Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 93-96).
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XIX

Jeudi 8 mars.

Oh ! l’Oued-el-Aïn, la vallée de la Fontaine ! Avec quels mots, avec quelles images de fraîcheur empruntées aux poètes de l’ancien Orient, peindre cet Éden, caché dans les granits du désert ?

C’est le matin, le lumineux matin, et j’explore au hasard l’oasis charmante où notre petite ville de toile blanche va demeurer bâtie pour un ou deux jours. Au plus creux de la vallée, coule une eau vive et claire, dans des bassins de granit rose qui ont le poli du marbre travaillé et qui sont sans une plante, sans une algue, dont le fond transparaît comme celui des artificielles piscines pour les ablutions de sultanes ou de houris. Elle court, l’eau rare, l’eau précieuse, tantôt dissimulée aux derniers replis roses des bassins, tantôt s’épanchant sur sa route en petits marécages sablonneux où croissent les roseaux, les tamarins et les palmiers superbes éployés en panaches bleus.

On admire en passant chacun de ces jardins sauvages. Puis le petit recoin paradisiaque tout à coup nous est masqué derrière les blocs des granits énormes, et on ne voit plus, pour un temps, que les pierres polies où l’eau s’enferme, — jusqu’au moment où le miracle recommence, à quelque détour, et un autre bocage enchanté survient. Le ciel naturellement est d’une limpidité de cristal, comme un ciel d’Éden doit être. Et des oiseaux chantent dans les palmes ; des libellules tremblent, posées sur les joncs ; des reflets de soleil, malgré les roches surplombantes, se glissent et viennent danser par places au fil de l’eau remuée.



Dans un bassin profond aux parois adoucies, qui semble quelque somptueux sarcophage de roi, j’arrête ma promenade pour me baigner ; alors, levant les yeux, j’aperçois de grandes bêtes à tournure antédiluvienne, penchées tout au bord des escarpements d’en haut et me regardant, le cou tendu, d’un air d’intime connaissance : nos dromadaires, qui sans doute réfléchissent au moyen de descendre jusqu’à l’eau convoitée, et qui peut-être aussi goûtent, à leur manière, le matin suave.

Dans l’oasis, on peut circuler partout en babouches légères ou pieds nus ; les granits ont été usés si longuement par les siècles tranquilles, qu’à présent ils sont partout sans arêtes vives, luisants et doux. Ou bien c’est du sable fin, où l’on marche comme sur du velours, ajoutant des traces humaines aux traces des panthères et des gazelles. Du reste, dans cette contrée du monde où sont inconnues la pluie, la fumée, la poussière et la sueur, on ne salit jamais ses vêtements ; on peut n’importe où marcher ou s’étendre sur le sol sec et propre, sans tacher les longs voiles de laine blanche dont on s’habille — et sous lesquels passent le soleil ou les vivifiantes brises, pour durcir et bronzer les poitrines.



Il y a une paix spéciale, une incomparable paix dans cette oasis non profanée, que de tous côtés l’immense désert mort environne et protège. Et nous y passons sans hâte nos heures d’attente.

Un seul moment d’agitation dans la journée — à propos d’un serpent de grande taille qui s’est montré dans un palmier. Nos Bédouins, qui l’ont vu autrement que nous, affirment qu’il avait deux têtes, que par conséquent c’était Barkil, roi des serpents, et qu’il est nécessaire de le tuer. Alors ils font une battue inutile, à coups de pierres, dans les belles palmes emmêlées.