Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 64-67).
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XIV

Samedi 3 mars.

Encore un vent glacé, qui balaye le ciel étincelant de lumière. Cependant nous voyons fondre peu à peu la neige aux plis des rouges granits surplombants.

Dans nos chambrettes pauvres, où ce vent filtre par tous les joints des vieux bois, il fait un froid mortel. Et nous préférons employer dehors nos heures de retraite, à errer sur les petites terrasses ou sous les petites voûtes, dans les petits escaliers ou le long des petites galeries très vieilles qui mènent aux minuscules chapelles des anciens âges. Le silence est inouï ; on est dans des ruines, chez des morts. Et comme cette nécropole gît à deux mille mètres de haut, au milieu de contrées dépourvues de toute vie humaine ou animale, l’air qui y passe est irrespiré, presque vierge.

À longs intervalles seulement, le va-et-vient espacé de quelques moines silencieux, dont les uns glissent au-dessus de nous, les autres au-dessous, et qui se hâtent de se terrer, par des portes comme des chatières, dans des niches en pisé rougeâtre — vieillards aux longues chevelures, ayant l’aspect de troglodytes qui rentreraient dans des trous de cavernes.

Des chats font comme nous ; errant sans bruit sur les petits toits abrités, sur le haut des petits murs, ils cherchent un peu de ce chaud soleil qui, de si bonne heure, va disparaître derrière les effrayantes masses de granit d’en haut.

Quel isolement ici, et quelle paix sépulcrale, avec la sensation de n’avoir autour de soi, de tous côtés et indéfiniment, que le linceul du désert !



À certaines heures du jour ou de la nuit : Pan ! pan ! pan ! pan ! Un moine, dans le clocher, frappe avec une mailloche, d’une façon spéciale et bizarrement rythmée, sur une longue pièce de bois qui est là suspendue — morceau de quelque arbre contemporain des empereurs grecs. C’est le synamdre, instrument des temps passés, dont l’usage vint aux églises des premiers siècles, quand la tyrannie sarrasine interdisait le branle des cloches. Il a des sonorités sèches, tristes comme un bruit de heurt d’ossements ; et les coups, tantôt séparés, tantôt réunis deux à deux, tantôt lents et tantôt rapides, suivant d’immuables règles âgées de plus de mille ans, semblent un mystérieux langage d’initiés.

À l’appel du synamdre, ils sortent, les moines, de leurs petits oratoires, de leurs petites cellules, d’en haut, d’en bas, de tous leurs pauvres trous en pisé croulant ; une vingtaine environ, pour la plupart vieux et cassés, avec de longs cheveux blancs, de longues barbes blanches traînant sur des robes noires ; ils se dirigent vers l’escalier de la basilique, passent les étonnantes portes de cèdre et entrent à pas lents dans l’incomparable sanctuaire.



Le soir, comme les captifs dans les citadelles de jadis, nous nous tenons sur un angle avancé des hauts remparts, — le seul d’où l’on ait une échappée de vue sur le lointain désert de sable, par une baie entre les masses de granits enveloppantes.

Et nous regardons de grosses nuées noires arriver du fond de cet horizon sinistre. Un vent gémissant les chasse vers nous, de là-bas ; elles montent très vite, assombrissant le ciel et chargées de neiges encore pour la nuit.

C’est l’heure du coucher du soleil et les portes de la forteresse se ferment, en bas, sous nos pieds, nous séparant de toute la froide désolation d’alentour.

Puis les moines viennent nous avertir, en nous souhaitant bonne nuit, qu’une caravane partira demain matin, après la liturgie, pour le petit port de Tore et prendra, si nous voulons, nos lettres pour le monde habité.