Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 97-105).
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XX

Vendredi 9 mars.

À la veillée d’hier, nous avions décidé de ne plus attendre notre messager, probablement perdu, et de partir aujourd’hui pour tenter quand même l’aventure de Pétra.

Mais ce matin, avant le jour, j’entends claquer des mains très fort, derrière la toile de ma tente, tout près de ma tête — ce qui est la façon de sonner le réveil dans notre caravane — et la voix contente de notre guide-interprète me crie en turc :

Bizum adem gueldi !… (Il est arrivé, notre homme !) rapportant une très bonne lettre du grand cheik !

Alors je réponds :

— Entrez, entrez dans ma tente, montrez-la vite, cette lettre de bienvenue.

Et il entre, précédé de la haute lanterne de cérémonie et tenant l’enveloppe marquée au sceau de Mohammed-Jahl.

Après les salutations arabes, le cheik de Pétra nous souhaite une bonne arrivée, nous mande qu’il viendra à notre rencontre jusqu’à Akabah, nous amenant une escorte et des chameaux, et s’engage à ne nous retenir que douze jours dans son territoire pour nous conduire en Palestine. Puis sa lettre se termine ainsi :


« Au nom d’Allah qui est tout, et pas au nom du sultan de Stamboul qui n’est rien !

» MOHAMMED-JAHL. »



On lève le camp plus joyeusement, avec un regret toutefois pour ce lieu qu’aucun de nous ne reverra jamais et qui est particulièrement charmeur, au soleil du matin.

En allant nous baigner dans les bassins roses, tandis qu’on selle nos dromadaires reposés, nous voyons partout sur le sable les drames de la nuit inscrits en traces neuves : sabots pointus de gazelles et griffes de panthères. La Vallée de la Fontaine, qui est en plein jour l’oasis du silence, devient dans l’obscurité un rendez-vous de bêtes, s’épiant les unes les autres, accourues de loin pour boire à ce ruisseau unique…



Nous sortons par le fond du décor, par de difficiles passages qui contournent la montagne rouge à profil de pagode hindoue. Et, pendant une heure ou deux, c’est le chaos que nous traversons, mais le chaos après quelque cataclysme d’hier : éboulements encore inachevés, montagnes encore croulantes, vallées qui viennent à peine de s’ouvrir. Des amas de pierres, en porte-à-faux au-dessus de nos têtes, menacent de débâcles nouvelles et prochaines ; tout ce qui est resté en l’air paraît encore si instable, arrêté en plein bouleversement par de si petites et fortuites causes, qu’il semble que, déranger un caillou infime, suffirait à amener le recommencement des chutes et des chutes, s’entraînant les unes les autres, effroyablement. Et c’est étrange de voir, dans de telles immobilités, dans de tels silences, ces choses qui tout récemment ont dû faire trembler le désert et l’emplir d’un bruit de tempête.

Du reste, nous avons déjà rencontré d’autres régions en travail de mort, comme celle d’aujourd’hui. C’est ainsi que s’effrite et se détruit peu à peu toute cette Arabie, qui n’a ni terre ni plantes, qui n’est qu’ossements de plus en plus desséchés. De temps à autre, ses montagnes s’effondrent ; puis, les siècles les pulvérisent, en font lentement du sable, qui redescend vers la mer Rouge, entraîné par les vents et les pluies des hivers.

Nous nous décidons à marcher à pied, au milieu de ces cassons de montagne aux arêtes coupantes, et à faire passer nos bêtes en avant de nous. On sait qu’il peut suffire d’une vibration sonore, d’un chant de voix humaine, pour amener le départ d’une avalanche hésitante ; de même, ici, notre marche à la file et le balancement de nos chameaux pourraient réveiller la tourmente des pierres…



En sortant de cette région inapaisée, on se laisse volontiers reprendre par le désert habituel, aux sérénités monotones.

Quand il change de teinte, le grand désert, c’est presque toujours tout d’une pièce ; les montagnes, le sol, les plantes changeant à la fois et passant ensemble à l’uniforme couleur nouvelle.

Maintenant donc, nous entrons, pour jusqu’au soir, dans le royaume du gris, du gris mat, comme saupoudré de cendre et veiné çà et là de brun ardent.

Ce sont les premiers contreforts de la chaîne des Djebel-Tih, que nous franchirons demain, défilés funèbres, aux parois de plus en plus hautes et plus abruptes. Il y a des vallées resserrées, aux entrées d’ombre, dont la désolation est étouffante ; d’autres très larges, dont la désolation plus grandiose amène des conceptions résignées, presque douces, de la grande mort sans réveil et de la fin de tout…

Grises les hautes cimes, grises les pierres, grises les maigres plantes dépouillées. Et un vent s’est levé, promenant en tourbillons ce sable lourd, pareil à de la cendre, dont les choses sont ici couvertes, — tandis qu’au ciel courent maintenant des nuages du même gris que la terre, qui s’en vont, affolés, vers l’Ouest.

Pendant la halte de midi, dans un creux de rocher, où nos tapis étendus semblent plus éclatants au milieu des grisailles d’alentour, deux bergeronnettes, qui nous avaient suivis en piaulant, viennent, avec une effronterie intelligente, manger au milieu de nous les miettes de notre pain. Entre les rares êtres vivants, il y a sans doute comme un pacte ici et une trêve de destruction…

Toujours plus hautes, les montagnes, et plus agité, le ciel ; à certains tournants des gorges, le vent souffle en furie.

Cueilli avec étonnement des fleurs violettes, semblables à des oreilles-d’ours qui, de loin en loin, s’épanouissent, solitaires.

Vers le soir, dans la plus sombre des vallées, entre de plus immenses montagnes de cendre grise, croisé une famille nomade, pendant une rafale. L’homme et la femme demi-nus, — lui, très armé, — ont trois petits ; le plus jeune, bébé de trois ou quatre ans, voyage à califourchon sur l’épaule de sa mère à figure voilée, impayable et charmant avec ses longs cheveux noirs que le vent redresse. Leurs chameaux ont aussi un petit, qui gambade affolé. Leurs chèvres en ont plusieurs qui trottinent en bêlant. — Toute une association errante, bêtes et gens s’aidant les uns les autres, et essayant quand même de se multiplier, de recréer de la vie, malgré le mauvais vouloir de ce sol de mort. — Ils viennent de très loin peut-être et ne savent guère où ils vont pour chercher mieux. Le père, — l’homme, — après nous avoir adressé, avec une certaine crainte, le salut d’usage, s’informe d’où nous venons, nous voyant sans intentions agressives malgré notre nombre, et pose la question vitale : « Avez-vous trouvé de l’eau ? » Nous disons : « Oui, allez à la Vallée de la Fontaine, à tant d’heures de marche vers l’Occident. » Et nous les perdons de vue, à un tournant du dédale gris.

De la cendre et de la cendre. Nous ne sortons pas des grisailles mates, aux aspects friables et poudreux.

Et nous campons dans une petite plaine de rien, où il fait presque nuit avant le coucher du soleil, parce qu’elle est murée, encaissée de tous côtés par des montagnes verticales, d’un millier de mètres de haut, qui ont l’air de n’être que de prodigieuses piles de cendres. L’étroite vallée par laquelle nous sommes venus ici, et celle que nous prendrons pour en sortir demain, sont deux profondes fissures d’ombre, donnant tristement sur des régions de ténèbres. Nous sommes au pied des plus hauts contreforts de ce Djebel-Tih, que nous allons franchir pour pénétrer dans un autre désert…

Il y a quelques tout petits arbres, encore sans feuilles, le mélancolique printemps d’ici tardant à descendre dans l’obscurité de ces montagnes : mimosas épineux et rabougris, comme ceux que nous avions une première fois rencontrés. — Et pas d’eau.

Cependant, un campement de deux ou trois familles bédouines est là, dans notre voisinage, sous des tentes noires, nous donnant presque une impression de pays habité, à nous, qui avions l’habitude d’être seuls. Et des chèvres, des chevreaux, qui ont brouté on ne sait quels imperceptibles aromates, reviennent à leur bercail de laine tissée, conduits par des petites filles.

Elle est étrange, cette heure de tranquillité pastorale, dans un tel lieu — et on frissonne comme à un ressouvenir des plus primitives époques humaines, en écoutant, dans le petit lointain de la plaine fermée, gémir la musette d’un berger.



Après un échange de messages, la confiance s’est établie entre ces voisins et nous. Une petite fille ose même venir jusque sous ma tente offrir du lait de ses chèvres. Elle est bien jolie dans son effarement enfantin et elle ouvre tout grands ses yeux émerveillés ; cette tente, éclairée aux bougies et brodée du haut en bas en couleurs très vives, dépasse peut-être ce que son imagination de bébé sauvage avait su concevoir des splendeurs terrestres.



Maintenant, c’est la nuit. Au-dessus de la haute muraille de cendre qui barre la moitié du ciel, un croissant mince apparaît comme un trait d’ongle : la première lune du ramadan, une lune qui est presque sacrée sur la terre d’Islam et qui marque, ce soir, le commencement du mois des jeûnes et des prières.