Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 139-146).
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XXIV

Mardi 13 mars.

La mauvaise journée. — Je me rends, le matin, chez le caïmacam, inquiet de bruits qui me sont revenus au sujet de ses intentions sur nous.

Le kamsin souffle, brûlant, charrie du sable et des sauterelles.

Un semblant de petite rue mène chez ce caïmacam, entre des taupinières sauvages, en terre battue, couleur du sol. Sa maison est en terre battue comme les autres ; on m’y fait entrer dans une salle, basse de plafond, qui sent bien son désert : murs irréguliers, grossièrement badigeonnés de chaux ; troncs de palmier pour solives, palmes séchées pour toiture.

Paraît le caïmacam, un Turc à barbe grise, souriant, poli, distingué, mais d’expression entêtée, qui peut, en ce lieu sans communications, jouer avec nous comme un chat avec des souris. Il a sous sa main trois cents réguliers turcs pour se faire obéir, et, d’ailleurs, nous ne pouvons pas nous mettre en rébellion ouverte contre une autorité ottomane.

— Aller à Pétra ? dit-il, — non, on n’y va plus. Depuis un an, l’Égypte a cédé ce territoire à la Turquie et il faudrait, pour passer par là, une autorisation du pacha de la Mecque, de qui relève à présent ce désert. Or, cette autorisation, nous ne l’avons pas. D’ailleurs, ce serait trop dangereux pour nous, car les tribus sont révoltées dans le Nord ; on se bat du côté de Kérak, et le gouvernement vient de diriger sur ce point trois mille réguliers de Damas.

Je lui propose alors d’envoyer, par chameau, un messager rapide, au Caire, demander à S. E. Mouktarpacha la faveur d’une autorisation spéciale pour nous, et nous attendrions la réponse ici même, pendant douze ou quinze jours.

Il refuse encore cet expédient extrême : les étrangers, dit-il, ne peuvent à aucun titre séjourner plus de vingt-quatre heures à Akabah.

Nous allons donc repartir demain pour Suez, d’où nous sommes venus, et y retourner par le même chemin ; c’est là sa conclusion obstinée…

Évidemment, il craint pour nos têtes et ne veut pas engager sa responsabilité. Peut-être aussi a-t-il de nouveaux ordres secrets pour tenir cette route fermée à certains étrangers subversifs, et il fait exécuter la consigne même pour nous, ignorant à quel point nous sommes des amis de la Turquie.

Nous avions prévu tous les ennuis, toutes les difficultés pour ce passage par Pétra à un moment de trouble, — tout, excepté une interdiction officielle du gouvernement du sultan ; d’autant moins que personne au Caire, pas même les aimables pachas qui avaient bien voulu s’inquiéter de notre voyage, ne nous avait dit que Pétra dépendait maintenant de la Turquie.

Je rentre navré sous ma tente. — Et Mohammed-Jahl, qui nous arrive cette nuit, que nous aurons dérangé pour rien, et qui va sans doute nous rançonner en conséquence !…

Le kamsin souffle plus brûlant ; nos tentes sont pleines de sable et de mouches. Et les gens d’Akabah, ayant eu vent de nos démêlés avec le caïmacam, commencent à nous regarder comme des suspects.

Nous n’avons vraiment plus qu’une ressource, c’est Mohammed-Jahl lui-même. Une idée nous vient de nous mettre entièrement entre ses griffes : faire semblant de retourner à Suez et lui dire de venir avec ses Bédouins nous prendre à deux ou trois jours de marche d’ici, pour nous ramener dans son désert. Mais y consentira-t-il, et à quel prix ? Et alors, ayant violé le territoire turc malgré défense, nous n’aurions plus aucun appui à attendre de personne ; que ferions-nous si, par exemple, nous tombions sur les trois mille réguliers de Kérak, qui vraisemblablement nous renverraient prisonniers à ce même caïmacam d’Akabah ?…

Cependant, tout, plutôt que de retourner piteusement à Suez ! — Et ce cheik de Pétra, dont nous nous méfiions d’abord, voici que nous l’attendons aujourd’hui presque comme un sauveur…

À l’heure du Moghreb, nous assure-t-on, il fera son entrée parmi nous…



Dans l’après-midi, le caïmacam vient me rendre ma visite sous ma tente. Malgré la chaleur, il est vêtu d’un long caftan de drap vert, fourré de martre. Toujours très courtois, il s’excuse encore d’être obligé de faire exécuter une consigne si nouvelle, mais il reste inflexible, nous accordant seulement un sursis de départ d’un jour de plus.



Au déclin de la chaleur et du soleil, je m’en vais mélancoliquement vers le rivage.

Elle est, comme hier au soir, exquise et désolée, la plage du désert.

Une lumière d’Éden, une lumière d’enchantement et de féerie rayonne partout sur le gigantesque amphithéâtre de granit rose, où vient mourir la mer de lapis, la mer abandonnée et vide éternellement. Le rideau des magnifiques palmiers verts s’agite au souffle du kamsin ; les petits murs de terre battue, piqués d’ossements blanchis, tibias ou mâchoires, s’émiettent de chaleur et de sécheresse. Sur le sable, il y a des rameaux de corail, un semis de coquilles rares. Et, naturellement, pas une barque en vue, pas un être humain. Au milieu de cette splendeur d’apothéose, rien qu’une fétide carcasse de chameau, qui gît le ventre vidé, montrant ses vertèbres, dans une pose contournée, avec un geste immobilisé de pattes en l’air… Toujours le silence, toujours la paix de la mort, et toujours l’oppression des immenses déserts d’alentour…

À l’heure du Moghreb, le grand cheik n’est pas encore venu. Il arrivera sûrement dans la nuit, nous dit-on, et nous continuons de l’attendre avec une anxieuse impatience.



Après notre dîner distrait, le caïmacam nous envoie demander permission de nous faire une seconde visite. Nous répondons oui, espérant qu’il va fléchir. Il arrive, précédé d’un grand fanal de cérémonie, s’assied, cause en turc de choses quelconques, — très aimable toujours, — et se retire sans avoir dit un mot de la question brûlante.



À la nuit, à neuf heures, je retourne seul sur la plage, passant par un petit sentier qui descend et qu’encombrent tous nos Bédouins, tous nos chameaux endormis ; pauvres gens et pauvres bêtes, dont les figures nous étaient déjà familières et qui, demain matin, vont repartir, nous livrant aux inconnus que ce Mohammed-Jahl amène !…

La mer fait son bruit discret du soir. Le mince croissant de la lune du ramadan brille là-haut parmi les étoiles. L’échappée du large ne se voit plus, et la baie a repris son air de lac fermé, dans les grisailles voilées et les transparences qui trompent les yeux.

Deux soldats turcs sont là, dans l’ombre du rideau de palmiers, assis ensemble sur une pierre.

Et nous causons. — À Akabah, ils se sentent aussi exilés que moi-même. Ils me proposent de nous promener tous trois sur le sable, au vague clair de lune, le long des palmiers superbes et noirs.

Ils sont de Smyrne et ils sont frères ; au pays, ils ont laissé deux autres frères plus jeunes. Leur exil, commencé depuis dix-neuf mois, doit durer deux années ; une fois l’an, un bâtiment turc vient ici relever la garnison et, à son prochain voyage, dans cinq mois, ce bâtiment les rapatriera…

Une odeur de cadavre, tout à coup… Ah ! nous approchions du chameau mort, le seul habitant de cette plage ; voici qu’on distingue confusément sa pose et son geste de pattes, à la lueur de cette lune si nouvelle. — Et nous rebroussons chemin. « Il n’y a pas sept jours qu’il est tombé là, me disent-ils ; mais déjà les chiens, les chacals l’ont presque tout mangé. »

Je promets aux deux frères de venir encore demain soir causer du pays avec eux sur la plage. Et je rentre sous ma tente me coucher sans avoir sommeil, m’attendant d’un instant à l’autre à l’arrivée du cheik, qui décidera notre sort.