Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 89-92).
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XVIII

Mercredi 7 mars.

Un soleil toujours plus ardent et un vent de moins en moins froid, à mesure que nous nous éloignons des hauts plateaux du désert sinaïtique pour descendre vers le golfe d’Akabah.

Tout le matin, nous marchons comme hier, dans des ruines titanesques de remparts, de temples et de palais… Pendant des millénaires et des millénaires, les pluies, les effritements, les éboulements, ont dû travailler là avec d’infinies lenteurs, mettant à nu les filons les plus durs, détruisant les veines plus tendres, creusant, sculptant, émiettant, avec des intentions d’art et de symétrie, pour créer ce simulacre de ville effrayante et surhumaine, dans lequel nous avons déjà fait vingt lieues sans en prévoir la fin.

Vers le milieu du jour, le désert devient noirâtre, à perte de vue et partout ; noirâtres, ses montagnes ; noirâtres, ses sables jonchés de cailloux noirs ; les plus pâles plantes ont même disparu ; c’est la désolation absolue, le grand triomphe incontesté de la mort. Et là-dessus, tombe un si lourd, un si morne soleil, qui ne paraît fait que pour tuer en desséchant !… Nous n’avions encore rien vu d’aussi sinistre : on étouffe dans du calciné et du sombre, où semble s’infiltrer, pour s’anéantir, toute la lumière d’en haut ; on est là comme dans les mondes finis, dépeuplés par le feu, qu’aucune rosée ne fécondera plus… Et alors, la vague inquiétude de la précédente journée devient presque de l’angoisse et de l’horreur.



Mais sur le soir, nous arrivons à la « Vallée de la Fontaine » (l’Oued-el-Aïn), où nous devons camper. C’est la première oasis depuis que nous marchons dans le désert, et elle nous paraît un lieu enchanté, quand elle s’ouvre tout à coup, comme un décor qui change, entre deux hauts portants de montagne. Elle est enfermée, murée splendidement par les granits, qui ont reparu là, semblables à ceux du Sinaï, mais plus rouges encore. Au fond et au milieu, s’élève, comme un temple, comme une pagode hindoue, une étrange fantaisie géologique, une gigantesque pyramide régulière, flanquée presque symétriquement de clochetons et de tourelles. La base en est d’une couleur si intense qu’on la dirait frottée de sang, tandis que le sommet, d’un granit spécial sans doute, pâlit et tourne au jaune de soufre.

Sur la rougeur sombre de tous ces grands rochers, se détachent des bouquets de palmes d’un vert trop intense et presque bleu, les uns en touffes épaisses sur le sol, les autres s’élançant sur de longues tiges penchées. Et des tamarins, et des roseaux, et de l’eau courante qui bruit sur les pierres ! Nos chameaux altérés crient vers l’eau fraîche, courent y tremper avidement leurs têtes chaudes. Et nous, après ces jours de visions funèbres, enivrés tout à coup par la splendeur de cet Éden caché, nous campons joyeusement dans ce triple cirque de rochers sanglants parmi les belles verdures bleues.

C’est ici le lieu du rendez-vous avec le messager que nous avons envoyé à Mohammed-Jahl, chef du désert de Pétra. Il devrait nous y avoir devancés. Nous l’attendrons un jour, deux jours, et puis, s’il ne revient pas, il faudra nous décider à prendre la route oblique vers l’oasis de Nackel. Nos Bédouins d’ailleurs ne se soucient pas d’aller plus loin, sans y être autorisés, dans la direction du grand détrousseur.