu’on pourrait dire de lui qu’il est incolore.

Un soleil brûlant et splendide éclaire l’oasis, darde sur cette sorte de place, si tumultueuse ce matin, où nous étions campés. À travers le rideau des palmiers, se trace la ligne bleu de Prusse de la mer, toute coupée par les sveltes tiges grises, et comme vue derrière une claie de roseaux. Nos tentes, nos tapis, nos selles, nos bagages jonchent le sable, et les hommes hurleurs, les hommes minces, à longs fusils et à longs coutelas, piétinent le tout, circulant les bras levés, dans des attitudes exaspérées. Il y a aussi des chiens ameutés, des moutons, des chèvres, — et tous les enfants d’Akabah, les plus petits et les plus drôles, les uns tout nus, les autres avec de trop longs burnous qui leur font des robes à queue, la figure et les yeux pleins de mouches, adorables quelquefois, quand même, de forme, de regard noir, et musclés comme les amours païens. Et le kamsin souffle, et, sur la foule excitée, sur les haillons, sur les cuivres brillants des armes, sur les cris, les gestes, les convoitises et les menaces, des vols de grandes sauterelles jaunes s’abattent avec un crépitement de grêle…



Cependant, le caïmacam, paraît-il, est réveillé. Il n’a pas changé d’idée en dormant, Allah en soit béni, et c’est bien en Palestine qu’il nous permet de nous rendre. Les papiers de départ, les contrats avec Mohammed-Jahl, s’écrivent lentement en arabe, dans sa vieille maison là-bas, au tournant de la petite ruelle aux murailles de terre.

Et le chargement de nos chameaux est commencé. Mais nous prévoyons qu’il s’opérera avec lenteur : dix fois, quand l’un est chargé et prêt à partir, quelque personnage armé, aux yeux de fauve, aux dents blanches, surgit mécontent qui, avec des imprécations, jette le tout par terre.

Par instants, Mohammed-Jahl, que je puis suivre des yeux au milieu des groupes, à cause de son bâton de commandement toujours levé, fonce comme un bélier sur moi. C’est pour me prendre à témoin de quelque énormité que notre guide a commise : il a voulu diminuer la caravane d’un chameau, par économie ; il a lésiné sur le prix d’un mouton, ou bien il n’a pas donné à un tel la récompense promise. Et, chaque fois, je dois suivre le vieux cheik sur le lieu de la dispute… Cependant, dès qu’il s’adresse à moi, son œil et son geste aussitôt s’adoucissent ; tenant ma main dans sa très petite main à lui, c’est délicatement et avec une nuance de haute courtoisie qu’il m’emmène…



Enfin, enfin, c’est conclu, réglé, signé ; tout le monde est d’accord.

Mes compagnons de route, déjà montés sur leurs dromadaires, j’allais monter aussi sur le mien aux jambes d’ibis, quand on vient me dire que le grand cheik a besoin de me parler encore.

Alors je retourne sur mes pas et le cherche dans la foule ; je tenais, d’ailleurs, à prendre congé de lui avant le départ. Au fond de la place, le voilà qui débouche de la petite ruelle du caïmacam, très excité, furieux, le regard terrible ; deux autres vieillards, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, le tiennent par les mains, deux vieux cheiks magnifiques d’attitude et de colère, dans l’ampleur de leurs vêtements qui flottent. Tous trois hurlent à la fois et marchent au pas de charge, semblables à un groupe de furies, fendant vite ce vent de fournaise qui fait voler leurs burnous et leurs voiles. Derrière eux, d’autres personnages courent, peu rassurants aussi dans leur exaltation menaçante… Qu’est-ce qu’il y a encore et que me veulent-ils ?…

Mais non, ce n’est pas contre moi cette irritation nouvelle ; heureusement, nous sommes hors de cause.

Dès que je parais, au contraire, tous s’arrêtent et la figure du grand détrousseur s’apaise :

— Ah ! dit-il, je voulais t’annoncer que je te donne mon fils Hassan, mon fils Hassan que voici (il écarte les vieillards et fait avancer par la main le jeune cheik), pour t’accompagner en Palestine. Écoute, tu t’es fait recommander à moi en venant ici ; eh bien, moi, à mon tour, je te recommande mon fils Hassan.

Alors, je prends Hassan par les épaules, et, suivant l’usage du désert, j’appuie son front contre le mien. Mohammed aussitôt me rend l’embrassement que j’ai donné à son fils — et c’est un pacte d’amitié à jamais scellé entre nous, au murmure approbateur de la foule.



Et maintenant nous sommes tous sur nos bêtes, prêts à partir enfin.

Il paraît qu’on est content de nous pourtant, de nos cadeaux et de nos attitudes, car des adieux, des souhaits de bon voyage s’échappent de la foule subitement calmée. Et nous nous éloignons avec lenteur, sortant des derniers petits murs de terre, des derniers palmiers de l’oasis, heureux de retrouver peu à peu du silence et d’échapper à cette horde sans lui laisser nos vêtements, le fond de nos bourses ou nos têtes. Il est dix heures bientôt, et le départ a duré trois heures, pénibles et presque graves.

Nous marchons à la débandade, tout de suite disséminés, isolés dans les sables, sur les broussailles tristes du désert. Pour longtemps, sans doute, nous avons dit adieu aux palmiers et à leur ombre ; le sol, étincelant de soleil, est jonché de ces mêmes sauterelles jaunes qui, ce matin, s’abattaient sur Akabah comme de petits nuages.

Un homme me rejoint et s’approche en souriant pour cheminer à mes côtés ; il allonge le bras et nous nous serrons la main, d’un dromadaire à l’autre : c’est mon nouvel ami, le jeune cheik de Pétra, que Mohammed-Jahl a délégué pour nous conduire en Palestine.

Il n’a rien de son père, ce cheik Hassan : plus petit, plus mince, extrêmement svelte, la taille prise dans une ceinture de cuir qui serre beaucoup ; de vingt à vingt-cinq ans, très bronzé, un visage et des traits en miniature qu’encadre une légère barbe noire ; laid, irrégulier, mais avec une certaine grâce quand même, un certain charme presque féminin ; l’air aussi timide et doux que son père est d’aspect terrible ; détrousseur pourtant comme ses ancêtres, et assassin à l’occasion. Il a de jolies armes et de jolies amulettes ; il porte, comme tous les gens de sa tribu, de longues manches tailladées en pointe, qui traînent à terre lorsqu’il marche et qui flottent au vent quand il est en selle. Il monte un dromadaire dans le genre du mien, à hautes pattes d’oiseau de marais ; il le manœuvre avec une affectation visible et cependant gracieuse. À l’appel de la bride de laine noire, la bête effilée se cambre, contourne étrangement son long cou serpentin ; elle se démène et s’empêtre, sorte de grande autruche à quatre jambes, dans la profusion des franges et des glands noirs qui pendent de ses oreilles, qui descendent de ses flancs jusqu’à ses pieds plats. Et lui, haut monté sur son dos, le jeune cheik à fine taille, penche sa tête frêle, comme sous le poids d’un voile trop lourd, et tient toujours droit, à bras tendu, dans une pose hiératique, le traditionnel bâton dont la forme rappelle les feuilles nouvelles, encore non déployées, des lotus.



Nous nous éloignons. L’oasis n’est bientôt plus qu’une ligne verte, au pied de l’entassement rose des granits d’Arabie. Et la mer elle-même devient ligne, s’amincit, s’amincit, toujours aussi invraisemblablement bleue, — puis disparaît. Nous recommençons à cheminer par les vallées de cendre et par les montagnes de cendre, dans l’uniforme désolation grise et rose.

Parfois, nous passons devant quelque trou d’ombre qui semble pénétrer au cœur des roches et dont les abords sont encombrés d’ossements : antres de panthères qui, à cette heure, sommeillent — et qui sans doute, au bruit de nos pas, entrouvrent leur œil jaune.

Il fait lourdement chaud, et surtout, il fait sinistre ; cependant la paix du désert retrouvée nous semble délicieuse, après les agitations et les anxiétés d’Akabah.

Notre caravane s’est augmentée de l’officier turc et des deux soldats délégués par le caïmacam, qui se sont, eux aussi, costumés en Bédouins, et de cinq ou six voyageurs indigènes, des tribus du Nord, inconnus qui, à la dernière heure, nous ont demandé, pour leur sécurité, la permission de se joindre à nous.

Et comme ils sont différents, nos gens d’escorte, de ces inoffensifs et insignifiants chameliers que nous avions loués à Suez ; moins misérables, plus beaux et plus forts ; mais plus farouches aussi et d’aspect plus fermé. Il nous semble à présent que c’est seulement à Akabah, le seuil du vrai désert…



Nous marchons d’une lente allure de ramadan ; les hommes, fatigués par les abstinences religieuses, et les bêtes, par les jeûnes forcés, par les marches excessives depuis Pétra. Nous ferons donc peu de route aujourd’hui, mais nous nous rattraperons les jours suivants et, In-challah ! dans onze jours, nous arriverons en Judée, ayant franchi le désert de Tih.



Notre campement du soir est au milieu des montagnes, dans une de ces gorges de granit, profondes, aux parois verticales, où les caravanes de passage aiment s’arrêter, parce qu’on y est à l’abri des grands vents et qu’on s’y fait une illusion de murailles protectrices contre les surprises nocturnes.

Là-haut, entre les roches, dans la découpure de ciel visible, se sont allumées les sept étoiles du hariot de David, et la lune du ramadan se tient au zénith, demi-disque couleur de vermeil clair ; la nuit, toujours merveilleuse, vient de descendre sur nous, avec des transparences extrêmes, d’étonnantes nettetés et pourtant des indécisions de rêve.

Toute notre caravane est là, au grand repos ; les gens, assis par petits groupes choisis, autour de feux ; les Turcs ensemble ; ici, des Bédouins de Pétra ; ailleurs, nos Arabes syriens ; ailleurs encore, les quatre voyageurs inconnus. Et les chameaux, une trentaine, sommeillent à genoux parmi les hommes.

Il y a des groupes rapprochés et des groupes lointains, échelonnés jusqu’à l’entrée des couloirs d’ombre par où l’on arrive dans ce lieu ; il y en a aussi de montés à différentes hauteurs, sur des roches en piédestal superbe — et les flammes gaies éclairent les figures sombres, les dents blanches, les sabres brillants, les longs burnous, les majestueuses poses, ou les accroupissements simiesques et le pêle-mêle des membres nus.

C’est le jour de cuire sous la cendre les pains pour la semaine — les pains sans levain, durs comme pierre — ce qui exige de plus grands feux que de coutume, des feux magnifiques de branchages parfumés.

Et il faut tant de flammes pour la cuisson de ces pains, des flammes si hautes, si rouges, que tous les granits surplombants s’incendient ; ils s’enlèvent en couleur de braise, sur ce ciel, tout à l’heure lumineux, à présent presque noir, par contraste, et sans étoiles, — sorte de grand trou d’ombre, au fond duquel s’est reculée, reculée, une plus pâle lune devenue mourante et bleue.

Et nous remplissons ce recoin des solitudes, où l’air, avant nous, semblait vierge, d’une complexe senteur bédouine, odeur musquée des chameaux, odeur fauve des hommes, parfum des chibouks et parfum des branches aromatiques qui brûlent.



Cependant les pains sont cuits et les feux se meurent ; alors les granits s’éteignent aussi, noircissent, et la pâle lune reprend ses droits, retrouve sa lumière couleur d’argent et d’or. Changement subit des aspects, autre fantasmagorie pour amuser nos yeux qu’une saine fatigue va fermer bientôt.

Des cigales, dans les buissons maigres, dans les invisibles petites plantes rases, nous font une musique de printemps, que nous entendons en Arabie pour la première fois.

Et comme il est l’heure de prier avant de s’endormir, les voilà tous debout, les hommes, Bédouins de Pétra ou Bédouins d’ailleurs, s’orientant vers la Mecque si proche, pour commencer à invoquer ensemble le Dieu des déserts ; — alors tout s’efface devant la grandeur et la majesté de cette prière, au milieu de ces rochers où tombent des rayons de lune…