Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 106-117).
◄  XX
XXII  ►

XXI

Samedi 10 mars.

Lorsque notre guide, en frappant dans ses mains, sonne le réveil du camp, il semble qu’il ne fasse pas jour encore. C’est que nous sommes dans l’ombre épaisse de la montagne surplombante ; mais le soleil est levé derrière ce rideau de cendre et il éclate déjà sur les cimes lugubres d’en face.

Et nous nous engageons, pour cinq heures d’affilée, dans les gorges du Djebel-Tih.

Finies, les cendres d’hier. Maintenant, ce sont des granits roses, des mondes de granits roses que traversent çà et là, comme de géantes marbrures, des filons de granits bleus. Nous cheminons dans une pénombre et dans un silence de sanctuaire, suivant des couloirs naturels, qui sont comme des nefs d’église agrandies au-delà de toute proportion humaine, jusqu’au vertige et jusqu’à l’épouvante. Dans ces défilés, qui ont dû s’ouvrir lors des premières convulsions de la terre, les siècles sans nombre ont créé un sol exquis, en émiettant les cimes, en nivelant ensuite tous les débris tombés d’en haut et les pulvérisant très fin, très fin, pour en faire un sable plus rose et plus brillant que celui des plages. On dirait des rivières de sable, unies et tranquilles, dans lesquelles viennent plonger et mourir tous les piliers, tous les contreforts soutenant les monstrueuses murailles debout. — Il faut de tels lieux, que ni l’homme ni la nature verte n’ont jamais touchés, pour nous faire encore un peu concevoir, à nous très petits et préoccupés de choses de plus en plus petites, ce qu’ont dû être les formations de mondes, les horreurs magnifiques de ces enfantements-là.

Plus aucune plante autour de nous. Nous sommes dans un pays tout rose, marbré de bleu pâle, et la pénombre même, la pénombre un peu souterraine dans laquelle nous mettent tous les granits d’en haut, a pris une vague teinte rosée.

Il y a des allées toutes droites et d’autres contournées à angles brusques. Quelquefois la nef que nous suivons paraît finir : mais elle est coudée seulement dans l’épaisseur de la montagne, elle se continue par une nef nouvelle et pareille. Un silence de mort, naturellement, et des sonorités où s’exagèrent les moindres frôlements de burnous, les moindres murmures de voix.



Au tournant de l’un de ces couloirs, nous croisons une tribu nomade qui se déplace. Dans le demi-jour d’en avant, nous voyons tout cela poindre par groupes successifs, comme sortant du flanc des rochers. Nos chameaux, au passage, se flairent et grognent.

Les hommes, qui ont paru les premiers, très armés, sauvages, en haillons, échangent d’abord avec nous le salut fraternel : on se touche soi-même par trois fois, à la poitrine, aux lèvres, au sommet de la tête, et puis, deux à deux, on s’appuie le front l’un contre l’autre en se serrant la main, avec un simulacre de baiser dans le vide. Le salut achevé, les nouveaux venus ont un beau sourire, très doux tout à coup, enfantin, découvrant des dents blanches — et ils passent, rassurés et amis.

Les chamelles débouchent ensuite ; elles sont accompagnées de leurs petits, à figure naïve de mouton, qui font des écarts et des sauts en nous voyant venir ; elles portent sur leur dos les vieillards, toutes les barbes blanches et les chevelures blanches, tous les visages éteints de la tribu.

Puis les femmes apparaissent, qui marchent légères et sans bruit, mystérieuses sous de noires draperies de fantômes ; en nous croisant, elles lèvent leurs yeux brillants sur nous, elles nous jettent, par-dessous les plis à peine relevés de leurs voiles, comme un éclair noir… Parmi elles, il y a, sur des ânons, les enfants qu’on allaite encore — dans des paniers, avec des petits chiens naissants.

Et enfin, les enfants plus âgés ferment la marche, des petits, des petites, adorables de finesse et de regard, chassant devant eux, avec l’aide des chiens bergers, la multitude bêlante, effarée, des chèvres et des chevreaux.

Noirs, les vêtements dont les femmes sont enveloppées ; noirs, les manteaux des hommes ; noires comme de l’ébène vernie, toutes les chèvres aux longues oreilles traînantes. Dans la fraîcheur du matin, dans le demi-jour de ces gorges profondes, c’est, sur fond rose et dans une buée rose, un long cortège de figurants noirs, — les grandes bêtes passant d’une allure dandinante, les hommes d’une allure majestueuse et souple, les troupeaux marchant par à-coups, avec des arrêts entêtés qui les groupent tous en une encombrante masse de laine… Tant que ce défilé dure, l’habituel silence est remplacé par des bruits de pas assourdis dans du sable et de voix atténuées sous des voiles. Et les chameaux y mêlent de temps à autre des sons caverneux, tirés du fond du gosier, qui imitent, au milieu de ces parois vibrantes, le grondement d’un petit tonnerre.



La tribu passée, disparue, voici de l’eau, un vrai ruisseau qui coule et serpente sur le sable. Il est vrai, c’est une eau chargée de naphte, étoilée à sa surface de taches huileuses ; mais elle donne la vie tout de même, — et il y a de l’herbe sur ses bords, des tamarins, de hauts palmiers, comme ceux de l’Oued-el-Aïn, si verts qu’ils en sont bleus ; — tout cela, caché très profondément dans les replis des granits roses. Un décor d’Éden, qui dure une demi-heure, avec, pour musique, le chant d’une peuplade de petits oiseaux.

Mais, à un autre tournant des couloirs de pierre, le ruisseau disparaît, et avec lui la verdure enchantée. Nous retombons dans la désolation sèche, silencieuse et morte. Et le soleil, plus haut, commence d’apparaître, dans l’étroit ruban de ciel libre, entre les grandes cimes ; il darde sur nous des rayons qui brûlent. — Sans doute, c’était un rêve, tout à l’heure, l’eau fraîche et les palmiers bleus…



Enfin, vers une heure, par une coupure plus large qui s’ouvre sur des espaces vides, — et qui semble être la dernière, la fin du Djebel-Tih, — une bande horizontale commence d’apparaître, lointaine encore, mais d’une teinte particulière, que nous avions presque oubliée dans cette gamme de roses, une bande d’un admirable bleu de lapis : c’est le golfe d’Akabah, et nous sommes arrivés de l’autre côté de la presqu’île sinaïtique !

La coupure s’élargit toujours ; les parois des mornes se séparent, se reculent derrière nous et s’abaissent ; nous finissons par arriver tout au bord de cette mer si bleue, dans le désert salin de ses plages.

Contrairement au golfe de Suez, que fréquentent tous les navires du monde, ce golfe d’Akabah ne voit jamais passer une fumée ni une voile. Chemin abandonné depuis un millier d’années, il est à présent une mer perdue, qui s’avance inutilement dans d’impénétrables déserts. Au-dessus de ses eaux, sur l’autre rivage, rayonne une chose invraisemblable et merveilleuse, qui est la côte de la Grande Arabie ; une chose qui est extrêmement loin et qui semble proche, tant sont nettes les dentelures de ses sommets : on dirait d’un haut mur en corail rose, finement strié de bleu, qui serait debout dans le ciel pour fermer tout l’Orient de la Terre.



Cheminé une heure encore sur la sinistre plage étincelante, cheminé le long de l’infinie bande bleue, surmontée de l’infinie découpure rose qui est le resplendissement désolé de l’Arabie.

Et maintenant une oasis est là devant nous, au bord de l’eau tranquille, des bouquets de palmiers et une construction humaine toute blanche, — chose très surprenante à nos yeux.

C’est le petit poste avancé de N’Nouébia, une citadelle avec un hameau en terre séchée, que gardent, au milieu de ces solitudes, un gouverneur égyptien et une douzaine de soldats.



En approchant de l’oasis, nous nous étonnons beaucoup d’y voir nos tentes, déjà montées parmi les palmes. Nous avions cependant recommandé à nos Bédouins d’allonger le plus possible l’étape d’aujourd’hui, et il est à peine trois heures, beaucoup trop tôt pour camper… Voici du reste le cheik de notre caravane qui revient au-devant de nous avec des gestes déçus : c’est le caïmacam (le gouverneur) qui l’a arrêté au passage et obligé de camper là, pour nous garder tous jusqu’à demain matin !

— Où est-il, ce caïmacam ?

— Là-bas, dans la citadelle !

Les soldats de garde, qui sont des Arabes parfaitement beaux dans de longs voiles, me répondent qu’il repose ; il dort, parce que nous sommes en ramadan depuis hier et que les premières journées de jeûne l’ont fatigué beaucoup…

On le réveille tout de même, tant mon indignation est peu contenue. Et il arrive. C’est un vieux petit être grotesque et laid, dans un semblant de costume européen ; parmi ses beaux soldats drapés, il paraît un singe en jaquette. Il est un de ces fonctionnaires, mal frottés de vernis moderne, comme on en rencontre tant, hélas ! dans le Levant, et qui feraient méconnaître, prendre en grippe les nobles races orientales. Déjà désagréables dans les pays fréquentés, ces petits personnages deviennent, au désert, des roitelets qui, au lieu de protéger les caravanes, les arrêtent et les rançonnent, leur sont plus nuisibles que les brigands ou les bêtes.

Dehors, sur le sable ardent, devant le porche éclatant de chaux blanche, nous avons tous deux une discussion violente, au milieu du cercle des soldats en burnous. C’est à notre bourse qu’il en veut tout simplement ; s’il nous garde, c’est pour avoir l’occasion de nous fournir par force des sentinelles de nuit et de nous les faire payer très cher… Et il représente, en somme, l’autorité d’un grand pays ; il pourrait nous faire poursuivre, nous créer des difficultés nouvelles, dans l’inconnu des jours suivants ; donc, il faut le ménager. Je lui propose enfin de payer les sentinelles de nuit tout de même, en y ajoutant un pourboire en plus, s’il nous laisse immédiatement partir, — et il accepte le marché.



Mais la discussion nous a fait perdre une heure, et il est bien tard à présent pour replier nos tentes, nous remettre en route…

Nous resterons donc, de bonne volonté maintenant, les prisonniers de cet imbécile jusqu’à demain matin, et nous accepterons ses inutiles veilleurs.

À vrai dire, c’est un emprisonnement délicieux, car N’Nouébia est une oasis de calme et de splendeur.

Le village arabe, aux maisonnettes de terre séchée, est un peu loin de nous, derrière la citadelle, et notre petite ville de toile a été posée sur un sable fin, près de la mer. La plage est semée de corail rouge, de grands bénitiers, de grandes coquilles couleur de chair ou couleur de fleur de pêcher pâle.

Le soir vient ; les eaux immobiles du golfe sont tout en nacre verte, avec des luisants de métal, des reflets de gorges d’oiseaux rares ; et, au-dessus, les granits roses d’Arabie — mais roses d’un rose que les mots n’expriment plus — montent jusqu’au milieu d’un limpide ciel vert, que traversent des petites bandes de nuages orange.

Aucune des magnificences lumineuses que mes yeux avaient vues jusqu’à ce jour sur la terre n’approchait encore de celle-ci…



Maintenant le soleil est caché pour nous derrière les montagnes du rivage où nous sommes ; mais la Grande Arabie d’en face, sans doute, le voit toujours, car elle luit comme un feu de Bengale ; elle est un chaos de braises vives, de charbons roses, entassés en muraille dans le ciel déjà assombri, tandis que la mer déserte, à ses pieds, semble devenue une chose éclairante par elle-même, peut-être une plaine d’émeraude illuminée par en dessous.

Et, en avant de cette fantasmagorie immense, qui s’en va toute pareille, comme une bande infinie, jusqu’au fond des lointains, les palmiers, plus sveltes en silhouettes, découpent leurs plumes très légères.

Nos veilleurs arrivent, graves et beaux, visages presque divins sous les voiles blancs et les torsades de laine noire ; silencieux, parce que l’heure du saint Moghreb approche, ils s’asseyent par groupes sur le sable, devant les branchages qu’ils allumeront pour la nuit — et ils attendent…

Alors, tout à coup, du haut de la petite citadelle solitaire, la voix du muezzin s’élève, une voix haute, claire, qui a le mordant triste et doux des hautbois, qui fait frissonner et qui fait prier, qui plane dans l’air d’un grand vol et comme avec un tremblement d’ailes… Devant ces magnificences de la terre et du ciel, dont l’homme est confondu, la voix chante, chante, psalmodie au dieu de l’Islam, qui est aussi le dieu des grands déserts…

Puis la nuit descend, dans des transparences bleuâtres où, là-bas, les granits d’Arabie tardent encore à s’éteindre. Et les petits feux de branches s’allument autour de nous, éclairant çà et là des dessous de dattiers, des envers de palmes et des veillées d’Arabes assis en rond sous le grand dôme nocturne tout scintillant de points d’or…

Et enfin, la voix du muezzin s’élève une seconde fois, plus belle et d’un plus haut vol de prière, — au moment où nous allons perdre conscience de la vie, étendus dehors, à la brillante étoile, sur le sable endormeur…