Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 83-88).
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XVII

Mardi 6 mars.

À la splendeur froide du matin, nous sortons de nos tentes. De la gelée blanche est déposée en fine poudre sur le sable, sur les pâles plantes aromatiques, les myrrhes, les absinthes et les hysopes.

La plaine a pris sa teinte neutre du jour ; mais, au-delà du cercle d’horizon plat, surgissent là-bas, comme des profondeurs d’en dessous, toutes les dentelures granitiques de la chaîne du Sinaï : c’est absolument rose, d’un rose lumineux comme celui des transparentes verrières, avec des stries couleur d’iris ; au-delà des désolations incolores et mornes du lieu où l’on est, on dirait l’apparition d’un monde féerique, qui ne tiendrait pas au nôtre, qui serait indépendant et instable dans le vide du ciel.

Des cristaux de glace brillent partout sur les toiles de nos tentes. Ailleurs qu’ici, dans les pays du nord, on souffrirait cruellement d’un tel froid, à peine vêtus comme nous sommes et la poitrine au vent ; mais, dans cet éclat de lumière et de soleil, la gelée, si invraisemblable, se sent à peine, et l’air est du reste si sec, si vivifiant, que la force en est doublée pour tout endurer.

Autour de nous ce matin, il y a grande clameur, au soleil levant. Tous les Bédouins refusés hier, et qui ont couché près de nous, ne peuvent se décider à partir sans un salaire quelconque et réclament aux heureux qui vont nous suivre une partie de ce que nous leur avons donné. Alors des discussions bruyantes se sont engagées, qui retardent encore notre départ. Mais c’est sans grande âpreté ce matin, presque pour rire, — et par besoin de donner de la voix, de dilater sa poitrine, de l’emplir d’air pur pour crier, à la façon des bêtes, à la façon de nos chameaux qui, chaque fois, saluent par des grondements de fauves le retour du soleil… Et la lumière virginale de sept heures épand sa magnificence sur cette scène primitive, glorifie ces hommes en haillons immondes, ennoblit leurs grands gestes et les drape comme des dieux…



Cheminé, cheminé des heures dans les plaines, sous le soleil brûlant et sous le vent glacé, écrasant toujours les pâles plantes embaumées.

Le désert, monotone comme la mer, est changeant comme elle. Avant-hier, c’étaient les grands géants ; hier, les sables plats, et aujourd’hui nous entrons dans la contrée des pierres meulières qui créent autour de nous des surprises nouvelles, des aspects encore jamais vus. Devant nous vient de s’ouvrir un lugubre dédale de vallées faites de ces pierres-là, jaunâtres ou blanches ; leurs parois, stratifiées horizontalement, donnent l’illusion de murailles aux assises régulières, bâties de main d’homme. On croit circuler au milieu de cités détruites, passer dans des rues, dans des rues de géants, entre des ruines de palais et de citadelles. Les constructions, par couches superposées, sont toujours plus hautes, toujours plus surhumaines, affectent des formes de temples, de pyramides, de colonnades, ou de grandes tours solitaires. Et la mort est là partout, la mort souveraine, avec son effroi et son silence…

De temps à autre, nos chameliers chantent, — sortes de cris tristes qui se traînent en modulations descendantes, pour finir en plainte. Et, comme toujours leurs voix éveillent des vibrations dans ce monde de pierres desséchées, de longs échos inattendus dans ce néant sonore.

Les plantes qui dominent ici et dont le parfum emplit l’air sont presque incolores, à peine plus vertes que les pierres voisines ; elles sentent comme les pommes reinettes au soleil, avec quelque chose de plus violent et de plus poivré. Des gazelles, sans doute, viennent de loin les brouter, car, sur le sable, voici des empreintes de sabots très fins, — très espacés aussi, comme en laisserait le passage de bêtes courant par bonds, brûlant le sol dans une fuite rapide… Et tout à coup, là-haut, les gazelles apparaissent, détalant comme le vent sur la cime d’un des fantastiques remparts ! — et aussitôt perdues, dans les lointains aux éblouissantes blancheurs…



Après la halte méridienne, quand nous avons dormi sur le sable violemment parfumé, la tête cachée sous nos burnous blancs, le réveil amène en nous une sorte d’angoisse du désert que nous avions à peine connue jusqu’à ce jour.

Et cette angoisse va croissant l’après-midi, tandis que nos dromadaires continuent de cheminer en nous berçant, dans ces mêmes vallées toujours plus sinistres, aux aspects de ruines trop farouches et trop grandes. C’est quelque chose d’indéfinissable, une nostalgie d’ailleurs, sans doute, un regret pour ce printemps que nous perdons ici et qui, dans d’autres pays, amène des verdures et des fleurs. Ici, rien, jamais ; c’est une partie maudite de la terre, qui voudrait demeurer impénétrée et où l’homme ne devrait pas venir… Et, à la merci de ces Bédouins qui nous mènent, nous nous enfonçons là-dedans toujours plus loin, toujours plus loin, dans tout un inconnu qui va s’assombrissant malgré le lourd soleil et où semblent couver on ne sait quelles muettes menaces de destruction…



Mais le soir revient, le soir avec sa magie, et nous nous laissons charmer encore.

Autour de notre petit campement confiant, autour de notre horizon rude où les menaces semblent à présent endormies, le ciel crépusculaire vient allumer une incomparable bordure rose, orangée, puis verte, qui monte par degrés au zénith apaisé et éteint.

C’est l’heure indécise et charmante où, dans des limpidités qui ne sont ni du jour ni de la nuit, nos feux odorants commencent à briller clair, en élevant vers les premières étoiles leurs fumées blanches ; l’heure où nos chameaux, dégagés de leurs charges et de leurs hautes selles, frôlent les maigres broussailles, broutent les branchettes parfumées, comme de grands moutons fantastiques aux allures inoffensives et lentes ; l’heure où nos Bédouins s’asseyent en rond pour conter des histoires et chanter ; l’heure du repos et l’heure du rêve, l’heure délicieuse de la vie nomade…