Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 77-82).
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XVI

Lundi 5 mars.

Il est de grand matin, et les moines, à la suite des offices de la nuit, dorment encore quand nous descendons les escaliers du monastère, quand nous passons, pour la dernière fois de notre vie sans doute, par la triple porte ferrée qui date de Justinianus Imperator.

Plus un souffle de vent ; encore de la neige au-dessus de nos têtes ; mais rien qu’une couche de gelée blanche sur le sol et sur les choses proches. Il fait un froid splendide et clair.

Continuant de descendre sur des éboulements de granit, entre d’énormes blocs rouges ou roses, nous arrivons, après un quart d’heure de marche, à notre lieu de campement d’où part une clameur forcenée. Nos tentes, nos bagages, tout est par terre, sur le sable ; des chameaux errent alentour et une cinquantaine de Bédouins sont là, groupés en masse compacte, qui hurlent tous ensemble.

C’est qu’aujourd’hui, devant partir pour une région différente, nous avons à changer de cheik et d’escorte : alors il y a discussion, c’était inévitable, entre ceux que nous allons quitter et ceux que nous allons prendre.

De plus, le nouveau cheik, au lieu de vingt chameaux que nous lui avions demandés, nous en a amené trente-cinq, qu’il veut nous contraindre à garder pour nous rançonner davantage. — Mais cela, c’est l’affaire de notre guide-interprète. Pour rester de bon ton au désert, nous devons ne prendre aucune part au débat, faire preuve, au contraire, d’une dignité détachée en nous asseyant simplement pour attendre.

Nous sommes dans une sorte d’entonnoir de montagne, où commence à descendre un resplendissant soleil matinal. Tout autour et tout près de nous, les gigantesques mornes de granit absolument rouges escaladent le ciel absolument bleu.

Le fond de cette gorge est d’un sable spécial, d’une poussière rose de granit, jonchée de cailloux bleus et saupoudrée de gelée blanche. Naturellement, la note verte des arbres et des herbages manque ici — et de toute éternité. Mais, sur ce sol si fin d’une nuance si rare, nos bagages épars sont des caisses peinturlurées d’arabesques multicolores ; des couvertures et des tapis aux éclatants bariolages ; surtout de ces énormes bissacs pour chameaux, ornés de broderies en coquillages blancs et de pendeloques en laine noire — grand luxe des nomades.

Au milieu de ces choses, un gesticulement continu de Bédouins en fureur. Des gens, à mince figure de bronze, agitant de longs bras nus hors de burnous en lambeaux. Et, sur l’ensemble noirâtre de leurs haillons ou de leurs peaux de bêtes, brillent les cuivres fourbis de leurs longues pipes, de leurs vieux fusils ayant beaucoup tué, de leurs vieux coutelas ayant tranché beaucoup de chair…

Et, tant est sonore ce granit desséché, il semble que partout, au-dessus de nos têtes, on hurle aussi, à différentes hauteurs, dans les autres gorges de pierres rouges qui vont s’échelonnant vers le ciel vide.

Par instants, la clameur est furieuse, les gestes féroces ; dans les groupes, on se prend deux à deux par la tête, ce qui est une forme de l’adjuration.

Et puis, cela semble s’apaiser ; alors on commence à faire coucher les chameaux pour les charger et nous prévoyons que nous allons partir. Mais cela reprend sur un autre point et notre espoir s’évanouit.

Quelquefois, deux ou trois d’entre eux, pour se reposer, s’en vont s’asseoir à l’écart, très calmes subitement, et fument dans leurs longues pipes, — puis reviennent plus frais, recommencer des hurlements nouveaux.

Le père Daniel et le père économe descendent du couvent pour nous dire adieu. En notre faveur, ils prennent part à la discussion et paraissent être écoutés avec respect, en tant que donneurs habituels de pain noir aux plus affamés des tribus.

Grâce un peu à leur intervention, cela se termine pourtant, après cinq quarts d’heure de grands cris. Tout est entendu enfin, nous n’aurons que vingt chameaux. — Nous montons sur nos bêtes et c’est le départ.



Pendant des heures, cheminé dans les vallées silencieuses et sonores, au milieu des étrangetés géologiques, tantôt entre les abrupts granits bruns ou roses, tantôt dans les plus friables granits grisâtres, fouillés et polis par les pluies depuis les origines du monde et semblant des monceaux de bêtes antédiluviennes.

Cette fois, nous cheminons tous ensemble, n’ayant pas eu le temps de prendre les devants sur nos bagages à cause de la discussion de ce matin. Et, à notre caravane, se joignent, avec leurs bêtes, cette quinzaine de chameliers que nous avons refusés et qui s’en vont rallier leur tribu. Sans rancune, ils nous font escorte, causent et chantent.

Peu à peu nous descendons des hauteurs sinaïtiques, regagnant par degrés la bonne chaleur d’en bas. Et, vers le soir, nous avons retrouvé le désert de sable, profond et pareil, avec ses petites plantes d’un vert si pâle, qui sont des aromates, des choses embaumées.



Au coucher du soleil, nous campons au milieu de ces maigres plantes aux senteurs précieuses, ayant de tous côtés l’espace infini, au lieu de l’oppression des froids granits rouges qui nous avaient tenus quatre jours enfermés là-haut. Et le Sinaï, devenu lointain, a repris sa grande taille par rapport aux montagnes qui l’entourent ; il dresse solitairement au-dessus d’elles sa tête neigeuse.

C’est une joie physique, de reprendre de moins épais voiles de laine blanche, dans l’air subitement attiédi et saturé d’arômes, en face des horizons vides, déblayés pour un temps de tout l’écrasant chaos des granits. Et nous errons, plus libres et plus légers autour de nos tentes, dévisageant au crépuscule ces Bédouins, plus sauvages, plus faméliques et plus sombres, qui composent notre caravane nouvelle.

Quand vient la nuit d’étoiles, les sables gardent cette teinte chaude et rousse, d’une finesse exquise, que nous avions oubliée et sur laquelle les chameaux, les broussailles, font un semis de taches obscures. Nos Bédouins s’asseyent en rond autour de leurs feux, et les flammes claires, les blanches fumées chargées d’aromates montent vers la voûte bleu noir, où passe obliquement la lumière zodiacale, où scintillent des constellations comme rapprochées de la terre, ou vues au travers de miroirs exagérants. Alors, dans les groupes immobiles, la musette commence à gémir et un chœur rauque est entonné à voix basse ; musique sans âge, comme en devaient faire ici les plus primitifs bergers, et qui tremble, hésitante et grêle, dans du silence trop grand…