Le Désert (1895)
Calmann-Lévy (p. 56-63).
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XIII

Il y a d’autres chapelles encore, où l’on nous mène par les petits escaliers et les petites voûtes ; étroites, obscures, mystérieuses, elles sont nichées çà et là dans des recoins du vieux dédale, parmi les cellules sordides et les gîtes de misère. Elles renferment toutes d’étonnantes choses archaïques, dont les années, les vers, la moisissure auront bientôt fait de la cendre.

Il y a des bibliothèques aussi, grandes au plus comme des cabines de navire, mais ne contenant que d’uniques et introuvables œuvres. Celle-ci, remplie de manuscrits syriaques ; celle-là, de manuscrits grecs contemporains de Byzance, vieux parchemins sans prix, enluminés patiemment dans le silence des palais ou des cloîtres, livres écrits de la propre main de saint Basile ou de saint Chrysostome, évangiles calligraphiés par l’empereur Théodose… Et la poussière les ronge de siècle en siècle ; et la neige des hivers, qui fond sur les toits, y dessine des taches noires, en suintant — comme aujourd’hui — à travers la pourriture des plafonds.



Sortis de l’humidité glacée des cloîtres et des chapelles, nous allons nous promener autour des remparts, sur les chemins de ronde, sur les hautes terrasses blanchies à la chaux où le soleil d’Arabie flambe et brûle, malgré le vent cinglant et malgré la neige voisine.

La vue plonge de là-haut sur des précipices de granit rouge, au fond desquels, dans l’ombre froide, sont attroupés une centaine de Bédouins en haillons noirâtres, affamés venus des lointains du désert : c’est que tout à l’heure va se faire la distribution de pain, qui a lieu trois fois par semaine. Jamais, jamais les moines ne laissent un Bédouin franchir les portes étroites du couvent, de peur, sans doute, qu’il n’en aperçoive les richesses. Mais deux frères d’ordre inférieur se tiennent dans l’une des guérites avancées qui surplombent les précipices — et qui jadis, au temps où les portes ne devaient jamais s’ouvrir, servaient à hisser les pèlerins dans des paniers. — Ces frères, quand l’heure des aumônes est venue, font descendre une corde, qui court dans une poulie ; les Bédouins alors se précipitent, y attachent chacun un vêtement, et on remonte aussitôt ce paquet énorme de guenilles. Puis un des moines, prenant au hasard une loque, l’agite au-dessus de l’abîme, en demandant :

— À qui ce burnous ?

— À moi ! répond une voix d’en bas.

— Combien êtes-vous dans la famille ?

— Sept !

On enveloppe sept pains noirs dans le burnous, et de trente pieds de haut, on le rejette au-dehors… Ainsi de suite, jusqu’au dernier.

Pauvres gens de l’ombre d’en dessous, aux têtes sauvages et aux yeux de convoitise, nous devons leur sembler des princes des Mille et une nuits, nous promenant en vêtements de soie dans le soleil d’en haut. Mais ces grands murs protecteurs ne nous séparent pas d’eux pour bien longtemps. Déjà nos tentes et nos bagages, restés dehors, nous semblent trop à leur merci, — et nous leur serons bientôt livrés nous-mêmes, quand nous recommencerons notre vie nomade dans une direction moins fréquentée et moins sûre.



C’est ici et c’est aujourd’hui que nous devons prendre un parti définitif au sujet de notre passage par le désert de Pétra.

Et cela donne sujet à de longs conciliabules avec notre guide, avec les Arabes de notre escorte et avec les prudents moines de ce couvent, — discussions de Babel où se parlent le grec, l’arabe, le turc, le français et l’anglais. Le tout se complique de l’interdiction aux Bédouins de pénétrer dans le monastère ; les nôtres tiennent donc leur conseil particulier en bas, dans le chaos des rochers rouges, assis en rond sur le granit, et, chaque fois qu’on a besoin de leur demander un avis ou de leur communiquer une idée nouvelle, il faut descendre quatre à quatre, par la série des petits escaliers croulants, et franchir les triples portes des remparts.

Enfin, voici notre décision prise : le plus fidèle de nos Bédouins va partir ce soir, sur le plus rapide de nos dromadaires, pour aller trouver le cheik rebelle. Il lui portera la lettre du séïd Omar, une autre d’un saint hadji de la Mecque, qui nous recommande à sa bienveillance, et une troisième que je lui adresse moi-même, lui demandant s’il consentira à nous laisser passer, quelle rançon il exigera de nous et combien de jours il nous retiendra dans sa tribu.

Ce Bédouin, réputé sûr, est, en outre, chargé de lui dire que nous voulons une réponse écrite, signée de lui et scellée de son sceau ; que nous attendrons cette réponse ici, derrière les murs du couvent ; que, si elle est mauvaise, nous retournerons à Suez, renonçant au désert arabe, pour nous rendre à Jérusalem par mer. Mais ces derniers points sont ruses et mensonges, car nous quitterons le couvent dans trois jours pour aller au-devant de notre messager (qui demande six journées et sept nuits pour accomplir son voyage) et l’attendre en un point convenu, à trois étapes d’ici, au croisement de deux vallées, qui vont, l’une vers Pétra, l’autre vers Nackel. Si la réponse est mauvaise ou si le messager ne revient pas, nous obliquerons de là sur l’oasis de Nackel, pour contourner les territoires du grand cheik sans qu’il se doute de notre passage.



Nous voilà donc, pour trois jours de plus, les hôtes du couvent funèbre que nous pensions quitter demain matin. Cette décision prise, nous avons une impression de paix et d’attente mélancolique, dans cette « demeure de la solitude » qui va rester la nôtre pour tant d’heures encore.

Cherchant le dernier soleil de la journée, nous allons errer sur les plus hauts remparts. Quatre heures à peine, et déjà ce soleil va disparaître derrière les effrayants granits qui encombrent le ciel, écrans monstrueux découpés au-dessus de nos têtes avec une netteté si dure, dominant et écrasant tout.

Il se cache, le soleil, masqué subitement par l’une de ces vertigineuses dentelures de roches, et aussitôt l’ombre nous envahit, très froide, tandis que la dentelure pareille d’en face demeurera longtemps encore éclairée, fulgurante, vue de la demi-obscurité où nous sommes, et d’un rouge presque infernal sur le bleu cru du ciel.



Le père Daniel, qui a fini ses devoirs religieux, vient alors nous proposer de descendre avec lui dans les jardins, et nous nous enfonçons une fois de plus dans cette sorte de puits, qui est le monastère, pour sortir de ses murailles. Il fait de plus en plus froid ; il faut se draper et tenir à deux mains ses burnous, que le vent tourmente.

Les jardins, peu à peu gagnés sur l’aridité de la montagne, sont en terrasses successives, entourés, eux aussi, de grands murs, mais non fortifiés ; en cas de siège, évidemment, on les abandonnerait. Il y pousse des cyprès, des oliviers, des vignes, quelques citronniers, aux feuilles roussies par la grêle et la neige. Sous de vieux arbres est une sorte d’enclos désolé que le moine, dans son français étrange, appelle la mortification : c’est le cimetière de la communauté, où dorment pêle-mêle, dans un renoncement suprême, des morts sans personnalité et sans nom. Nous sommes déjà en plein crépuscule ici, tandis que sur nos têtes les granits surplombants et menaçants baignent encore dans le soleil. Il fait si froid qu’il faut rentrer…

Avant de franchir de nouveau les remparts énormes, nous nous arrêtons pour regarder la première des petites portes basses, au-dessus de laquelle s’avancent les guérites de pierre pour jeter sur les assaillants l’eau et l’huile bouillantes ; elle est surmontée de deux plaques de marbre, disant, l’une en grec, l’autre en syriaque, que ce couvent fut construit, en l’an 550, sous le règne de Justinianus, imperator.

Nous rentrons décidément. Il est temps, d’ailleurs, car les trois portes de fer doivent toujours être verrouillées avant la nuit. Tandis que nous regrimpons par les petits escaliers et les petites rampes disjointes, le père nous conte les sièges que ce couvent a subis, les années sarrasines accourues du nord et de l’Orient, les Bédouins en hordes attroupés sous ces murs pour essayer de piller les saints trésors… Et, devenus tout à fait des hommes du moyen âge, nous montons, si haut que nous pouvons monter, pour regarder, des terrasses couronnant les remparts, notre messager qui s’éloigne, à longues enjambées de chameau, dans le désert…

Puis la nuit vient, amenant un excès de silence.

Et nous regagnons nos chambrettes pauvres, où la lueur des veilleuses, devant les icônes, est agitée par de petits souffles glacés.