Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 68-76).
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XV

Dimanche, 4 mars.

Déjà nous sommes faits à « la demeure de la solitude », au dédale de ses petites constructions, montantes ou descendantes et comme volontairement enchevêtrées.

Et nous démêlons mieux cet ensemble : en somme, un carré, de soixante-dix à quatre-vingts mètres de côté, espèce de puits profond, avec des remparts à défier les assauts et les siècles, et, au milieu, cette merveilleuse châsse de granit recouvert de plomb, qui est la basilique.

Entre les remparts et l’église, s’étage au hasard l’amas secondaire des petites constructions en pisé, en bois, en plâtre, sorte de village oriental, tassé dans un rien d’espace et habité par des vieillards muets qui sont gardiens de reliques millénaires. De temps à autre, près de l’église immuable, les maisonnettes de terre battue s’effondrent, et on les rebâtit pareilles, sans plus de soins, par les mêmes procédés primitifs. Elles n’ont de particulier, d’ailleurs, que leur antiquité et leur rudesse, avec pourtant, çà et là, de petits détails exquis : une vieille porte de travail copte, en marqueterie de cèdre et d’ivoire ; une vieille fenêtre découpée à festons sarrasins ; un vieux marbre arabe finement ciselé.



Il y avait eu cette nuit grands sifflements de vent et tourmentes de neige. Mais tout s’est apaisé avant le lever du jour.

Et ce matin, le synamdre et les cloches du dimanche tintent dans un air immobile, appelant les moines à la basilique. Lorsque nous ouvrons nos portes sur notre véranda suspendue, le soleil d’Arabie, très radieux, très chaud, est là pour égayer et éblouir. Des coqs chantent dans le jardin muré, un chien aboie ; il y a presque des musiques de vie, qui vibrent et s’allongent en échos, entre les parois des granits géants. Et un charme de printemps, bien inutile et étrange sur cette demeure de fantômes, plane dans l’atmosphère attiédie. Il fait presque chaud, malgré la neige encore amoncelée dans les recoins d’ombre.



Après la liturgie, le Père Daniel vient à nous. Son français, appris en deux mois dans un livre, est enfantin encore ; il conjugue toujours les verbes rapidement et à voix basse, avant de s’en servir. Me montrant une peau fraîche de panthère qui sèche au soleil : « Cela, monseigneur… » Puis il se dépêche de conjuguer à voix basse : « Je mange, tu manges, il mangé, nous mangeons, etc. », et reprend, sûr de lui-même : « Cela, monseigneur, il mangé chameau ! Oui, oui, cela petit, il mangé chameau ! » Elles sont nombreuses, ces bêtes, nous dit-on, dans la partie du désert où nous allons nous engager maintenant.



La basilique, d’où les moines viennent de sortir, est remplie ce matin de tout l’encens du dimanche, qui flotte encore, en léger nuage gris, à mi-hauteur de colonnes. Nous y trouvons le Frère au beau visage de cire et aux longs cheveux en boucles, qui nous avait ouvert l’autre jour la crypte sainte, et qui est un des rares jeunes hommes de la communauté.

Avec une lenteur hiératique, il s’occupe à rallumer des veilleuses dans des lampes d’argent. Sa pâleur, ses yeux d’illuminé inspirent presque une crainte religieuse, tant il ressemble, sur ces fonds d’ors atténués par les siècles, à quelque image byzantine du Christ, qui aurait pris vie… Oh ! l’étrange figure d’ascète, rayonnante et grave, dans le nimbe d’une chevelure rousse épandue magnifiquement !… Et bientôt, la ressemblance s’accentuant par degrés, dans ce milieu propice au rêve, on dirait, non plus une icône animée, mais le Christ lui-même, le Christ occupé humblement à d’humaines besognes, parmi des objets si anciens qu’ils contribuent à donner l’impression de son temps…

Il n’est cependant qu’un simple frère, voué aux petits soins inférieurs de l’église et à l’entretien du feu. C’est lui qui patiemment nous montre en détail le sanctuaire, découvrant les marbres, les mosaïques, les icônes d’argent et d’or, soulevant les housses de vieux brocart dont ces choses sont enveloppées.

Dans le lieu du tabernacle ensuite, c’est encore lui qui, sur la prière du Père Daniel, nous ouvre les deux grandes châsses d’argent envoyées jadis par un empereur de Russie. Elles ne renferment que des ornements d’église, des étoffes du xiie et du xiiie siècle, des vases et des croix d’ancienne orfèvrerie.

Mais, d’une troisième châsse qui est en simple marbre, il retire, pour nous les montrer, deux coffrets massifs d’or ciselé qui contiennent des reliques plus sombres. Dans l’un, la main desséchée et noire de sainte Catherine, qui pose avec ses bagues et ses bracelets sur un coussinet de soie. Dans l’autre, la tête de la sainte, que couronne un diadème de pierres précieuses, débris effroyable entouré de ouate et sentant le natrum des momies… Et puis, pour des années sans doute, on referme tout cela soigneusement ; le lourd couvercle en marbre de la châsse est tiré de nouveau sur les deux coffrets d’or, et une housse, faite d’un exquis brocart rose, est jetée par-dessus.

Tandis que le moine se penche, pour rectifier les plis de l’étoffe autour de cette forme de cercueil, les boucles de ses cheveux tombent sur la soie magnifique, et on a l’impression de contempler un Christ ensevelisseur…



Avant de nous éloigner dans le désert, nous voulons revoir la crypte du buisson ardent — et nous entrons là une dernière fois, pieds nus, traînant sur les tapis nos dalmatiques blanches.

Tout y est tel qu’hier, et qu’il y a mille ans. La toute petite fenêtre, profonde comme une percée de remparts, envoie sa même lueur, à travers ses archaïques verrières, sur les faïences et les orfèvreries des murs. Les saints, les martyrs, regardent de même, du fond de leurs auréoles de pierreries et d’or. Et, à nos yeux, ce moine aux longs cheveux roux et au beau visage pur, est devenu tout à fait le Christ, — le Christ, en simple robe noire au milieu de ces richesses amoncelées, qui est là près de nous, qui vit et se meut ; sa présence ne surprend même plus, dans ce cadre des premiers siècles, évocateur d’ombres saintes…



Un autre lieu de spectres et de poussière est une salle demi-obscure, attenante à cette bibliothèque des parchemins grecs où sont conservés les évangiles écrits par l’empereur Théodose. Salle de travail, pour les moines et leurs visiteurs. Par des arceaux en plein cintre, elle s’éclaire vaguement à la mode mauresque sur une cour intérieure ; une admirable fontaine persane en marbre y est posée comme chose perdue, et les sièges dont on se sert là, comme d’objets courants et vulgaires, sont de ces fauteuils du moyen âge en forme d’x qui seraient des pièces de musée. Des portraits de saints et d’évêques, peints à la manière des primitifs, sont accrochés aux murailles, et, par d’autres arceaux, on communique avec de petits oratoires absolument ténébreux, au fond desquels des lampes brûlent — recoins de mystère et de mort, emplis d’étranges reliques des vieux âges. Tout cela a des aspects d’abandon, de délabrement irrémédiable ; tout cela est petit, contourné, étouffé par manque d’espace entre les écrasants remparts — et la neige fondue tombe goutte à goutte des plafonds, imitant le suintement des cavernes.



Cependant au-dehors, le soleil resplendit, toujours plus chaud. Il y a vraiment comme un silence et un repos du dimanche planant aujourd’hui sur le couvent sonore, tandis que les vieux toits se dépouillent peu à peu du suaire blanc que les dernières nuits y avaient jeté. Elles fondent, les neiges ; tous les chats sont sortis, cherchant les recoins secs, bien ensoleillés, et un moine, qui est centenaire et affranchi de la discipline, se promène avec eux, tout courbé sous sa longue chevelure blanche, marmottant de continuels chapelets.

En bas, au pied des grands remparts, dans les tristes jardins murés, on a une impression de printemps oriental ; les oliviers gris, les amandiers tout blancs de fleurs et les poiriers tout roses se détachent en nuances fraîches et claires sur ces implacables fonds de granit rouge, dentelés, striés, qui remplacent ici le ciel — le ciel si haut monté qu’on l’oublie… Et il est singulier, ce printemps-là, qu’on sent venu uniquement pour ce jardin artificiel et pour ce cimetière planté d’arbres, puisque nulle part ailleurs il ne trouvera rien à reverdir, dans l’infini des sables et des pierres mortes…



C’est notre dernier jour ici. Au soleil couchant, nous montons, comme chaque soir, sur ses plus hautes terrasses d’où l’on aperçoit, par une fissure entre les granits immenses, un coin d’horizon. Cette fois, c’est pour interroger des yeux la petite échappée visible de ce désert où nous retournerons demain : le ciel là-bas est calmé, tranquille, pur, et aucune tempête nouvelle n’est à prévoir de ce côté, pour notre départ.



Dans la partie du couvent que nous habitons, notre présence a jeté un peu de vie. Les moines ascètes, qui ne pouvaient nous offrir que le gîte et non la table, nous ont permis de faire entrer nos domestiques syriens et d’apporter nos provisions de route.

Ce soir, en particulier, nos gens se livrent à de grandes cuisines et rôtissent un agneau acheté aux Bédouins d’en bas, car le Père Daniel et le Père Économe doivent partager notre dernier souper — pour l’adieu, qui sera vraisemblablement éternel…