Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 127-138).
◄  XXII
XXIV  ►

XXIII

Lundi 12 mars.

Nos chameaux projettent encore sur le sable et la nacre des ombres très longues ; la Grande Arabie d’en face est encore enveloppée de ses ouates discrètes, quand nous nous mettons en route, aux heures délicieusement fraîches du matin.

Nous avons fait hier de cinquante à soixante kilomètres. Aujourd’hui, pour atteindre Akabah, — la ville unique qui commande à ces régions et où s’arrêtent les caravanes saintes, — il nous reste encore une soixantaine de kilomètres à parcourir, dans une splendeur toujours pareille, sur les mêmes tranquilles plages du désert, sur les mêmes coquilles amoncelées, le long de la mer sans navires, qui n’a de vivant que nous sur ses bords.

Tout est aujourd’hui comme la veille ; nous respirons le même air vivifiant et suave ; la couleur des eaux est de la même intensité bleue ; les sables sont rougis du même corail, étincelants des mêmes nacres perdues ; et l’Arabie passe par les mêmes teintes, d’heure en heure plus belles et plus chaudes, — jusqu’à l’instant final où les merveilles du soir seront déployées, comme hier, comme avant-hier, comme depuis le commencement des âges… C’est ici la contrée prodigue de feux, où chaque jour se jouent des féeries de lumière que personne ne regarde.

Il semble que l’atmosphère soit infiniment ténue, presque absente, tant on voit loin et clair ; on se trompe sur les distances, on ne sait plus apprécier rien. De chaque côté de la mer, les deux murailles symétriques de granit se déroulent ; avec lenteur, à mesure que chemine la caravane, les sommets, les caps des deux rives se succèdent, aussi nettement dessinés au loin qu’auprès et gardant néanmoins des aspects à moitié chimériques, à force d’être éblouissants, sous ces buées de lumière qu’un petit tremblement de chaleur sans cesse agite. La mer seule, la mer au bleu trop bleu, aux contours trop durs, semble une chose vraiment réelle et tangible ; mais on la dirait comme suspendue dans le vide, au milieu de cette espèce de grande nuée, de grande vision rose — qui est l’effroyable et rigide chaos granitique du désert…

Vers trois heures, sur une petite île voisine du rivage, nos yeux déshabitués des constructions humaines perçoivent avec étonnement les ruines d’une citadelle, aux créneaux noirs, d’aspect sarrasin. C’était autrefois, paraît-il, un couvent de moines solitaires, dans le genre du couvent du Sinaï ; mais depuis cent ans cette retraite a été abandonnée.

La mer se rétrécit toujours à mesure que nous allons vers son extrémité, et la côte de la Grande Arabie se fait de plus en plus proche, sa muraille de granit s’élève aussi haut dans l’air que celle de la rive où nous sommes.

Cette ville d’Akabah, vers laquelle nous marchons depuis six jours, il nous tarde de la voir. C’était jadis l’Eziongaber, où vint débarquer la reine de Saba et d’où les flottes du roi Salomon faisaient voile pour la lointaine Ophir. Plus tard, ce fut l’Ælana des Romains, encore florissante il y a à peine deux mille ans. Maintenant ce n’est même plus un port, les navires, depuis des siècles, en ont oublié le chemin et l’Islam y a jeté son grand sommeil ; ce n’est plus, dit-on, qu’une sorte de vaste caravansérail où les pèlerins de la Mecque campent et s’approvisionnent en passant ; mais, d’après les récits de quelques modernes voyageurs, ce serait encore la ville aux portes festonnées d’arabesques, la ville des beaux costumes, des burnous rouges et des fantasias magnifiques.

D’ailleurs, sur l’autre rive, commence à apparaître une ligne d’arbres, de palmiers sans doute, — une longue raie verte, surprenante au milieu des monotonies roses, — et c’est là, paraît-il, l’oasis isolée où cette ville est bâtie ; dans deux ou trois heures, nous y planterons nos tentes.



Au croisement de deux petites vallées silencieuses et vides, est un point idéalement triste, où notre caravane passe, — et je veux essayer de noter ce carrefour sans nom du désert. Au bord de la plage, viennent finir ensemble ces deux vallées de la mort. La mer, toujours de son même bleu de Prusse violent, continue d’être la seule chose qui semble vraiment existante et réelle, au milieu du vague pays rougeâtre ou rose, comme saupoudré de cendre, trouble à force de miroitements et de lumière. Mais, par exception, des arbres sont là, et ils apportent je ne sais quelle indicible tristesse de plus dans ce morne ensemble ; deux ou trois sveltes palmiers-dattiers et d’étranges palmiers-doums, au tronc multiple, étendant de longues branches folles qui portent chacune un bouquet d’éventails jaunis ; plantes d’aspect antédiluvien, immobiles au soleil, sur le fond cendré et comme vaporeux des sables, des granits roses… Une cigogne solitaire, qui sommeillait là posée, ouvre ses ailes pour nous suivre, et toujours la bergeronnette d’hier vole dans mon ombre et m’accompagne…



Encore une heure de marche sur ces plages, et pourtant voici le fond de l’interminable golfe que nous longions depuis trois journées. L’eau bleu de Prusse décrit une courbe, s’infléchit sur les sables en une sorte de grand cercle terminal, que nous contournons pour passer enfin sur cette autre rive où l’oasis d’Akabah nous attend.

Mais, si la mer finit, les deux murailles de montagnes qui l’enserraient ne finissent pas ; elles continuent de se prolonger, parallèles, vers le nord, jusqu’aux derniers lointains visibles ; seulement, au lieu d’enfermer de l’eau, elles n’enferment plus que des sables, — et le golfe d’Akabah se continue par une sorte de large vallée infinie, majestueusement vide, où croissent quelques genêts, quelques palmiers-doums, quelques longs dattiers solitaires.

Cette vallée est le commencement du désert de Pétra. Nos chameliers déjà se sentent inquiets, en pénétrant sur le territoire du grand cheik.



Cependant nous approchons d’Akabah, qui semble n’être qu’un bois de palmiers, silencieux comme le désert d’alentour. Pas une maison dans les arbres, personne aux abords, personne sur la plage et pas une barque sur la mer ; mais des ossements partout, des crânes de bêtes, des vertèbres jonchent le sable.

C’est l’heure du soir, l’heure d’or. Sur les troncs des palmiers en gerbes, ou sur les longues tiges penchées de ceux qui croissent isolés, l’or est répandu sans mesure, tandis qu’il y a déjà de l’obscurité crépusculaire dans les lointains, dans les dessous de ce bois funèbre et beau.

Nous pénétrons là-dedans, et la voûte magnifique des palmes nous met subitement dans l’ombre. Toujours personne, pas un mouvement, pas un bruit ; mais des petits murs, vieux et croulants, en terre battue mêlée de cailloux, de crânes et de vertèbres, forment des enclos, dessinent des allées que nous suivons au hasard. Et c’est là Akabah, la grande ville de ces régions !… Cependant voici quelques êtres humains, des Bédouins campés dans les enclos, sous des tentes grisâtres, et nous regardant passer avec des curiosités nonchalantes. Par des éclaircies, à travers l’enchevêtrement noir des palmes, on aperçoit, au-dessus de tout, la magnificence du ciel et, comme dans une lueur d’apothéose éloignée, le chaos des granits roses qui flamboient…



Finalement nous arrivons à une sorte de place centrale, où il y a pourtant une citadelle, des maisons et des hommes. Et nos tentes, qui nous ont précédés, sont là qui se montent, sous les regards curieux ou défiants. Sur la citadelle flotte, en notre honneur sans doute, le pavillon rouge avec le croissant. Les maisons, toutes basses, construites en boue séchée, ont des aspects sauvages de tanières. Le petit rassemblement qui nous examine est composé de quelques soldats réguliers de Turquie et d’Arabes superbes, le manteau noir jeté sur les vêtements blancs, le voile retenu au front par des cordelières noires ou des cordelières d’or. Quand nous mettons pied à terre, les soldats turcs viennent à nous, l’air accueillant et bon ; alors je leur parle la langue de Stamboul, je leur serre la main, heureux de les trouver là et d’entrer en pays ami.

Puis on m’amène un homme du cheik de Pétra, qui avait été posté depuis la veille pour nous attendre et qui doit repartir cette nuit même, afin d’avertir de notre arrivée ce grand détrousseur :

— Prie le cheik Mohammed-Jahl, lui dis-je, de venir dès demain et d’amener vingt hommes et vingt chameaux que je lui louerai pour traverser son pays…

— Des chameaux, des chameaux ! répète drôlement, en français, notre interprète qui n’a toujours pas confiance, je sais pas quels chameaux qu’il portera, moi !… Peut-être qu’il n’aura seulement pas de robe dans son figure !… Lisez : « Peut-être qu’ils n’auront seulement pas le harnais de tête, la petite muselière par laquelle on les conduit… »

Et il ajoute, cet homme sceptique et de mauvais présage, que le caïmacam, c’est-à-dire le gouverneur turc d’Akabah, compte sur ma visite dès demain matin pour m’entretenir de choses graves, probablement pour m’interdire la route de Pétra.



Notre camp monté, les curiosités satisfaites, les groupes dispersés, nous nous retrouvons seuls, au dernier crépuscule, dans un calme d’absolu abandon.

Un peu anxieux de ce que va être cet entretien de demain matin, je regarde, assis devant ma tente, finir le merveilleux soir et tomber la nuit…

Presque subitement, sur tous les points du ciel à la fois, les étoiles apparaissent. Et le croissant, pourtant bien svelte encore, déjà nous éclaire. Au-delà des maisonnettes tristes et sauvages, de terre et de boue, tout le désert gris rose, toute la superposition des dunes de sable et des montagnes de granit, monte, monte invraisemblablement haut sur ce ciel scintillant et pur, semble diaphane, semble une grande vision de néant, très douce, incompréhensible presque, et sans perspective. Sur ce rien immense, qui paraît avoir une inconsistance de nuage, cheminent lentement et sans bruit quelques fantômes, drapés de blanc encore éclatant ou de noir encore intense, taches violentes sur l’indécise douceur de tout : pâtres de chameaux attardés qui redescendent vers l’oasis, ramenant dans les clôtures de grandes bêtes que la lune agrandit davantage, et qu’on dirait inconsistantes aussi, comme l’étendue dont elles partagent la vague couleur…

Aux premiers plans de la vue, sur cette petite place d’Akabah où nos tentes sont dressées, gisent des amas de formes noirâtres, distinctes malgré la nuit, — tout ce que nous avons amené de bêtes, de gens et de choses dans cette lointaine oasis : chameaux endormis, chacun la tête plongée jusqu’aux yeux dans une musette qui lui fait comme un long nez de tapir ; Bédouins accroupis ou étendus qui, sans parler, fument et rêvent ; harnais, couvertures, ballots et sacs de caravane…

Et, derrière moi, le rideau noir des palmiers aux grands bouquets de plumes, masquant la plage déserte où la mer chante faiblement dans un infini de silence…



Elle m’attire, cette plage et je vais chercher Léo dans sa tente pour qu’il vienne avec moi s’y promener.

D’abord il faut traverser les ténèbres du bois de palmes, par les sentiers sablés, entre les petits murs des enclos. Recueillis comme au seuil d’un temple, nous pénétrons sous la futaie obscure, très arabes et très blancs l’un et l’autre, dans l’ampleur légère des voiles de laine que des cordes attachent sur nos fronts, même un peu fantômes, avec notre marche qui ne s’entend pas, en babouches sur l’épaisseur des sables. Il y a dans ce bois un arôme spécial, un air tiède qui sent la mer, le désert et le sauvage. Au-dessus de nos têtes, il passe des bouquets de rigides plumes noires qu’aucune brise n’agite, qui l’un après l’autre, à mesure que nous marchons, se découpent sur le ciel scintillant et clair, sur le croissant d’or.

Et voici la plage, encore rose comme s’il faisait jour ; — et vide, et déserte, il va sans dire ! Le long de ses bords, se déploie le bois mystérieux et magnifique, y jetant de la nuit plus profonde ; les petits murs, de terre mêlée d’ossements, suivent la courbe des grèves et enferment tout ce grand sanctuaire d’arbres ; mais çà et là quelque tige, séparée de la futaie droite, penche au-dehors sa gerbe de plumes, dont l’image confuse se reflète renversée dans l’eau. La mer semble partout entourée par les bleuâtres montagnes, semble fermée comme un lac ; elle est très diaphane, à cette heure nocturne, la mer sans navires, très vaporeuse et spectrale dans des indécisions grises ; sous la lune cependant, elle brille d’une pâle traînée de paillettes. De l’ensemble et du silence des choses se dégage un enchantement sombre. Ce n’est pas l’enivrement languide des nuits tropicales ; c’est bien autre chose de plus oppressant et de plus occulte : c’est la tristesse innomée des pays musulmans et du désert. L’immobilité de l’Islam et la paix de la mort sont épandues partout… Et il y a un charme très indicible à se tenir là, muets et blancs comme des fantômes, à la belle lune d’Arabie, sous les palmiers noirs, devant la mer désolée qui n’a ni ports, ni pêcheurs, ni navires…